mercredi, avril 22, 2015

Petit manuel du parfait réfugié politique, Mana Neyestani








Petit manuel du parfait refugié politique


de Mana Neyestani, traduction de Gabriel Colsim, lettrage de Hélène Duhamel.

Format : 13x20 cm, broché 144 page et couleurs
 Prix de vente : 14 euros
 ISBN : 978-2-36990-210-2

Après Une métamorphose iranienne, dans lequel l’auteur racontait avec retenue mais aussi une pointe de cynisme et d’humour son exil d’Iran, c’est à Paris que se déroule le nouvel ouvrage de Mana Neyestani. Suite à son arrivée en France début 2011, Mana et sa femme entament rapidement des démarches pour devenir réfugié politique. Après avoir testé de première main l’infernal système répressif iranien, Mana se trouve alors confronté à un univers certes beaucoup moins violent mais tout aussi kafkaïen pour les demandeurs d’asile, celui de l’administration française. Après un an et demi de tracasseries éreintantes, il parvient finalement à obtenir le statut tant convoité, ce qui en dit long sur les difficultés que peuvent rencontrer les demandeurs d’asile qui, pour la plupart, n’ont pas un dossier aussi documenté que le sien. Il décide alors d’en tirer un livre, entre bande dessinée autobiographique, autofiction et dessin de presse. 
Mana Neyestani raconte le quotidien d’un apprenti réfugié politique dans la ville-lumière, les tracasseries administratives poétiquement mises en scène, les fameux parisiens dont la réputation n’est plus à faire... Un Petit manuel du parfait réfugié politique à l’humour sec et tranchant. 
Né à Téhéran en 1973, Mana Neyestani a une formation d’architecte, mais il a commencé sa carrière en 1990 en tant que dessinateur et illustrateur pour de nombreux magazines culturels, littéraires, économiques et politiques. Il devient illustrateur de presse à la faveur de la montée en puissance des journaux réformateurs iraniens en 1999.
 En 2000, il publie son premier livre d’illustrations, Kaaboos (Cauchemar). Le héros, M. Ka, est aussi le personnage principal de Ghost House (2001) et M. Ka’s Love Puzzle (2004). Catalogué comme dessinateur politique, Neyestani est ensuite contraint de faire des illustrations pour enfants. Celle qu’il a faite en 2006 a conduit à son emprisonnement et à sa fuite du pays. Entre 2007 et 2010, il vit en exil en Malaisie, en faisant des illustrations pour des sites dissidents iraniens dans le monde entier. Dans la foulée de l’élection frauduleuse de 2009, son travail est devenu une icône de la défiance du peuple iranien. 
Mana Neyestani a remporté de nombreux prix iraniens et internationaux, plus récemment, le Prix du Courage 2010 du CRNI (Cartoonists Rights Network International ). Membre de l’association Cartooning for Peace, il a reçu le Prix international du dessin de presse, le 3 mai 2012, des mains de Kofi Annan. Mana Neyestani est réfugié politique en France depuis 2011 et vit à Paris avec sa femme.

vendredi, avril 17, 2015

La fin d'une belle histoire franco-kurde ?


Moyen Orient nº 26 : "Kurdistan (s) : une nation, des États ?"



Pour de nombreux analystes, le « moment kurde » est enfin arrivé. Serait-il temps d’accorder à ce peuple un État dans les frontières que lui seul décidera, sans l’intervention de forces étrangères qui, tout au long du XXe siècle, n’ont pas tenu leurs promesses ? Si le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, cher aux Nations unies, vient à l’esprit, il semble ne pas s’appliquer pour le Kurdistan. Depuis des siècles, les frontières se révèlent poreuses entre les différentes parties de cette région divisée principalement entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. Mais les inimitiés entre Kurdes restent fortes et anciennes. Il suffit de s’intéresser aux relations entre les partis politiques dominants pour le comprendre – en Irak, par exemple, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) sont allés jusqu’à se faire la guerre dans les années 1990. L’unité n’est pas de mise pour l’avenir du peuple kurde. Sur le terrain, chaque grande famille tient à son pré carré, à ses privilèges, à l’image du film My Sweet Pepper Land (2013), de Hiner Saleem, dans lequel une enseignante et un shérif affrontent les « lois ancestrales » des puissants locaux. 
Le rêve étatique d’un Kurdistan indépendant est en partie réalisé en Irak, où le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est souverain de facto. Le clan Massoud Barzani, du nom du président de l’entité depuis 2005 et fils du chef historique Mustafa Barzani (1903-1979), le fait bien comprendre au monde : la région est considérée comme la seule capable d’accueillir une économie et une politique stables à long terme, alors que l’Irak et la Syrie sont en pleine déliquescence. Faut-il pour autant en conclure que toutes les terres kurdes, notamment de Turquie, seront gouvernées depuis Erbil ? Les autorités turques ne l’accepteront jamais, même si des négociations de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sont en cours et si leur chef, Abdullah Öcalan, appelle à la fin de la rébellion depuis sa prison. Les Kurdes de Turquie inscrivent leur avenir au sein de la république, avec plus d’autonomie, et non dans le rattachement, d’une manière ou d’une autre, à Erbil. Le GKR n’a d’ailleurs jamais eu de vision expansionniste chez ses voisins turcs. En Syrie, si les Kurdes sont politiquement dépendants du PKK, à travers la formation sœur du Parti de l’union démocratique (PYD), ils tentent eux aussi de s’organiser dans les frontières existantes. 
Le Moyen-Orient est sans doute entré dans un « moment kurde », les conditions y sont favorables, même si le processus est ancien et issu de longues années de répression et de combat. Les Kurdes présentent des aspirations similaires, mais ne s’exprimant pas dans un espace commun et unique. Si plusieurs entités autonomes kurdes apparaissent, sur le modèle du GRK, quelles seraient les relations entre elles ? Et entre les populations, avec les autres ? De bonnes questions à poser aux dirigeants de partis se définissant comme « nationalistes ».
DOSSIER KURDISTAN(S)
Le peuple kurde : identité nationale et divergences politiques
Entretien avec Martin van Bruinessen
Irak : Daech contraint les Kurdes à revoir leurs alliances
par Hosham Dawod
Repères société : Le désarroi de la jeunesse kurde d’Irak
par Maria Fantappie
Villes du Kurdistan d’Irak : une multiplicité d’identités et de patrimoines
par Caecilia Pieri
La politique kurde de l’AKP : chimère ou réalité ?
par Jean Marcou
Les Kurdes à Istanbul : une communauté inexistante ?
par Jean-François Pérouse
Repères culture : Politiques culturelles et diversité de la scène artistique kurdes en Turquie
par Clémence Scalbert-Yücel
Au-delà de la « bataille de Kobané » : la société civile kurde de Syrie en sursis
par Jordi Tejel Gorgas
Kurde et combattante : une émancipation des femmes par la guerre ?
par Olivier Grojean
La terre et l’eau au cœur des stratégies de pouvoir
par Pierre Blanc



mercredi, avril 15, 2015

1201-2015 : Vie et mort du minaret de Sindjar

Friedrich Sarre, source Archnet


Le 23 mars, des agences de presse locales et des sources émanant de Peshmergas ont fait part de la destruction du minaret médiéval  de Sindjar par des groupes de Daesh, lors d’une attaque contre les troupes kurdes dans cette ville. Selon Iraqi News, des terroristes de l’État islamique ont fait sauter ce minaret, ainsi que des bâtiments adjacents.

Selon les témoignages sur place, il ne s’agit pas de dégâts collatéraux s’étant produit lors d’un échange de feu, mais d’une action délibérée de Daesh, dont les militants ont rempli la base de ce minaret d’un grand nombre d’explosifs avant de le faire sauter, ainsi que des habitations du centre-ville, appartenant toutes à des yézidis.

La destruction du minaret a été rapidement confirmée par le commandant de la 4ème brigade de Peshmerga déployée à Sindjar, Issa Zeway, indiquant que les destrictions à l’explosif perpétrées par l’EI dans ce secteur avaient commencé dès l’aube. 

Siyamend Hemo, un membre d’une milice locale yezidie, a également confirmé la destruction au journal Ara News.

Le minaret de Sindjar était le plus ancien monument de la ville, avec la tombe de Sayida Zeynab, détruite, elle, en août 2014, dès la prise de la ville par Daesh. Mais si les tombes et les lieux de pèlerinage impliquant de pieux personnages – même de l’islam – ou des prophètes – comme le mausolée de Jonas à Mossoul –, ont été détruits comme impie par Daesh, le minaret de Sindjar, même si les yézidis l’ont utilisé pour leurs propres cérémonies, est un monument on ne peut plus « orthodoxe » du point de vue de la stricte sharia sunnite, puisqu’il faisait partie d’une madrassa (hanafite ou shaféite) maintenant disparue, fondée par l’atabeg de Mossoul Qutb ad Din Mahmud Imad al Din ibn Aqsunqur Zangi. Le minaret lui, est plus ancien, et a peut-être été érigée sous la dynastie arabe des Uqaylides, entre 990 et 1095. Il fut restauré sur ordre de l’atabeg zangide, comme l’atteste une inscription portant la date de 598 H/1201-1202.

Ce minaret était, en tout cas, caractéristique de cette architecture de la Djezireh médiévale, avec son appareil de briques et de gypse (djuss) et son tronc cylindrique (dont le sommet s’était effondré) sur une base octogonale (qui avait été restaurée dans les années 1960). Cinq pans de cette base seulement étaient décorés, 3 autres pans étant laissés à nu, sans doute parce qu’ils étaient attenants à la madrassa ou englobés dans les deux murs du bâtiment, murs dont les traces pouvaient être encore relevées au début du XXº siècle. Le décor de chaque pan consistait en un rectangle souligné par une frise de briques, encadrant deux niches superposées en étage, ayant la forme d’un arc persan lui-même surmonté d’un décor de briques évoquant deux pseudo-colonnettes à linteau droit. 


Friedrich Sarre, Archnet



L’intérieur du minaret ne présentait aucune trace d’un escalier intérieur, ce qui laisse supposer qu’on accédait au balcon par le toit de la madrassa, même s’il était percé d’une porte au nord.



Minaret de Sindjar, Max van Berchem, 1911


Le grand spécialiste allemand de l’épigraphie et de l’architecture musulmane, Max Van Berchem avait tracé, en 1911, un dessin et des plans fort précis de sa structure et ses motifs, alors qu’il était en bien meilleur état. Le non moins célèbre historien d’art islamique britannique, K. A. C. Creswell, le mentionne également dans son étude sur l’évolution du minaret islamique, le citant avec celui bâti sous Gökburi à Erbil (qui existe toujours, dans le Minare Park, et qui était lui aussi attenant à une madrassa) comme exemples pionniers en Mésopotamie de ces minarets cylindriques sur base octogonale (solution plus "élégante" selon Creswell, que les bases carrées), dont on voit le premier exemple connu à Ispahan en 1107, et qui apparaît pour la première fois à Erbil entre 1148 et 1190 et à Sindjar en 1201. 


Minaret d'Erbil, Max Van Berchem, 1911


Le décor était non figuratif, avec une inscription courant sur la base du balcon séparant la base octogonale du cylindre et les petites niches contenaient un décor d’étoiles à 8 branches. Austen Layard mentionne des traces de carreaux colorés (probablement à glaçure turquoise). Trois des niches comportait la Fatiha (la sourate d’ouverture du Coran, ce qui laisse penser que les vaillants djihadistes de Daesh ne sont guère versés en épigraphie coufique pour avoir fait exploser leur propre livre sacré.

Au-dessus du balcon, la partie supérieure cylindrique comprenait des ouvertures en  forme d’arc brisé, sous d’autres frises à décor géométrique (frises grecques, étoiles à huit branches, losanges imbriqués).

En plus de faire l’objet de relevés portant sur l’étude d’histoire de l’art islamique, le minaret de Sindjar fut mentionné, admiré et photographié par de nombreux voyageurs occidentaux, comme Sir Austen Henry Layard en 1850 (l’artiste Frederick Cooper le dessina lors de sa deuxième expédition), qui le décrit comme un splendide minaret, de très belles proportions malgré son sommet manquant ou Gertrude Bell qui le photographia en 1911. 


Le minaret de Sindjar était donc un des derniers vestiges de ce que fut la beauté architecturale de Sindjar, que l’historien persan Al-Qazwini avait surnommé « le petit Damas ». Il est paradoxal que les monuments à l’origine musulmans de la ville ont été respectés par sa population yézidie, qui les a intégrés à son propre patrimoine, et que c’est sous les coups de prétendus combattants du Djihad que disparaît un des jalons importants de l’architecture islamique médiévale en Djezireh.

Lire aussi Sindjar, Encyclopédie de l'islam, Leyde, 2005.

Max Van Berchem, Archäologische Reise im Euphrat- und Tigris-Gebiet, von Friedrich Sarre und Ernst Herzfeld. Mit einem Beitrage Arabische Inschriften, von Max Van Berchem, 1911

mardi, avril 14, 2015

Taxi Téhéran


Sortie mercredi 15 avril 2015, Taxi Téhéran, de Jafar Panahi :

Installé au volant de son taxi, Jafar Panahi sillonne les rues animées de Téhéran. Au gré des passagers qui se succèdent et se confient à lui, le réalisateur dresse le portrait de la société iranienne entre rires et émotion...
"Je montais les images chaque soir à la maison. Ainsi, à la fin du tournage j’avais déjà un premier montage. Je faisais un back up à la fin de chaque jour de tournage et je le mettais en sécurité dans des endroits différents". Jafar Panahi.



jeudi, avril 02, 2015

De Dolmabahçe à Süleyman Şah Türbesi, Öcalan recadre historiquement les Kurdes










En février dernier, Abdullah Öcalan avait appelé sa guérilla à déposer les armes, et présenté « dix points » considérés comme « essentiels » pour la résolution de la question kurde en Turquie. La teneur très inconsistante et plus que floue de ces dix articles n’a pas été éclaircie dans le message lu au Newroz par les responsables du parti HDP. Le seul point clair est l’appel au désarmement du PKK.  Pour le reste, plus ne rien ne subsiste des anciennes revendications culturelles, linguistiques et bien sûr politiques, au moins au niveau régional. Il y a aussi impasse totale sur la fameuse confédération démocratique ou autonomie démocratique qui avait fait tâche d’huile au Rojava.

Pour comprendre le nouvel esprit du Newroz 2015, il est intéressant de comparer mot pour mot la teneur, les thèmes et la mythologie inspirant les deux discours « historiques » devant amener la retraite et finalement la capitulation du PKK, entre celui de mars 2013 et celui de cette année.

Pour commencer, le cadre historique, voire civilisationnel, dans lequel Öcalan a inscrit ses deux discours, change du tout au tout :  Le premier s’adressait à l’aire culturelle du Nerwoz, c’est-à-dire tout le Moyen-Orient et l’Asie centrale, et, dans un éloge de la Mésopotamie, replaçait le peuple kurde dans un vaste ensemble oriental où, aux côtés des Arabes, des Perses, des Turcs, ils étaient sommés de se dresser contre « l’impérialisme occidental », vu comme la source de tous les maux dont souffre l’ensemble de la région, Occident dont les « guerres de conquêtes et d’ingérence » auraient dressé les peuples entre eux en traçant les frontières des États-Nations : 

« Les mentalités colonialistes, négationnistes et répressives n’ont plus de raison d’être. Les sociétés du Moyen-Orient et de l’Asie centrale s’éveillent et reviennent à leurs origines. »

En somme, toutes les guerres d’extermination qu’auraient subies les Kurdes ne sont pas à mettre au compte des Arabes, des Turcs ou des Persans, mais à celui du post-colonialisme. C’était, au fond, un remix du « tiers-mondisme » en révolte contre l’impérialisme occidental, mais tiers-monde limité à un Orient musulman rêvé, essentialisé, qu’il invitait à revenir à un âge d’or tout aussi anhistorique, aussi pacifique que l’Eden :

« Cette civilisation antique et vieille de plusieurs millénaires, les Kurdes l’ont construite dans la fraternité avec diverses ethnies et religions, et y ont vécu dans la paix avec celles-ci. »

Et ce qui a donc mis fin à cette ère paradisiaque est l’invention politique du mal absolue : l’État-nation. En ceci, ce qu'il faut voir comme la cible principale : l’indépendance du Kurdistan, le séparatisme kurde, n'a pas varié.

Par contre, en 2015, les causes ou les responsables changent subtilement. Finie la grande fraternité des peuples d’Orient et d’Asie centrale, aux côtés des « politiques néolibérales imposées au monde entier par le capitalisme impérialiste » il y a leurs « collaborateurs despotiques régionaux » (comprendre : tous les États voisins que l’on veut, hormis la Turquie).

De même qu’en 2013, le moment où Öcalan choisit de délivrer ses discours est inévitablement qualifié de « stade historique » (en 2013 il s’agissait du « point où les idées et la politique doivent prendre les devants »), moment qui impose d’abandonner le recours aux armes : 

« La lutte jalonnée de souffrances menée par notre mouvement durant quarante ans n’a pas été vaine; mais elle a aujourd’hui atteint un stade qui implique un changement de forme. » 

Ce qui était déjà dit en 2013, quand il ne s’agissait que de retirer les troupes du PKK de Turquie : 

« Il est temps que les armes se taisent. Nous sommes arrivés à un point où les idées et la politique doivent prendre les devants. » 
Deux ans plus tard, un pas supplémentaire est franchi, au moins en paroles, puisqu’il est demandé au PKK non plus une retraite mais une capitulation (le mot n’est jamais prononcé, mais il s'agit, dans les faits de cela, hormis la reddition à l'ennemi, et encore). Cette défaite est pudiquement nommée « nouveau processus », ce qui ne fait que répéter le discours de 2013, même si l'on ne sait plus trop s’il s’agit du même processus qui n’en finirait pas de « débuter » : « Un processus essentiellement politique, social et économique débute » ; ou bien d’un autre, qui succéderait à son prédécesseur.

Quoi qu’il en soit, le «nouveau  processus 2015 » ne s’applique pas à l’ensemble des peuples du Moyen -Orient et de l’Asie centrale. Il s’agit ici d’un chapitre de l'histoire « turque »  proclamé « officiellement dans l’historique palais de Dolmabahce » et lu à Diyarbakir, qui n’apparait plus, maintenant, que comme une capitale provinciale recevant ses directives de la nouvelle Sublime Porte. Ni la population, ni la région sommées de s’incliner devant ce « firman » ne sont nommées, au contraire de 2013, où le « peuple kurde », et le « Kurdistan » revenait sans cesse : « les Kurdes », le « peuple kurde », les « sociétés d’Anatolie et du Kurdistan » (en plus des Arméniens, des Assyriens, des Arabes et des autres), sauf en tant que victimes de Daesh, c’est-à-dire parmi les populations vivant dans la « région », mais hors de Turquie.

Ce qui est demandé, cette fois, n’est donc plus le simple retrait mais la « fin de la lutte armée » à l’issue d’un Congrès qui, censé adopter à l’unanimité les nouvelles visées du leader, déchargerait en même temps ce leader de tout soupçon de trahison ou de reddition désastreuse pour les Kurdes, puisqu'étant censée exprimer la « voix du Peuple ». Au contraire du discours de 2013 qui appelait à une réconciliation des peuples kurdes et turcs, il ne s’agit plus de la guerre des Kurdes et des Turcs, mais de « la lutte armée menée depuis près de quarante ans par le PKK contre la République de Turquie ». Ainsi, en 2015, le processus de paix ne concerne plus que les Turcs et un mouvement politique sans particularité ethnique, qui pourrait tout aussi bien être le DHKPC ou tout autre mouvement d’extrême gauche ayant encore recours aux armes.

Après le congrès du PKK et son adieu aux armes, quel sera le programme ? 

« la construction d’une société démocratique jouissant d’une identité démocratique et fondée sur une citoyenneté libre et égalitaire garantie constitutionnellement, dans le cadre de la République de Turquie. » 

Exit donc la notion vaste et fumeuse de confédération du Moyen Orient ou « autonomie démocratique », sans États ni capitale que le PKK et le PYD n’a cessé de marteler aux oreilles des infortunés Kurdes syriens (et ensuite à celles des yézidis de Shingal). Il s’agit même de tirer un trait sur toutes les révoltes kurdes qui ont jalonné l’histoire de la Turquie moderne (et donc celle du Kurdistan  de Turquie) :
« Ainsi, nous laissons derrière nous les 90 ans de conflits qui ont marqué l’histoire de la République de Turquie, et marchons vers un avenir façonné par les critères de la démocratie universelle et fondé sur une paix véritable. »

Sur quels principes politiques doit s'appuyer cette paix ?  Ici revient le discours anti-États-nations, fruits de l'impérialisme capitaliste (même si le capitalisme de nos jours a plutôt tendance à être mondialisant mais apparemment, Öcalan a manqué une étape entre le XXe s. et le XXIe s. ). : 

« La réalité de l’impérialisme capitaliste, telle qu’elle se manifeste en particulier depuis un siècle, est la suivante: renfermer sur elles-mêmes les identités religieuses et ethniques, contrairement à leur essence, et les mettre en opposition sur la base du nationalisme de l’Etat-nation » 

Cette charge contre l’État nation, forme d'un complot capitaliste, était déjà présente dans le discours de 2013 : 

« La fondation de pays sur des bases ethniques et nationales unitaires fait partie des objectifs inhumains de la modernité capitaliste, et renvoient à la négation de nos origines. » 

Sauf qu’à l’époque, il s’agissait de dissoudre tôt ou tard tous les États existants, alors qu’en 2015, apparemment, l’État-nation est toujours le mal absolu, et c'est pour cela que les Kurdes doivent devenir (ou rester)  citoyens de la République de Turquie, État qui lui, ne dépend pas du tout d’un « nationalisme conflictuel, harassant et destructeur », comme on a vu.

La résistance de Kobanî est saluée en fin de discours, mais cette louange est tout de suite suivie par un éloge de « l’esprit d’Eşme », allusion directe au sauvetage des gardiens du tombeau de Süyleman Shah, auquel les YPG ont prêté assistance. Rappelons que tout le long du siège de Kobanî, le PYD, le PKK et le HPD n'avaient pas de qualificatifs assez forts pour condamner la collusion entre Daesh et la Turquie, et que la résistance de Kobanî fut présentée tout autant comme une victoire contre l'État islamique que contre Ankara. Je ne sais si placer les deux opérations militaires à la suite et sur le même plan a beaucoup plu aux YPG, mais ils vont en entendre d'autres dans les mois à venir.

Que peut recouvrir la seule phrase qui exprime à peu près concrètement les nouvelles revendications d’Abdullah Öcalan concernant le peuple dont on ne doit plus prononcer le nom à Diyarbakir ?
« une citoyenneté libre et égalitaire garantie constitutionnellement, dans le cadre de la République de Turquie. »

Des droits linguistiques, culturels, administratifs ? passés à la trappe, semble-t-il. Plus aucune allusion à l’usage de la langue kurde dans l'’enseignement, et encore moins à l’enseignement des enfants en langue kurde, les identités religieuses et ethniques étant vues comme nuisibles (au passage, les églises syriaques qui réclament les même droits que les églises grecques et arméniennes en Turquie apprécieront) ; plus d'auto-administration locale, pas de particularisme culturel (la Turquie maintenant peut se permettre d’interdir la tenue traditionnelle des Kurdes, vue comme un uniforme de combattant et non pas l’expression d’un vêtement national). Il s’agit en fait de revenir à la situation des Kurdes en Turquie avant la guerre (hormis la violence physique), et qui se résumait ainsi dans la bouche des Turcs : « Il n'y a pas de discriminations contre les Kurdes (qui n'existent d'ailleurs pas) puisqu'ils jouissent des mêmes droits que nous, droits octroyés par la citoyenneté turque. »

Cette hostilité à un nationalisme kurde peut viser aussi les visées indépendantistes des Kurdes d’Irak mais de cela, les Kurdes du sud n’en ont cure, le PKK n’a jamais réussi à influencer la politique d'Erbil, et sa nouvelle popularité, acquise en faisant le coup de feu avec les Peshmergas contre Daesh, risque de fondre comme neige au soleil si le PKK continue de condamner verbalement l’idée d’un Kurdistan indépendant.

La situation du PYD sera, par contre, plus intéressante à suivre. Car que va-t-on demander de demander aux Kurdes de Syrie, maintenant que l’autonomie démocratique kurde apparait enterrée ?  « « une citoyenneté libre et égalitaire garantie constitutionnellement, dans le cadre de la République arabe de Syrie ? ». Mystère.  Mais en toute logique, si l’on suit la ligne anti-particularisme ethnique du PKK, les Kurdes du Rojava ne devraient même plus souhaiter être mentionnés en tant que nation dans la future constitution d’une future hypothétique nouvelle Syrie. Jusqu’ici écartelé entre le camp russo-syro-iranien et la fidélité au grand parti frère, le PYD devra-t-il choisir entre la ligne d’Ankara, soit alliance avec l'Armée syrienne de libération et l’opposition syrienne contre Damas, ou l’ancienne ligne prônée par Qandil, soit alliance avec le régime syrien, hostilité à la Coalition syrienne et aux frères musulmans ? Tant que l'EI reste le principal ennemi à abattre dans la région, ce choix reste en suspens.

Quant au KCK-PKK, il va bien sûr trainer des pieds, tenter de finasser, réclamer, par exemple comme Cemil Batik affirmant qu’il obéira à la décision du Congrès seulement si Öcalan siège lui-même à ce congrès, mais il y a peu de raisons que cette fois, une rébellion éclate alors que la couleuvre de 2013 (et tant d'autres) a déjà été avalée. Quant au HDP, il ne doit pas être fâché de voir son importance croître au détriment d’un mouvement de guerilla qui peut de moins en moins prétendre à lui imposer ses directives et son agenda politiques. 

La façon dont a été reçue cette nouvelle ligne politique par les Kurdes de la rue turque se traduira probablement dans les urnes aux prochaines législatives de juin. Les Kurdes de Turquie partagent ou alternent leurs votes entre l’AKP et les multiples avatars du parti kurde. Une victoire du parti au pouvoir donnera raison à Erdogan (à l’ouest comme à l’est de la Turquie) et à son affirmation « il n’y a pas de question kurde en Turquie ». À l’inverse, un bon score du HDP sera présenté comme un vote de confiance envers Öcalan et son processus de paix. 

Mais le parti kurde a une marge de manœuvre plus étroite que l'AKP, devant à la fois soutenir la politique d'Öcalan sans paraître inféodé au jeu d'Erdoğan aux yeux des Kurdes. Selahattin Demirtaş, dans sa campagne électorale, devra ainsi poser des exigences dans ce processus, au nom des Kurdes, mais sans avoir l’air de trop critiquer la politique laxiste d’Öcalan : auparavant, s'opposer à Erdoğan tout seul était plus simple. D’un autre côté, ne pas paraître demander pour son électorat un peu plus que ce qu’a l’intention de lui octroyer l'AKP pourrait inciter les Kurdes – à programme égaux – à voter pour le parti au pouvoir qui, lui, au moins, a possibilité de distribuer gratifications, privilèges et passe-droit à ses électeurs ou ses membres.


Interrogée sur les déclarations du président turc au sujet de l’inexistence d’une question kurde, le maire de Diyarbakir, Diyarbakır Mayor Gültan Kışanak, a approuvé : 
« C’est correct. Il n'y a plus de problème kurde en Turquie. Les Kurdes sont devenus une force fondamentale et une dynamique de démocratie. » 

Le seul problème vient, selon elle, de « mauvais adminsitrateurs qui résistent » et ne pensent pas « suffisamment démocratiquement, pluralistiquement et en faveur du peuple » (apprécions la langue de bois : il n'y a pas de mauvaise politique, il n'y a que d mauvais exécutants). Par contre, Kışanak reconnaît que les Kurdes sont encore privés de droits, notamment celui d’être éduqués dans leur langue maternelle, mais on ne voit pas trop sur lequel des 10 points proclamés dans l'historique palais de Dolmabahçe, le droit à cette éducation va pouvoir s’appuyer.

Concert de soutien à l'Institut kurde