mercredi, janvier 02, 2013

Rêve noir




"J'étais terriblement seul, je ne comprenais pas un mot de la langue de ce pays. Je portais difficilement le fardeau de six jours d'un voyage misérable ; j'avais mal à la tête, la faim mordait mon estomac comme un animal sauvage, mes yeux étaient rouges de sang à force d'insomnies. Des pieds jusqu'à la tête, j'étais maculé de saletés et je portais sur moi comme l'odeur d'un cadavre qui aurait attendu depuis trois jours sous le soleil de Méditerranée." 
Au creux d'un roman tissé dans le triangle d'Istanbul, Dakar et Marseille, un jeune homme parti à la recherche de sa propre identité, se débat dans les méandres et les souffrances auxquels son statut d'immigrant le condamne. 
Son récit oscille entre la métaphore, l'analyse socio-politique et la cruauté d'une réalité qui l'encercle. L'amour présent, même au-delà de la mort, parvient seul à le consoler.

Mehmet Akat est né en 1973 à Varto (Dersim, Kurdistan de Turquie). Il réside en France depuis 1994. Il a travaillé comme bénévole au sein d'organisations humanitaires en tant qu'interprète. Ses deux premiers romans ont été publiés en Turquie. Rêve noir est son premier roman en français. 

Extrait :

Je n'arrivais plus à dormir. Mes yeux avaient perdu l'habitude de se refermer sur moi. Ils me surveillaient toute la nuit comme deux agents de la guerre froide. Parfois, l'aube venait à mon aide Elle rentrait tout doucement par la fenêtre de ma chambre et me chuchotait une berceuse comme celle que me chantait ma mère, au creux de l'oreille, puis petit à petit je m'endormais mais sans jamais me sentir tout à fait tranquille. Je faisais souvent le même rêve. Je suivais mon père, sur la côte en Yougoslavie, avec des femmes et des enfants, au total seize personnes dont moi. Là, un pneumatique géant à deux étages nous attendait. Je n'avais jamais vu un transport maritime aussi confortable. Tout le monde montait à l'étage, excepté moi. Je restais avec le capitaine serbe dans la cabine. Il parlait couramment le kurde. Je ne pensais pas à lui demander comment il avait appris cette langue. De temps en temps, il me laissait gouverner l'embarcation, cela me réjouissait énormément. Puis, tôt le matin, nous arrivions à l'approche des côtes italiennes. Je savais que nous serions cernés par la police. C'est pourquoi je l'expliquais au capitaine mais lui s'en fichait, deux bateaux de guerre nous barraient pourtant la route. Le capitaine faisait une manœuvre et toutes les personnes à l'étage tombaient à l'eau. Je prenais beaucoup de plaisir à les regarder par la fenêtre de la cabine ; une d'entre elles, juste à l'avant du pneumatique. Son corps culbuta comme un bout de bois. Son visage ne me semblait pas étranger et j'étais sûr que je l'avais déjà vu quelque part. Tant bien que mal, nous arrivions, mon père et moi, sains et saufs en Italie. Un policier me tenait par le bras. Quelques mètres plus loin, un sac de couchage était étendu sur le sable. Je savais qu'il y avait un corps dedans. Le policier ouvrait le sac : c'était l'homme qui s'était noyé tout à l'heure devant mes yeux…




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde