vendredi, août 05, 2011

Le 'printemps kurde' de Syrie : entre conflit politique et conflit de générations

Après un retrait relatif par rapport à l’agitation printanière des Arabes syriens, des manifestations ont commencé, au début d'avril, dans les régions kurdes. Radif Mustafa, le président du comité kurde pour les droits de l'Homme, a déclaré à l’AFP, le 1er avril : "plusieurs centaines de personnes ont défilé pacifiquement dans les rues, après la prière de vendredi à Qamişlo et Amude en scandant : 'nous ne voulons pas seulement la nationalité mais aussi la liberté' et 'Dieu, la Syrie et la liberté'. À Hasaké, 150 à 200 personnes ont manifesté avec les mêmes mots d'ordre, avant d'être dispersées par les forces de sécurité. C'est la première fois depuis le début de la contestation que des manifestations ont lieu dans cette région à majorité kurde."

Les autorités syriennes ont cependant semblé désireuses d’éviter un ralliement massif des Kurdes aux contestations de Damas, de Deraa et de Lattaquié : le 21 mars a vu, pour la première fois depuis des années, une fête de Newroz sans violence de la part des forces de sécurité ; la question des Kurdes privés de leur nationalité a été, une fois de plus, évoquée publiquement par le président Bachar al Assad, qui a ordonné la constitution d'une "commission chargée de régler le problème du recensement organisé en 1962 dans le gouvernorat de Hasaké." Cette commission devait achever ses travaux avant le 15 avril afin que le président Assad promulguât un décret adéquat sur ce problème (agence officielle syrienne Sana). Ce début d’agitation dans des villes kurdes a sans doute incité le gouvernement à lâcher un peu plus de lest en faveur des Kurdes. Le 6 avril, 48 détenus, en majorité kurdes, arrêtés il y a un an lors des affrontements du Newroz, ont été libérés.

Cette libération a été confirmée dans un communiqué rédigé et signé par six organisations kurdes syriennes de défense des droits de l'Homme : "Nous avons pris connaissance de la décision mercredi du juge d'instruction militaire d'Alep de libérer 48 Syriens arrêtés lors des événements qui ont lieu durant la célébration du Norouz le 21 mars 2010. Nous saluons cette décision. Nous demandons au gouvernement de libérer tous les détenus politiques et de cesser la série d'arrestations abusives qui sont un crime contre la liberté personnelle." 

La commission chargée d’étudier le cas des Kurdes apatrides, créée le 31 mars, devait rendre ses conclusions avant le 15 avril. Mais la procédure a été finalement accélérée. Le 5 avril, le président Bachar al-Assad recevait des représentants de Hasaké, une des régions les plus concernées par la question des apatrides. Le 7 avril, un décret accordant la citoyenneté à ces habitants a été promulgué, comme l’a annoncé l'agence officielle Sana : "Le président Assad a promulgué un décret octroyant à des personnes enregistrées comme étrangères dans le (gouvernorat de Hasaké) la citoyenneté arabe syrienne. Le décret entre en application aussitôt sa publication au Journal officiel et le ministre de l'Intérieur est chargé d'appliquer cette mesure sur le terrain." 

Mais alors que l’agitation se poursuivait dans tout le pays, les représentants kurdes syriens n’entendaient pas, du moins en paroles, baisser leur garde, même s’ils ont salué cette décision, survenant après un demi-siècle d’imbroglio administratif et juridique pour les Kurdes de l’est du pays : "Il s'agit d'une mesure positive", a déclaré le président du Comité kurde pour les droits de l'Homme. Mais les Kurdes ont encore bien d'autres droits à revendiquer en Syrie : droits civiques, politiques culturels et sociaux." 

"C'est un pas dans la bonne direction car il répare une injustice d'un demi-siècle, commentait, pour sa part, Fuad Aliko, membre du comité politique du parti kurdeYekitî, un parti qui a été en pointe de la contestation kurde dans le pays, et s’est fait surtout remarquer, dès 2001, pour ses manifestations publiques en faveur de ces Kurdes apatrides. Mais les autres revendications kurdes n'étaient pas, pour autant, mises de côté ; subsistent la question de l’enseignement du kurde et des droits culturels, de façon générale : "Nous souhaitons l'enseignement du kurde à l'école au même titre que le français et l'anglais, pouvoir célébrer nos fêtes sans être harcelés par les services de sécurité et posséder des centres culturels pour faire connaître notre histoire et transmettre notre patrimoine." Enfin, Fuad Aliko appelait à "l'ouverture d'un dialogue entre les dirigeants du mouvement politique kurde et le pouvoir" et "la reconnaissance de notre particularité à travers une forme d'autonomie dans les régions à majorité kurde ". 

Cette politique des 'petits gestes', de la part de Damas, n’a pas suffi à dissuader les Kurdes de manifester. Le 8 avril, près de 3.000 personnes défilaient dans plusieurs villes, notamment Amude, Dêrik, Deirbasiyé, Qamişlo et Hasaké, en réclamant l'abolition de la loi d'urgence et la libération des autres détenus. Fait remarquable, des Arabes s’étaient joints aux Kurdes, et surtout, des chrétiens assyriens qui, jusqu’ici, avaient observé une politique de neutralité vis-à-vis du régime alaouite, craignant que l’avènement d’un gouvernement à majorité sunnite ne compromette leur liberté religieuse.

Contrairement aux autres villes syriennes, ces manifestations d'avril n’ont donc pas été réprimées par les armes, mais les organisations kurdes ont dénoncé, le 29 avril, des raids menés par les forces de sécurité aux domiciles de plusieurs militants kurdes, notamment dans la ville d’Amude. Le même jour, en soirée, les communications téléphoniques (fixes et mobiles) ainsi qu’Internet étaient coupées, aussi bien à Amude qu’à Qamişlo et Deirbasiyé. Les routes alentour étaient bloquées par les forces de sécurité. Plusieurs militants, des jeunes pour la plupart, ont été ainsi arrêtés, par surprise et clandestinement. Leurs familles et proches ont indiqué qu’ils avaient reçu des menaces depuis plusieurs jours, s’ils ne cessaient leurs activités. À Qamişlo, une dizaine de personnes ont été aussi arrêtées, dont l’imam Abdul Samad Omar, qui soutenait et encourageait les protestations lors des prêches du Vendredi, et dont les sermons servaient de point de ralliement à de nombreux manifestants. Un autre dignitaire religieux, le cheikh Ebdul Qadi Kheznewî, membre d’une famille soufie influente dans la région, et dont l’un des leaders a été mystérieusement assassiné en 2005, pour ses prises de position en faveur des Kurdes, a également été arrêté. Le parti Yekitî a aussi fait état de plusieurs arrestations dans ses rangs. Des groupes de jeunes Kurdes ont alors appelé à des sit-ins devant le siège des forces de sécurité jusqu’à ce que leurs compatriotes soient relâchés.

C'est alors que, malgré ce début "d'intimidation", ou par une tactique visant à souffler le chaud et le froid sur les villes kurdes, le président Bachar Al-Assad a rétabli officiellement dans leur citoyenneté les quelques 300 000 Kurdes "apatrides" dans leur citoyenneté, le 2 mai. À cette annonce, les manifestations se sont temporairement arrêtées à Qamişlo et Amude, mais ont continué dans d’autres villes, comme Hasaké. 

De façon générale, les voix kurdes se sont accordées pour rappeler que cette mesure ne résolvait pas toute la question kurde en Syrie. Ainsi le chanteur Omar Şan, originaire d’Efrîn, déclarait au site Aknews que la citoyenneté syrienne, accordée seule, ne signifiait rien : "Les Kurdes ont besoin de beaucoup d’autres choses, allant de l’électricité aux soins médicaux, qu’est-ce que cette 'citoyenneté creuse' va leur apporter s’ils n’ont aucun droit ? La négligence du Conseil de Sécurité de l’ONU et des organisations des droits de l’homme concernant les droits du peuple kurde est regrettable." De même l’activiste Aras Yusuf jugeait que les Kurdes doivent voir tous leurs droits reconnus en tant que citoyens vivant en Syrie, indiquant que l’octroi de la nationalité n’est qu’une petite partie de ces droits. Sur l’arrêt  momentané des manifestations à Qamişlo et Amude, Aras Yusuf a également indiqué que tous les réseaux des téléphones mobiles et autres moyens de communication ayant été coupés, et que cela avait pu mettre un frein aux rassemblements de rue.

De fait, le 20 mai, à Qamişlo, le mouvement de rue reprenait avec ampleur : 10 000 personnes participaient à une manifestation organisée lors du vendredi dit ‘Azadî’, de la liberté. À Amude, environ 8 000 étaient dehors pour ce Vendredi de la Liberté ; à Koban, 5 000 ; dans de plus petits villes comme Serê Kaniyê et Deirbasiyé, les manifestants étaient environ 3 000. À Efrîn, 150 personnes ont tenté de manifester mais ont été immédiatement encerclées par les forces de sécurité. Cette alternance de calme et de reprise soudaine s'explique par le fait que les Kurdes sont politisés depuis des décennies en Syrie, et la plupart affiliés à des organisations, soit politiques, soit de défense des droits de l’homme. Il est donc facile, en une journée, de mobiliser plusieurs milliers de personnes ou de les démobiliser provisoirement.

Début juin, le gouvernement syrien relâchait plus de 450 prisonniers politiques, dont des Kurdes. Cela n’a pas empêché les manifestations de se poursuivre. Plus de 8000 personnes ont défilé le 3 juin, dont 3000 dans la seule ville de Qamişlo, portant des drapeaux syriens, réclamant la chute du président Bachar Al Assad et clamant leur soutien à la ville de Jisr al Choughour, dans l’ouest du pays, où avait lieu au même moment une opération militaire de répression, ainsi qu’à la ville de Deraa, au sud du pays. qui a subi les plus dures exactions de la part des forces de l’ordre. Dans la ville d’Amude, plus de 4000 personnes ont aussi manifesté, ainsi que 1000 à Ras al Ayn, entonnant les mêmes slogans de soutien à la ville de Jisr al Choughour et brandissant des banderoles interpellant le président syrien : "Bashar, sors de nos vies".

Mais à la fin du mois de mai, l’annonce du boycott, par les groupes d’opposants kurdes syriens de la réunion, à Antalya, des principaux partis d’opposition syriens arabes, réunion 'patronnée' par la Turquie, montre la persistance d'une distance – et d'une méfiance – des partis kurdes par rapport à l’opposition arabe, sentiments qui donnent aussi l'impression d'une valse hésitante dans les déclarations et prises de décision des uns et des autres.


Les buts affichés de ce rassemblement étaient "d’unir les énergies de tous les Syriens, quelles que soient leurs ethnies, appartenances religieuses ou opinions politiques, pour un changement démocratique". Les participants attendus allaient de figures majeures de la Déclaration de Damas, d’anciens parlementaires, des Frères musulmans et des représentants de l’association indépendante des industriels et des hommes d’affaires. Des activistes kurdes étaient attendus en individuels, mais les représentants des partis politiques kurdes syriens ont décliné l’invitation. 

Ces derniers, dans une déclaration publiée dans le journal Asharq al-Awsat, ont annoncé, s’exprimant au nom de 12 partis politiques kurdes, leur intention de boycotter la réunion, en raison du lieu où elle se déroulait : "Toute réunion de ce genre, se tenant en Turquie, ne peut être qu’au détriment des Kurdes de Syrie, puisque la Turquie est contre les aspirations des Kurdes, pas seulement en ce qui concerne le Kurdistan du nord, mais toutes les parties du Kurdistan, dont celui de Syrie." Le représentant du Parti de gauche kurde, Saleh Kado, a confirmé cette préoccupation, en disant que la Turquie a une attitude  "négative" sur toute la question kurde en général, et qu’Ankara doit d’abord résoudre "le problème des 20 millions de Kurdes qui vivent sur son territoire avant de chercher à amener les partis kurdes syriens à s’accorder sur un projet unifié pour gérer les événements actuels de Syrie." Saleh Kado ajoutait que les Kurdes de Syrie ne faisaient pas confiance à la Turquie et à sa politique, et que, par conséquent, ils avaient décidé le boycott de ce sommet. Une autre raison invoquée a été la présence de Frères musulmans à cette rencontre. Les Kurdes, en effet, ont très peu de sympathies pour les mouvements religieux arabes, tant en raison de leur propre culture musulmane, éloignée de l’intégrisme, que parce que ces mouvements islamistes prônent une arabisation des Kurdes, au nom d’une soumission à la langue du Coran. 

Autre raison de ce rejet, l’indifférence, reprochée par les Kurdes, des mouvements arabes concernant leurs revendications. Ainsi, deux semaines avant la réunion, le Mouvement national des partis kurdes a mis au point son propre plan pour un changement démocratique et des réformes à tous niveaux, mais ce document aurait été complètement ignoré par l’opposition non kurde. Abdul Baqi Yusef, un des dirigeants du parti kurde Yekitî, a aussi confié au journal Aknews ses doutes envers cette plate-forme, déclarant ne connaître aucun de ses organisateurs, qui n’ont jamais pris contact avec le mouvement kurde lors des préparatifs. Par ailleurs, le sommet d’Antalya n’a pas invité tous les partis kurdes mais seulement cinq d’entre eux : le Parti démocratique de Syrie, le Parti de la gauche kurde, le Part Azadî, le Mouvement du futur kurde, et le Parti démocratique progressiste kurde. Si bien que l’ensemble de ces partis invités auraient préféré décliner, afin de ne pas 'fragmenter' l’opposition kurde.

Cependant, certains partis kurdes désapprouvaient ce boycott. Ainsi, le représentant du Mouvement du futur kurde, Mohammed Hako, a jugé cette absence au sommet comme une "énorme erreur" : "En tant que Kurdes, nous devons profiter de chaque occasion pour débattre de l’avenir de notre peuple et de la nation. Je suis contre le fait de boycotter un sommet qui aura tant de poids, surtout au regard de la situation critique et sensible de la Syrie aujourd’hui." C’est pourquoi Mohammed Hako a déclaré vouloir y assister, mais en son nom propre et non en celui de son parti.

Abu Sabir, un leader du Parti uni démocratique kurde, a reconnu dans un entretien à Rudaw, que le fait que l’Union des partis kurdes de Syrie n’ait pas été invitée à la conférence l’avait rendu suspicieux sur les intentions des mouvements arabes syriens, mais que la déclaration qui a clos la conférence l’avait convaincu, car elle évoque ouvertement les droits des citoyens kurdes et assyriens comme égaux à ceux des Arabes. À l’issue de cette conférence, les différents groupes d’opposition ont formé un comité consultatif et ont appelé le président syrien à démissionner immédiatement et à céder ses pouvoirs à son vice-président, jusqu’à ce qu’une assemblée soit constituée pour garantir une transition démocratique. Ce comité consultatif, qui veut représenter toutes les composantes religieuses et ethniques de la Syrie, compte 31 membres et 4 de ses sièges sont réservés aux Kurdes.

D’autres voix ont critiqué le fait que les Kurdes ne soient pas d’emblée qualifiés de 'second groupe ethnique en Syrie'. Mais selon Fawzî Şingar, un autre leader kurde, fondateur du parti Wifaq, le problème majeur est l’absence d’unité des voix kurdes, qui affaiblit leur poids au sein des groupes politiques dissidents en Syrie : "Le problème avec nous, les Kurdes, est que nous n’avons toujours pas d’agenda commun. Nous n’avons aucun papier à présenter à l’opposition syrienne pas plus qu’au gouvernement… Il est capital que les partis et les intellectuels kurdes entament des discussions et forment un conseil. Sinon, nous aurons des problèmes."

Parallèlement aux vétérans des partis politiques kurdes syriens, des mouvements de jeunesse, plus ou moins organisés, se font connaître et donnent le sentiment d’avoir leur propre calendrier, voire de mener le jeu plus avant que leurs aînés, qu’ils n’hésitent pas à critiquer pour leurs lignes politiques peu claires et leurs divisions permanentes. Ainsi, Ciwan Yusuf, porte-parole de la Coalition de Jeunesse Sawa a déclaré dans un entretien accordé au journal Rudaw que la "faiblesse" des partis politiques kurdes –dont certains auraient tenté de dissuader les jeunes de prendre part aux manifestations – a été un des facteurs propices à l’éclosion de multiples mouvements de jeunesse kurdes.

Selon  Ciwan Yûsuf, les partis kurdes syriens, non seulement manquent d'une ligne politique claire et unanime sur les révoltes, mais ont même tenté de freiner les actions des mouvements de jeunesse : "Pour nous, à Sawa, il était clair dès le début que nous sommes une partie de ce processus politique et de ce mouvement de rue, tout en n’appartenant à aucun mouvement politique. Mais les partis politiques s’opposent les uns aux autres et divisent nos mouvements. Ils nous soutiennent dans leurs communiqués officiels mais leurs actes prouvent tout le contraire."

Les jeunes Kurdes de Syrie attendaient, semble-t-il depuis longtemps une occasion de manifester au grand jour, mais par peur des représailles du régime, se cantonnaient à des actions culturelles. Aujourd’hui, leur impatience de passer à une action politique les pousse à utiliser leurs propres associations et mouvements au lieu de se rallier aux partis politiques, qu’ils jugent trop hésitants et manquant de coordination : "Nous savions tous qu’un jour la Syrie pourrait changer. C’est pourquoi nous avions déjà formé des groupes organisés." Ciwan Yûsuf mentionne quatre groupes militants de jeunes kurdes pour la seule ville de Qamişlo : les Jeunesses révolutionnaires, la Société civile Cizre, l’Accord des jeunes Kurdes et Sawa : "Ces groupes étaient déjà actifs dans le passé, surtout dans le domaine de la culture. Mais quand la révolution a commencé en Syrie, nous avons fait un pas en avant et avons même changé notre nom pour la Coalition Sawa de la Jeunesse."

D’autres mouvements de jeunes Kurdes sont actifs, non seulement dans le reste des villes kurdes, à Amude, Efrîn, mais aussi Damas et Alep. Barzan Behram, un écrivain kurde, confirme le rôle prépondérant qu’a joué la jeunesse kurde par rapport à ses aînés : "Depuis le début de la révolution syrienne, les jeunes travaillent étroitement tous ensemble. Ils veulent s’unir et parler au nom des Kurdes de Syrie." Barzan Behram reconnaît lui aussi que les partis kurdes de Syrie ont tendance à vouloir diviser les rangs des jeunes activistes en fonction de leurs propres désaccords politiques, mais minimise les effets de cette rivalité : "La principale raison (de ce manque de cohésion) est la dictature du régime syrien. Malgré cela, nous travaillons très bien ensemble."

Les révoltes spontanées des jeunesses kurdes avaient jusqu'ici été toujours contenues et encadrées par les partis kurdes ou les élites religieuses. Ainsi, en 2004, des rencontres entre le régime, les partis kurdes et une figure influente comme le cheikh Kheznewî, avaient réussi à éviter une aggravation des affrontements. Il semble que la tendance puisse s'inverser et selon Fawzî Şingar, la jeunesse kurde qui manifeste dans les rues, a, désormais, plus d’influence sur le cours des événements que les partis politiques traditionnels : "Les autres partis et nous-mêmes avons participé aux manifestations, mais ceux qui ont commencé et qui continuent aujourd’hui sont les jeunes. Je crois aussi que les partis politiques kurdes cesseront bientôt d’être politiquement divisés. À la fin, ils entonneront tous les mêmes slogans."

Paradoxalement, il se peut que ce soit la politisation de longue date de la communauté kurde en Syrie, et l’habitude d’agir dans le cadre de mouvements organisés, qui paralyse son action par rapport aux révoltes spontanées et sans leaders réels de la 'rue arabe' : "Les partis ne sont pas capables de contrôler la situation et la population ne peut agir séparément de ces partis. Ceux qui sont actifs actuellement agissent au hasard, sans avoir rien planifié et jusqu’ici, la politique du gouvernement a été d’observer une certaine neutralité dans les régions kurdes, afin de ne pas avoir à les attaquer."

La réticence des partis kurdes à se radicaliser s’explique aussi par le fait qu’ils ne croient pas à un effondrement rapide du régime, contrairement à ce qui s’est produit en Tunisie et en Égypte. "Le régime résistera. L’État syrien soutient le Baath depuis 45 ans. Mais nous espérons que la situation ne devienne pas aussi violente qu’en Lybie. Nous espérons que le régime laisse un conseil provisoire gouverner le pays pour 6 mois, jusqu’à ce que des élections aient lieu pour élire un nouveau président et un nouveau parlement."

Une autre raison d’hésiter à engager une résistance violente est l’inertie de la communauté internationale qui n’a, jusqu’ici, que condamner verbalement la Syrie pour la répression sanglante des manifestations. Quant à l’influence ou l’action des partis kurdes hors de la Syrie, comme celle du PKK ou les partis du Kurdistan d’Irak, elles ne peuvent être que limitées et dépendent de leur propre agenda et alliances politiques. Abdullah Öcalan, dont le parti a longtemps bénéficié de la protection syrienne, a appelé les leaders kurdes de Syrie à négocier avec le gouvernement. De même, les partis de Massoud Barzanî, président du Kurdistan d’Irak, et de Jalal Talabanî, président d'Irak, sont tenus par des relations diplomatiques complexes et tendues avec ses voisins, et ne peuvent guère aller plus loin qu'un vague appel à l’apaisement et à la démocratie.

La réticence ou la 'prudence' des activistes plus âgés peut aussi s’expliquer par des années d’expériences décevantes ou négatives dès que, dans l’histoire du Kurdistan, il a fallu compter sur la solidarité des mouvements arabes et sur leur reconnaissance de la spécificité kurde. Les partis craignent que les revendications des Kurdes ne soient pas prises en compte ou oubliées par le reste des opposants syriens ; d’où une impression de confusion et d’hésitation dans les prises de paroles et les décisions de l’opposition kurde.

Quant au gouvernement syrien, il tente toujours, dans sa politique des promesses et des petits gestes, de dissuader ou d’empêcher une coalition kurde qui se joindrait aux mouvements arabes. Selon le journal turc Milliyet, Bachar Al Assad aurait invité les représentants de douze partis kurdes, dont le PKK, pour des pourparlers qui ne concerneraient que les revendications des Kurdes syriens, avec une promesse de réforme et d’amnistie des prisonniers politiques. Le journal Milliyet affirmait que les partis kurdes avaient accepté cette rencontre, ce qui a été formellement démenti le 9 juin par les intéressés, comme l’a annoncé le journal Al-Arabiya.

L’Union démocratique des partis kurdes a confirmé l’invitation mais a démenti qu’elle a été acceptée. Après une réunion des partis kurdes à Qamishlo, ces derniers auraient rejeté la rencontre, considérant que les circonstances n’étaient pas "favorables" à de telles négociations. Par ailleurs, l'Union demande un cessez-le-feu bilatéral, le retrait de l’armée des villes syriennes, et qu’une autonomie des régions kurdes soit accordée, avec une administration séparée. Fawzî Şingar s'est dit méfiant envers les tentatives de pourparlers du régime et de son invitation lancée aux partis kurdes, mais sans la rejeter catégoriquement. Selon lui, une telle rencontre ne peut avoir lieu tant que certaines conditions ne seront pas remplies : "Ils doivent retirer tous les tanks des rues et les responsables syriens doivent venir s’excuser à la télévision auprès de tout le peuple syrien pour tous ceux qu’ils ont fait mourir. Ils doivent aussi expliquer où en sont leurs propositions de réformes et ce qu’ils ont réalisé jusque-là. Cela fait 45 ans que le régime parle de réformes mais rien n’a été fait."(rudaw)


Enfin, on ne peut manquer de relever l'extrême fragmentation des forces politiques kurdes en Syrie, avec leurs 12 partis (cela a été jusqu'à 17 ou 18), contrastant avec les autres régions du Kurdistan, mono ou bipartites. N'ayant jamais connu de guérilla sur son sol, et sa lutte ayant toujours été pacifique (ceux qui voulaient en découdre l'ont fait hors de Syrie, dans les rangs du PKK ou, auparavant, avec les Peshmergas d'Irak ou d'Iran) le Kurdistan de Syrie a eu tout à loisir d'expérimenter le débat démocratique et ses inconvénients. Au début de ce mois, l'Union démocratique kurde de Syrie vient d'annoncer la tenue d'une conférence, dans une ville kurde syrienne non encore dévoilée, afin d'unifier leur agenda politique et de peaufiner une stratégie commune qui pèserait peut-être un peu plus sur celle de l'opposition arabe. Selon Ismaïl Hama, le président de l'Union démocratique, 11 partis sur 12 ont accepté cette rencontre. Chaque ville kurde enverra des délégués, choisis parmi les représentants des partis, mais aussi parmi des personnalités indépendantes, intellectuels, représentants de mouvements de jeunesse, etc.

Comme le résume Abdulhakim Bachar, leader du Parti démocratique kurde : "Ce qui se passe maintenant en Syrie sera décisif pour les Kurdes. C'est pourquoi nous croyons nécessaire de nous rassembler et de prendre une décision, une décision kurde."

Mais la conférence aura-t-elle un impact sur les mouvements de rue ? Ciwan Yusuf, au nom de Sawa, se déclare opposé à un tel rassemblement : "La conférence comprendra des Jeunesses kurdes. Mais nous avons signifié notre opposition à cette conférence, parce que les partis veulent ainsi s'octroyer pour moitié le crédit de ce qui se passe aujourd'hui et ne donner au peuple qu'une moitié des sièges. Tenir une telle conférence ne fera que compliquer davantage la situation."

Ne se disant pas opposé à un rassemblement national, Ciwan Yusuf souhaite cependant qu'il soit mieux organisé : "Les partis kurdes n'ont toujours pas clarifié leur position envers le régime syrien. Cela nous rend suspicieux. Nous espérons qu'ils annonceront publiquement leur position envers le régime avant la tenue de la conférence, parce que, de notre côté, nous avons rejeté le régime d'Assad, alors que les partis kurdes parlent encore de négociations possibles avec le régime." (rudaw.net).

Aussi, les buts de la révolution syrienne laissent-ils beaucoup de Kurdes dans l’expectative, en tant que minorité ayant à se défier du monde arabe, mais aussi des islamistes autant portés sur le fantasme de 'l'arabisation' que les baathistes. Quant à la réponse, jusqu’ici modérée, du régime syrien envers les Kurdes, par rapport à la répression dans les villes arabes, elle a plusieurs raisons. D’abord, la propagande du régime selon laquelle les manifestants seraient des fondamentalistes islamistes ne peut s’appliquer aux Kurdes qui, dans leur immense majorité, n’ont jamais versé dans l’intégrisme religieux. De plus, empêtré dans la répression des villes arabes, le gouvernement ne souhaite pas ouvrir un second front dans les villes kurdes. Enfin, la Syrie fait face à des pressions internationales et le fait que de nombreux Kurdes vivent de l’autre côté de ses frontières, que ce soit en Turquie ou en Irak, la dissuade d’ajouter d’autres afflux de réfugiés qui pourraient rencontrer, cette fois, le soutien plus actif de compatriotes, en plus de celui des Kurdes vivant hors du Moyen-Orient.


Autre fait nouveau : alors que, jusqu'ici, dans les manifestations kurdes, étaient brandis les drapeaux du Kurdistan, ou de partis politiques kurdes, on peut voir maintenant, côte à côte, le drapeau de l'État syrien et celui du Kurdistan. Interrogé par le site Aknews, un tweetter kurde, 'Rêber' a répondu que la question des Kurdes de Syrie "réside à Damas et doit être résolu(e) seulement à Damas ; la constitution doit arbitrer cette question. Nous sommes en Syrie, pas au Kurdistan et notre problème a ses sources en Syrie." 

Cette volonté de traiter la question kurde syrienne sans dépendre des grands partis kurdes de Turquie ou d'Irak n'est pas nouvelle. Depuis la fin des années 1990, en effet, avec l'effondrement du PKK en Syrie et la guerre civile au Kurdistan d'Irak, une volonté de ne plus se sacrifier aux causes des Kurdes voisins (comme cela leur était ouvertement requis par le PKK, par exemple) avait poussé les partis kurdes syriens, comme Yekitî, à se concentrer sur des revendications purement syriennes, comme la question des 'sans-papier'. Mais les tentatives de regrouper les dissidents kurdes et arabes sous un front uni se sont toujours heurtées à une méfiance ou une réticence réciproques, les uns craignant le 'séparatisme kurde', les autres ayant eu à se plaindre de nombre de promesses trahies lors des révolutions arabes antérieures.



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