mercredi, juin 12, 2013

Des check-point d'Afrin au pont de Pêsh Khabour : la stratégie du désenclavement

Source ISW


Dans les régions kurdes syriennes, les accrochages se sont poursuivis tout le printemps, bien plus entre les bataillons du FSA (avec parfois des brigades kurdes) et les forces YPG, qu’entre Kurdes et soldats du régime, même si, sur le terrain, les alliances, les trêves et les conflits ne font que se succéder, sans que cela semble obéir à une stratégie très cohérente.

Qamishlo-Dêrik (nord-est Syrie), peuplée de Kurdes, musulmans et yézidis, et de chrétiens, sur les frontières turque et kurde irakienne  :


À Qamishlo, l’Armé syrienne de libération décide soudain, à la mi-avril, de prendre cette ville de 200 000 habitants, majoritairement kurdes, avec une très forte minorité chrétienne, et qui est une des rares villes d’où le Baath ne s’est pas retiré en laissant la place aux YPG, les forces du PYD-PKK syrien. 
Cette fois unanimes, le Conseil national kurde et le PYD ont exigé de l’ASL et de l’armée syrienne de qu'ils s'affrontent loin de Qamishlo, craignant d’autres bombardements de représailles dans les villages alentour, comme cela a été le cas dès que l’ASL prenait position dans la région.



Serê Kaniyê, plus au centre, région mixte de Kurdes et d’Arabes et de chrétiens, sur la frontière turque.






La ville, à moitié contrôlée par l’ASL et moitié par les Kurdes qui ont conclu une alliance incertaine, après de durs combats entre milices islamistes et YPG, n’est toujours pas totalement sécurisée dans ses alentours et les villages peuvent être investis par des groupes plus ou moins louches. Le 13 mai, selon le site pro PKK Firat News, deux villages, Salihiye et Melle Nuri, à 20 km au nord de la ville, donc vraiment près de la frontière turque, ont été investis par des milices qui ont évacués femmes et enfants, avant de se livrer au pillage. Les hommes en armes arboraient des drapeaux plutôt islamistes avec la mention Allah u Akbar.
De façon générale, il est fait état d’une recrudescence des mouvements armés autour de la ville, avec des attaques de villages (arabes ou kurdes) et des enlèvements et des détentions de civils. Parfois le motif en est politique : ainsi le village arabe d’El Soda, à 22 km de Serê Kaniyê, a été attaqué le 6 mai par des groupes qui ont brûlé les habitations et chassé les habitants. Selon ces derniers, ils auraient subi ce sort en raison de leur « soutien aux YPG ». Comme le PYD est un mouvement kurde, ce « soutien » est à considérer avec circonspection. Mais il se peut que les Arabes ne collaborant pas avec le Front al -Nusrat ou d’autres groupes djihadistes soient accusés de collusion avec les Kurdes sur le principe de qui n’est pas avec nous est contre nous ; il se peut aussi que les villages arabes aient plus à se plaindre des islamistes que des Kurdes en ce qui concerne les pillages (les YPG pratiquent la réquisition, mais disciplinée). Des groupes liés à Al-Nusra ont aussi incendié un centre de soin dans un quartier arabe de Mehet, pour des raisons inconnues. 
En tout cas, à la fin de mai, les combats reprenaient entre les YPG et le Front  al-Nusra à l’initiative de ce dernier, semble-t-il.

Alep-Sheikh Maqsoud-Afrin : nord-ouest de la Syrie, peuplée de Kurdes, musulmans et yézidis, sur la frontière turque :



Dans le quartier kurde alépin de Sheikh Maqsoud, on pouvait voir. début avril, le drapeau du PYD flotter aux côtés du drapeau de l’Armée libre syrienne, et un commandant arabe témoignait à l’AFP que ses hommes avaient été fournis en munitions par les YPG et qu’ils combattaient avec les Kurdes contre l’armée du Baath en tentant de bloquer l’accès de la ville à l’armée syrienne qui se contentait de bombardements aériens. 

Mais d’autres check-point tenus par les YPG fermaient aussi l’accès à Sheikh Maqsoud aux rebelles syriens, en faisant état, notamment, de groupes de pillards dans les rangs de l’ASL (beaucoup plus divers et désorganisés sur le terrain que les Kurdes). Les exactions de groupes plus ou moins affiliés à l'ASL mais se comportant, sur le terrain, comme des « seigneurs de guerre » renforcent aussi cette méfiance. Le 13 avril, le corps d’un Kurde de 54 ans, Ibrahim Khalil, qui n’était pas un activiste, a été retrouvé à Sheikh Maqsoud avec des traces évidentes de torture qui ont entraîné sa mort. Il avait été arrêté et détenu arbitrairement avec une dizaine d’autres personnes.

De son côté, au sein de l’ASL, la méfiance demeure concernant les alliances politiques réelles du PYD, soupçonné d’entente secrète avec le Baath.

Le résultat de cette collaboration entre ASL et YPG a vu un nouvel afflux de réfugiés kurdes se repliant d’Alep sur Afrin, qui a ouvert ses bâtiments publiques aux familles n’ayant pas de proches dans la région pour les héberger et qui vivent de l’aide humanitaire répartie par le Conseil suprême kurde. Celui-ci faisait état, le 10 avril, d’environ 250 000 arrivants, en une dizaine de jours, après que l’armée a commencé de bombarder Sheikh Maqsoud (les Kurdes forment environ 20% de la population d’Alep). En tout, Afrin, qui comptait, avant la guerre, 600 000 habitants, serait grimpé à 1, 5 million, avec d’autres réfugiés venus de Homs ou de Deraa. Le principal problème est l’absence d’aide humanitaire internationale, Afrin étant enclavé entre Alep et la Turquie peu encline à ravitailler une région tenue par le PYD.
La mainmise sur les check-point est une des causes de conflits. Le 26 mai, des combats ont éclaté entre les YPG et un groupe armé appartenant aux Frères musulmans, Liwa al-Tawhid, ces derniers accusant les Kurdes de laisser passer les habitants « chiites » (c’est-à-dire alaouites) du village de Nabel via leur check-point pour se ravitailler ; ou bien parce que les YPG auraient refusé de laisser passer des milices de l'ASL qui voulait attaquer ces villages alaouites : La « montagne kurde » se situe en effet entre Alep et les zones sunnites, et la « montagne des alaouites ». 
Parmi les groupes du FSA menaçant de s’attaquer à Afrin figurent aussi des Kurdes très hostiles au PYD, comme la brigade Salah Ad Din qui considèrent le PKK comme « traitres » et servant de milices pro-Assad. 
De part et d’autres, malgré les accords arrachés sur le terrain entre l’ASL et les YPG, les accusations de double-jeu, ou bien de pillages et d’exactions enveniment cette collaboration précaire, qui peut cependant se renforcer avec l’attaque imminente d’Alep par l’armée syrienne, après la chute d’Al Qusayr. Les Kurdes se plaignent aussi de l’émiettement de l'ASL entre 21 groupes armés, qui rend difficile l'application des accords.
Mais si les Kurdes sont, sur le terrain militaire plus homogènes que les Arabes (surtout du fait que peu de groupes armés peuvent se poser en rivaux des YPG), il n’en va pas de même sur le terrain politique.

Nouvelles tensions entre Massoud Barzani et le PYD et accords d'Erbil toujours au point mort :


Exaspérés par les divisions internes qui s’éternisent depuis le début de la révolte en Syrie, des Kurdes syriens ont organisé un sit-in le 24 avril, devant le parlement d’Erbil, pour réclamer l’unification des partis kurdes de Syrie. Les manifestants demandaient au Parlement kurde de « faire pression » sur le mouvement kurde (syrien) afin qu’il œuvre mieux et de façon plus efficace dans l’intérêt des Kurdes de Syrie. »

C‘est que quatre jours plus tard, Massoud Barzani, réunissait une fois encore les chefs des partis du Conseil national kurde et ceux du Conseil populaire du Kurdistan occidental (une ramification du PYD lui-même surgeon du PKK)  pour débattre des points de litiges entre les deux camps. Le PYD lui-même était absent, donnant, entre autres motifs de refus, celui de siéger avec les représentants du parti Azadî, avec qui il a eu des accrochages sanglants. Le Parti kurde démocratique progressiste en Syrie (ramification syrienne de l’UPK) a refusé également de siéger, l’UPK et le PKK s’étant récemment rapprochés, au moins sur le terrain syrien pour contrer l’influence du PDK de Barzani à l’ouest. Par contre, le PYD a envoyé une délégation pour rencontrer directement le président kurde.

Mais réunions et délégations n’ont pas aplani les différends et le ton s’est même envenimé entre le GRK et le PYD, quand, le 19 mai, des combattants des YPG ont enlevé 75 membres du Parti démocratique en Syrie (surgeon du PDK de Barzani) lors d’un raid  dans plusieurs localités. La plupart des membres kidnappés revenaient des camps d’entraînement du GRK, ce qui peut expliquer le pourquoi de ce coup de filet, les YPG n’aimant guère qu’on leur dispute l’hégémonie militaire. 

D’autres sources relient aussi les arrestations à des manifestations organisées les 17 et 18 mai, à l’initiative du PDK syrien contre le PYD à Qamishlo, demandant notamment que le PYD libère des jeunes opposants kurdes qu’il détient depuis plusieurs mois, et lui demandant aussi d'appliquer enfin les accords d’Erbil (sur la gestion commune des régions kurdes et un commandement militaire unifié). Le prétexte avancé du PYD pour les arrestations était le franchissement « illégal » de la frontière syrienne, le parti prétendant gérer les mouvements des Kurdes syriens avec ses Asayish ainsi que leur détention d'armes. 

En riposte, Massoud Barzani a fermé le poste de Pêsh Khabour dès le 20 mai, après avoir exigé du PYD qu’il relâche ses sympathisants. Dans un communiqué sur son site officiel  il a averti le PYD qu’il devait cesser de se considérer comme le seul représentant des Kurdes de Syrie :

« Personne ne peut se déclarer lui-même le représentant du peuple kurde en Syrie avant la tenue d'élections. Nous ne permettrons pas de telles initiatives. S’ils (le PYD) ne changent pas d'attitude, nous userons d’une autre méthode. »

Déjà, un mois auparavant, Massoud Barzani avait pointé les meurtres, les arrestations et les enlèvements du PYD visant d’autres partis kurdes (surtout ceux lui étant affiliés).

La question de la frontière avait déjà surgi début avril, quand le Conseil suprême kurde (surtout les pro-PYD) annonçait son intention de restreindre, voire d’empêcher l’afflux des réfugiés kurdes de Syrie vers le Kurdistan d’Irak. La raison invoquée n’en était pas l’engorgement du camp de Domiz et la saturation de la capacité d’accueil du Gouvernement Régional du Kurdistan mais le « danger d’une émigration de masse » qui laisserait les régions kurdes de Syrie vidées de sa population originelle, et repeuplée des réfugiés arabes fuyant la violence de leurs villes.

Derrière cette crainte de « l’arabisation » du Kurdistan de Syrie, on peut y voir, certes, le souvenir du plan de la « ceinture arabe » lancé par la Syrie à la fin des années 1960 ou bien la question devenue quasi insoluble de Kirkouk où, là encore, une colonisation arabe forcée avait délogé des milliers de Kurdes. Cela dit, la crainte d’un effondrement de la démographie kurde n’a pas incité le PYD à permettre aux peshmergas syriens non affiliés aux YPG de franchir enfin la frontière, cette fois dans l’autre sens, comme l’avaient prévu les accords d’Erbil.

Mais d’autres membres du CSK dénoncent cette décision comme une atteinte aux libertés et une tentative, pour le PYD et ses forces armées, les YPG, de masquer la raison de la fuite des Kurdes vers le GRK : bon nombre de Kurdes à Qamishlo ne supporteraient plus la gestion et la politique  autoritaires  du PYD, de même que sa façon quelque peu partiale de distribuer les aides humanitaires, en favorisant leurs sympathisants ou activistes, selon des témoignages anonymes recueillis par le journal Rudaw.

De son côté, quand il ne le ferme pas, ce qui semble être toujours le cas jusqu'à aujourd'hui, le Gouvernement régional kurde semble décidé à ouvrir un poste-frontière permanent (en se passant de l'autorisation de Bagdad) en construisant un pont au poste de Pêsh Khabur, afin de permettre un ravitaillement permanent des Kurdes, qui jusqu’ici se faisait par radeaux et barques, avec la circulation de camions. Début mai, le pont était, selon les autorités kurdes, à moitié achevé, pour un coût total de 2 millions de dollars US. 


Mais dans son avertissement au PYD, Massoud Barzani a déclaré que le partage du pouvoir prévu dans les accords d'Erbil ne devait pas être « un pont vers l'autocratie ». Ne voulant pas engager de combats fratricides entre les peshmergas du CNK et les YPG, le pont de Pêsh Khabur sera peut-être le seul moyen de pression efficace sur le PYD qui, si le retrait total du PKK s'accomplit en Turquie, ne pourra plus compter que sur sa frontière avec le GRK pour le passage des renforts en armes et en hommes fournis par le PKK.


Ainsi, de Sheikh Maqsoud et d'Afrin à Pêsh Khabour, la lutte des Kurdes en Syrie, se joue, pour le moment, sur le contrôle des mouvements de troupe et du ravitaillement, entre check-point et poste-frontière. Une longue histoire d'enclavement (et de contrebande) au milieu de puissances ennemies leur a depuis longtemps appris que même la montagne, cette éternelle amie des Kurdes, ne tient pas longtemps sans la maîtrise des routes. Et des ponts.

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