dimanche, juillet 31, 2011

KURDISTAN D’IRAK : BOMBARDEMENTS IRANIENS ET COMBATS INTENSES AUX FRONTIÈRES


Dès le début du mois, les attaques de l’Iran sur des villages kurdes des provinces d’Erbil et de Suleimanieh, en bordure de frontières, ont contraint les habitants d’une vingtaine de localités à fuir leurs foyers. Mais faisant état de la présence de bases du PJAK, la branche iranienne du PKK, en guerre contre Téhéran, le gouvernement a répliqué qu’il se réservait le droit d’ « attaquer et de détruire les bases terroristes dans les zones frontalières », en accusant même directement le président kurde de soutenir et d’abriter volontairement les forces du PJAK sur son sol.

De son côté, le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzanî, a condamné ces attaques. Une délégation de dix députés du Kurdistan d’Irak s’est rendue au village de Choman, à 10 kilomètres de la frontière iranienne, particulièrement éprouvé par les bombardements et a, dans un rapport public, fait état de routes aménagées par les forces iraniennes à l’intérieur du territoire irakien, dans les zones qu’ils avaient pilonnées. Le 18 juillet, un haut responsable des Gardiens de la Révolution iraniens, Delavar Ranjbarzadeh, annonçait « contrôler totalement » trois camps de la guerilla du PJAK ainsi que la région environnante, près de Serdesht, alors que des opérations militaires étaient toujours en cours. Ranjbarzadeh a également affirmé que leur objectif était d’éradiquer totalement les bases du PJAK.

En dehors des pertes civiles, le bilan des belligérants est imprécis et varie bien évidemment selon les sources. Le journal irakien Aswat Al-Iraq a publié l’estimation d’une source militaire irakienne, indiquant qu’une trentaine de soldats iraniens pouvaient avoir trouvé la mort dans les combats. L’Iran, lui, n’a reconnu que la perte d’un membre des Gardiens de la Révolution, trois blessés dans ces mêmes rangs, tandis qu’un « grand nombre » de membres du PJAK aurait été tué, dont un commandant du camp de Merwan. De son côté, le PJAK a déclaré à l’AFP que les Iraniens avaient subi de lourdes pertes près de Panjwin, dans la province de Suleimanieh, entre 150 et 200 tués et blessés, et ne reconnaissait que 4 blessés et 7 morts dans ses rangs.

Les autorités kurdes ont annoncé que le 20 juillet, deux villageois de la région de Choman avaient été arrêtés par les troupes iraniennes et que leurs troupeaux avaient été saisis par les militaires et 11 familles ont dû fuir les combats. Mamand Mami Xali, qui commande les Peshmergas kurdes dans la zone a indiqué que les Iraniens avaient pénétré au moins d’un kilomètre à l’intérieur du Kurdistan d’Irak. Dans un autre village, près de Qaladize (province de Suleymanieh) un homme a été blessé le même jour et l’école endommagée. Le village a dû être complètement évacué. Mamand Mami Xali a aussi fait état de bombardements que l’on pouvait entendre à Haj Omran, dans la montagne de Kodo, à 250 kilomètres au nord-est d’Erbil, ainsi que dans d’autres districts, et d’un déploiement de « forces importantes avec des chars et de l’artillerie ».

D’autres villageois ont confirmé ce que la délégation des députés kurdes avait dénoncé : la construction de routes et de bases militaires, qui laissent présager un début d’occupation de ces zones frontalières. En tout, c’est près de 200 familles kurdes vivant sur la frontière qui ont été déplacées pour des raisons de sécurité et installées dans des campements provisoires. Bernard Douglas, le porte-parole de l’Office international des migrations (OIM), a indiqué que ces familles avaient surtout besoin « d’abris et d’eau », et que l’OIM les avait munis en lits et tentes et kit de purification pour l’eau, fournie, elle, par les autorités kurdes. « Ces familles ne pourront pas survivre longtemps sans aide (...) Beaucoup ont abandonné leurs cultures et leurs troupeaux».

vendredi, juillet 29, 2011

TURQUIE : BRAS DE FER AU PARLEMENT, MONTÉE DES VIOLENCES INTER-ETHNIQUES


La tension politique au parlement turc, après le boycott des députés kurdes élus protestant contre l’emprisonnement de deux des leurs, a eu pour conséquence une recrudescence des affrontements armés et une surenchère politique de la part du BDP.

Le 8 juillet, un accrochage entre l’armée et le PKK tuait un soldat turc et en blessait trois autres, dans la région de Pülümür. Le 11 juillet, deux autres soldats tombaient aux mains de la guerilla kurde, ainsi qu’un civil travaillant pour le ministère de la Santé, non lors d’une opération militaire, mais d’un barrage de route. Des témoins ont affirmé avoir vu des militants kurdes armés arrêter les véhicules, retrouvés abandonnés par leurs occupants. Le 15 juillet, 13 soldats turcs et 7 combattants du PKK ont perdu la vie dans un combat près de Silvan, dans la province de Diyarbakir, ce qui en fait l’affrontement le plus meurtrier depuis 3 ans entre l’armée et les Kurdes, déclenchant une série de « condoléances » de la part de la Maison Blanche et des Etats-Unis.

Le Premier Ministre Tayip Erdogan a annulé ses rendez-vous pour tenir une réunion de crise, avec les plus hauts gradés de l’armée, des forces de sécurité et le ministre de l’Intérieur, Beşir Atalay. De son côté, Cenil Çiçek, le président du Parlement, s’en est pris violemment aux élus kurdes (qui ont annoncé le boycott des séances) en leur demandant de « choisir leur camp », entre, selon lui, la « démocratie, la paix et la liberté » et « le sang, la haine et la barbarie ». Mais Selattin Demirtaş, tout en déplorant les victimes, a dénoncé l’absence de règlement politique de la question kurde, alors que les 36 députés du BDP refusaient de prêter serment au Parlement tant que leurs camarades resteraient emprisonnés.

Le 12 juillet, le CHP, qui refusait aussi de siéger, pour les mêmes raisons, a accepté que ses députés prêtent serment et a même lancé un appel conjointement avec l’AKP au reste des députés poursuivant le boycott, soit les Kurdes. Or, le même jour, le BDP a tenu, lui aussi, une session parlementaire, mais … à Diyarbakir, la capitale du Kurdistan de Turquie, défiant ainsi Ankara, appelant toujours à la libération des députés emprisonnés et réclamant des changements constitutionnels. En l’absence de réponse de la part du gouvernement, le BDP a déclaré que ce parlement de Diyarbakir continuerait de siéger jusqu’à ce que leurs revendications soient acceptées.

Le 15 juillet, cette même « Assemblée du Kurdistan » a proclamé une « autonomie démocratique pour une résolution pacifique de la question kurde ». À cela, la réponse judiciaire ne s’est pas faite attendre et un acte d’accusation a été émis contre les auteurs de cette initiative politique, alors que les 13 soldats turcs tués au combat contribuaient à l’échauffement de l’opinion publique, et faisaient craindre des affrontements entre Kurdes et Turcs dans les villes où les deux groupes se côtoient.

C’est ainsi qu’à Istanbul, lors d’un festival international de jazz, la chanteuse kurde Aynur Dogan n’a pu se produire sur scène, devant un public survolté pour qui ses chansons kurdes étaient une « provocation » après la mort de ces soldats. La chanteuse a dû interrompre son tour de chant, tandis qu’une partie de la salle reprenait l’hymne national turc. L’incident a fait le tour de la presse turque, ainsi que les journaux étrangers, qui l’ont tous jugé inquiétant, comme étant le signe d’une dégradation des relations entre les deux peuples dans le pays, surtout de la part d’un public perçu comme ouvert, jusqu’ici, aux autres cultures. « Ceux-là peuvent être considérés comme le public turc le plus sophistiqué – celui d’un concert de jazz. Ils savaient que quelqu’un allait chanter en kurde et ils ne pouvaient le tolérer. Cela montre la profondeur des blessures, pas seulement chez les Turcs, mais je pense, aussi chez les Kurdes » a commenté Soli Özel, éditorialiste politique du quotidien Haberturk. Selon lui, cet incident est le signe d’une polarisation croissante entre Kurdes et Turcs, en ajoutant que même au plus dur de la guerre, dans les années 1990, il n’y avait pas eu de propagation inter-ethnique des hostilités dans les villes de l’ouest, mais qu’à présent que des millions de Kurdes s’y sont réfugiés, les tensions ont aussi été exportées des régions kurdes. Seli Özel souligne la situation dangereuse à laquelle doit faire face l’AKP : « D’un côté, l’AKP tente d’intégrer les Kurdes dans le système économique, ce qui fait qu’ils y sont plus présents, et que cela créé du ressentiment chez les Turcs qui occupent déjà une position dans ce système. D’un autre côté, comme les Kurdes sont de plus en plus éduqués et peuplent de plus en plus les villes de l’ouest et du sud, ils peuvent exprimer leur colère avec plus de force. »

Des jeunes Turcs ont ainsi opéré des raids d’intimidation dans un bidonville d’Istanbul où vivent majoritairement des Kurdes refugiés depuis deux décennies. Ertugrul Kurkçu, un député turc du BDP a également émis les mêmes pronostics, du côté kurde, en parlant des jeunes générations issues de la guerre, dont les familles ont été déplacés, tuées ou traumatisées de diverses façons par le conflit : « Leur hostilité envers l’État actuel est même plus farouche que chez la génération précédente. Ils ne sont pas enragés sans raison. Ils vivent dans une atmosphère très sauvage, pas seulement en raison des conditions de vie physiques, mais aussi mentales, avec plus aucun respect pour le gouvernement, mais aussi envers la société. »

jeudi, juillet 28, 2011

AZERBAÏDJAN : UN GROUPE KURDE RECLAME DES DROITS CULTURELS ET POLITIQUES


Le 2 juillet, s’est tenue à Bakou, capitale de la république d’Azerbaïdjan, une conférence de presse au nom de la communauté kurde du pays, afin d’alerter l’opinion sur les menaces d’acculturation et de disparition qui pèsent sur leur communauté.

Tahir Suleymanov, rédacteur du journal « Diplomat » a lu devant les journalistes et le public présents, un appel rédigé au nom des Kurdes, à l’adresse du président azéri Ilham Aliyev. Dans cet appel, il insistait sur le besoin qu’ont les Kurdes, comme tous les autres groupes ethniques vivant dans le pays, d’avoir des écoles où l’on enseigne en kurde, ainsi que des programmes télévisés ou des pièces de théâtre dans leur langue maternelle, afin de préserver « leur identité nationale ».

Tahir Suleymanov a également pointé l’absence de représentant kurde parmi les 125 députés du parlement de Bakou.

Des media russes, également présents, ont souligné que jusqu’ici, les revendications des Kurdes d’Azerbaïdjan ne s’étaient jamais fait entendre, cette communauté préférant, au contraire, ne pas mettre en avant ses origines, « par prudence ». Cette méfiance peut s’expliquer par les liens politiques entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, les Kurdes étant plutôt vus comme proches des Arméniens, et le confit du Haut-Karabagh a exacerbé les tensions nationalistes de part et d’autre. Aussi l’agence russe Regnum a émis l’hypothèse que l’initiative de Tahir Suleymanov devait être soutenue par le PKK, bien que le parlement azéri ait toujours refusé, malgré l’insistance d’Ankara, de désigner officiellement l’organisation kurde comme « terroriste ».
Les Kurdes vivant en Azerbaïdjan sont estimés à environ 70 000, soit moins de 1% de la population de cette république. Une entité territoriale autonome, le « Kurdistan rouge » avait vu le jour entre 1923 et 1930, sous l’impulsion des Soviets. Elle comprenait des régions situées actuellement en Azerbaïdjan entre le Nagorny-Karabakh et des zones frontalières avec l’Arménie occidental et l’Iran. Mais à la fin des années 1930, la majeure partie des Kurdes de Transcaucasie furent déportés, sur ordre de Staline, au Kazakhstan, où vit encore une communauté kurde, beaucoup plus active et plus visible sur le plan culturel.

Albert Ruel Tamras


Ou Albert Rouil ou Rowel, toutes les orthographes se trouvent. Âgé de 67 ans, il vient tout juste de mourir hier, à Phoenix, Arizona. C'était un Assyrien/Syriaque, grand chanteur et grand joueur de tenbûr qui vivait donc aux États-Unis depuis 2000, et était originaire d'Irak. Il a enregistré pour la première fois à Bagdad, en 1966, sous le label Bashirphone. À ses débuts, sa voix assez nasillarde rappelle un peu celle du chanteur kurde Hasan Zirek.

Par la suite, la voix évolue vers des tonalités plus claires et plus amples, comme on peut l'entendre dans cet album enregistré presque 10 ans plus tard.




Avec l'âge, sa voix se fera plus sourde, plus feutrée, mais gardera son amplitude et sa chaleur.



Si vous ne voyez guère de différence entre sa musique et la musique kurde, c'est que c'est la même, seule la langue diffère, comme pour les juifs du Kurdistan. C'est en fait une musique purement "Irak du nord" comme disent certains, ou 'Iraqî Edjem comme on disait au Moyen-Âge, c'est-à-dire totalement dépourvue d'influences arabes.

radio : cuisine

Vendredi 5 août à 12 h 00 sur France Culture : Aux sources du Croissant Fertile : la cuisine alépine, d'Arménie et du Liban. Avec Alain Alexanian, Andrée Maalouf, Lisa et Ziad Asseily, du restaurant Liza à Paris. Voyage culinaire sur le continent européen (5). On ne parle pas la bouche pleine ! A. Kruger.

mercredi, juillet 27, 2011

Le crétin (pardon martyr) du mois

Et l'heureux gagnant est Mohammed Nassif Jassem al-Hamdani de Hawija (Kirkouk), qui s'est fait lui-même sauter quand sa propre voiture piégée a explosé dans son garage. Et comme ce fin bricoleur avait le sens de la famille, il a généreusement embarqué deux de ses gosses (respectivement 10 et 11 ans) avec lui pour son aller simple au Paradis des martyrs, tandis qu'une vingtaine de voisins sont blessés. Bon Ramadan à eux.

(Source news.com.au).


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

mardi, juillet 26, 2011

Roohafza Ensemble



Des musiciens presque tous d'Ispahan, purs Perses, donc, mais ayant adopté le tenbûr, l'instrument national kurde, et s'inspirant des musiques yarsans de Kermanshah, tout en se réclamant aussi de l'héritage spirituel de Rûmî. L'Ensemble Roohafaza a été fondé en 1998, par le compositeur et musicien Aliasghar Rahimi. Ils se sont produits le 19 juin dernier à Londres et répondaient à une interview de Six Pillars :

Six Pillars – Comment votre groupe s'est-il formé et qu'est-ce qui vous a amené à jouer ensemble ?
Shahab Hamidi Manesh – L'Ensemble Roohafza Tanbour (Les Joueurs de Tanbour d'Ispahan) a été fondé en 1998 à Ispahan-Iran par le chef d'orchestre et compositeur Aliasghar Rahimi, un maître du tanbour.  Le tanbour est un ancient instrument kurde et persan, qui n'est pas très populaire dans la plupart des régions d'Iran, et est même inconnu à Ispahan. Le tanbour est majoritairement prédominant dans les régions kurdes à l'est de l'Iran (surtout Kermanshah). Ce qui est intéressant, concernant l'Ensemble Roohafza, est que, alors que la plupart de nos musiciens sont d'Ispahan, tous jouent du tanbour, et tous ont été initiés au tanbour par M. Rahimi lui-même. Aussi, il est naturel que nos goûts en matière de musique, de composition et de sentiments soient très proches et complémentaires. “Roohafza” se traduit comme tel : Rooh, c'est l'âme, le souffle ;  afza : ce qui renforce, améliore, accroît.
SP – Quelle est l'importance de la foi dans votre groupe et votre musique ? 
SHM – Bien sûr, les croyances d'un artiste nous informent toujours sur l'infrastructure de sa pensée. Dans nos croyances, nous sommes très proches les uns des autres. Par exemple, nous respectons tous sincèrement la pensée de Rûmî.  Mais cela ne veut pas dire que nous créons notre musique en accord avec une foi particulière ou pour promouvoir quelque 'isme' que ce soit. Je dois dire que le tanbour est très respecté dans certaines croyances kurdes, comme les Ahl-e Haqq  (ou Yarsan ; une religion fondée  par Sultan Sahak à la fin du XIVe s. à l'ouest de l'Iran), et jouer et prier à l'aide du tanbour est un aspect de leur religion. Malgré cela, nous sommes tous musulmans, mais comme je dis, nous ne faisons la promotion ni ne suivons aucune foi en particulier.
SP – Que pensez-vous, personnellement,  des musiques que l'on dit 'sans âme' et qui exalte à la place les plus sombres aspects de la personnalité humaine ?
SHM – À cette question, je peux répondre ainsi : certaines musiques font s'envoler l'esprit et le cœur, leur font penser ou imaginer un ciel ;  ces musiques-là imprégneront votre esprit et vos sentiments, même longtemps après les avoir écoutées ; parfois même,  durant toute votre vie, vous vous souviendrez d'un morceau de musique et cela aura toujours un effet sur vous. D'autre part, certaines musiques feront descendre plus bas et plus bas encore l'auditeur, en d'autres termes, dans la ténèbre. Ces musiques finissent quand finit leur écoute. Ces sortes de musiques ont un effet très court, faible, et peut-être négatif. Je préfère ne pas les appeler 'musique' mais 'sons distrayants'. 'Musique' est un nom qui doit être donné avec respect, la musique vient du divin. Rûmî dit cela dans ses poèmes :
Nous sommes tous des composantes d'Adam et avons entendu ces tons dans les cieux, le son du tanbour et de quelques autres instruments sont un peu semblables à ces tons.
ما همه اجزای آدم بوده ایم در بهشت این لحن ها بشنوده ایم ناله تنبور و بعضی سازها اندکی ماند بدان آوازها

SP - Qu'est-ce qui différencie les musiques iraniennes des autres musiques du Moyen-Orient ?
SHM – Selon des sources historiques, la musique perse et ses  instruments sont à l'origine de la plupart des instruments du monde.  Par exemple, Ziryab qui a créé la première guitare, ou Barbod, etc. Le tanbour est aussi le premier instrument perse à cordes, cela remonte à sept mille ans. Ainsi, la musique perse est resté très pure et originale, et a gardé ses caractères propres et la personnalité des peuples appartenant à cette culture. La musique persane, je dirais, est plus émotionnelle, relaxante et paisible, si l'on compare avec d'autres styles musicaux.
Chez Roohafza, le tanbour, le ney et le daf sont les principaux instruments. Chacun d'eux est l'un des plus anciens ou le plus anciens instruments de sa catégorie (cordes, flûte ou tambour).
SP – À quoi peuvent s'attendre les gens dimanche ? 
SHM – Les gens peuvent s'attendre à un genre de musique qu'ils n'entendent pas souvent. La nôtre est  une forme particulière de la musique mystique et émotionnelle, jouée avec les poèmes persans de Rûmî, qui nous transportent tous au ciel pour un instant, inshallah. Nous ne donnerons pas dimanche une musique habituelle de concert. Ce sera plus une 'assemblée spirituelle'. Nous nous rendrons là-bas pour avoir une nuit d'extase sublime et jouir de l'ivresse de ce vin céleste qu'est la musique, ensemble, avec d'autres gens. Ce sera une 'nuit de l'Unité'. 
هر نفس آواز عشق میرسد از چپ و راست ما به فلک میرویم عزم تماشا که راست
À chaque souffle, à chaque instant, le signe de l'Amour vient de tous côtés,
Nous montons vers le ciel,  qui ne serait pas assez résolu pour regarder ?



vendredi, juillet 22, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (11 et fin)

Figure hittite sculptée sur la roche du château de Gerger



"Cette nuit-là, je me livrais à une enquête minutieuse au sujet d'une grotte carrée qui avait été creusée, des milliers d'années auparavant, sur la face d'une falaise perpendiculaire de calcaire massif, sur un des côtés du château. Est-ce qu'elle contenait des inscriptions ou des sculptures ? Les indigènes ne savaient pas. Le jour suivant, je descendis le fleuve sur quelques miles, jusqu'à un vieux monastère syrien, plâtré comme un nid d'hirondelle à mi-paroi du canyon de l'Euphrate, qui ne faisait ici que quelques quatre cents pieds de profondeur, mais très étroit. Sur le mur du monastère, il y avait une inscription syriaque sur une grande pierre encastrée dans le mur, à six pieds au-dessous du toit. Comme j'étais assis sur une boucle de corde, dansant dans le vide, les guides, du toit, crièrent soudain : "Regardez, regardez en bas, dans la rivière !" Je regardais, et là, loin au-dessous de nous, dans l'eau jaune et boueuse, il y avait le corps d'un homme qui passait rapidement, en flottant. Quand on m'eut tiré en haut du toit, je m'enquis de quel sorte d'homme il pouvait s'agir. Les guides haussèrent seulement les épaules et l'un dit : "Je suppose que les Kurdes l'ont tué en amont du fleuve et l'y ont jeté. Peut-être qu'ils l'ont volé. Ils font souvent des choses semblables."
Au village, les domestiques firent observer : "Savez-vous ce que les Kurdes ont fait quand vous êtes partis ? Ils ont dit : "Cet étranger ne peut pas nous duper. Il a posé des questions sur la grotte parce qu'il a lu sur l'inscription que le trésor y était enterré." Aussi ils ont pris une corde et ont laissé l'un d'eux y descendre. Il a tâtonné un peu partout dans la saleté et puis a dit qu'il n'y avait rien. "Tu es un menteur", ont dit les autres. Un deuxième homme est descendu et a fait le même apport. Un troisième a dû y descendre aussi avant que les Kurdes ne croient finalement qu'il n'y a pas d'argent dans la grotte."
Les Kurdes sont plein d'idées étranges au sujet des ruines. Un jour, la conversation tomba sur la dureté du mortier d'un certain mur antique. "Savez-vous pourquoi il est si dur ?" dit l'un. Je vais vous le dire. Ce château a été bâti par un grand roi, qui possédait un énorme troupeau de poules. Quand il a construit le château, il a creusé un énorme fossé. Toutes les nuits il ramassait les œufs de vingt mille poules et les mettait dans le fossé. Le jour qui suivait, ses hommes cassaient les œufs et les utilisaient comme mortier. C'est pourquoi les murs sont si solides."
Aussi crédules, féroces et intraitables que sont les Kurdes, c'est néanmoins un peuple qui a une vraie force de caractère. Ils sont de nos jours une menace pour un régime constitutionnel en Turquie. Ils sont eux-mêmes régis en partie par un système patriarcal, en partie par un système clanique et en partie par un système féodal, et tous ont connu l'amère expérience de la loi haïssable d'un gouvernement despotique. Maintenant, on leur donne soudain l'occasion d'un régime constitutionnel. Ils s'en soucient peu ; mais s'ils parviennent à le comprendre, ils deviendront parmi ses plus ardents partisans. Depuis trois mille ans, ils vivent la même vie simple et sauvage, loin de tous les autres hommes, et en lutte contre tous les hommes. Maintenant, sans que cela soit de leur fait, les idées modernes viennent à eux. Il est difficile de prévoir si les récents changements dans le gouvernement de la Turquie auront un quelconque effet sur eux, ou s'ils continueront de vivre sous l'influence de leurs seules montagnes et par les dures conditions de leur environnement immédiat."

National Geographic, février 2009.



Une famille arménienne, soit un père, le fils, la mère et un domestique (de gauche à droite)
Les longues manches de leur vêtement de dessous sont arrangées de quatre façons différentes. En hiver, on en use en place de gants. Le pilon de pierre et les gourdes pour l'eau sont communs dans les régions isolées.

Un groupe d'Arméniens s'apprêtant à dîner

Leur costume montre dans quelle mesure ils sont influencés par l'Occident. Certains portent la tunique, d'autres sont vêtus des larges pantalons turcs, et l'un a adopté l'étroit pantalon européen, et en éprouve ainsi l'inconvénient quand il faut s'agenouiller ou s'asseoir en tailleur comme font les autres. 



Arméniens construisant un radeau de peaux gonflées sur la rive de l'Euphrate

Le radeau, en partie achevé, a été soulevé afin d'en montrer sa construction. La femme à droite apporte de l'eau du fleuve à boire. Elle en puise avec sa gourde, de la main droite.



Le château de Gerger, occupé successivement par les Hittites, les Romains et les Sarrasins

La taille peut être évaluée au regard des figures à l'entrée.



Monastère syrien bâti sur le mur du canyon de l'Euphrate

jeudi, juillet 21, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (10)


"Après sept jours passés en descendant l'Euphrate, nous séjournâmes au château pittoresque de Gerger,sur un pic au-dessus des contreforts qui donnent sur les grandes plaines de Mésopotamie. Là, nous restâmes quelques jours dans un village occupé en partie par des Kurdes en partie par des Arméniens.
Un jour, je sortis pour copier une inscription grecque datant de l'époque du Christ. Une vingtaine de Kurdes au teint basané, vêtus d'une culotte de coton blanc, d'une chemise blanche et de gilets gaiement brodés, me suivaient. Alors que je copiais l'inscription grecque, ils s'appuyèrent sur leurs longs fusils et parlèrent à voix basse, et finalement, semblèrent prendre une décision. Après quoi, ils partirent tous tranquillement. Puis j'entendis coup de feu sur coup de feu, venant apparemment de la porte du château.
Quand je sortis, l'élégante inscription arabe sur la porte paraissait avoir été fraîchement écornée et défigurée. De toute évidence, les Kurdes avaient tiré dessus. De retour au village, les serviteurs expliquèrent la chose telle qu'ils l'avaient entendue des Kurdes eux-mêmes. Les Kurdes, à ce qu'il semble, croient que toutes les inscriptions indiquent où l'or est enterré. En regardant cet étranger copier l'inscription grecque, ils se dirent entre eux : "Nous ne pouvons plus l'arrêter maintenant ; il a copié celle-ci et va trouver l'or. Allons dehors et abîmons l'inscription sur la porte, ainsi il ne pourra pas du moins trouver cet or-là."

National Geographic,  février 1909.

Légende : Un Kurde traversant l'Euphrate sur une peau gonflée.

radio : cuisine, ismaéliens, jordi savall, nicolas bouvier, baas



Du lundi au vendredi 29 juillet, à 12 h 00 sur France Culture : Voyage culinaire sur le continent africain et le Moyen-Orient. On ne parle pas la bouche pleine, A. Kruger.


Mardi 26 juillet 

– à 13 h 30 sur France Inter : La secte des "Assassins", avec Anne-Marie Eddé, historienne. La Marche de l'Histoire.

– à 20 h 00 sur France Musique : Concert de Jordi Savall, à la viole de gambe, en direct du château du Lac, Genval (Belgique). Musiques ottomanes et traditionnelles sépharades, arméniennes et occidentales

– à 22 h 10 : Nomad's Land. Sur les traces de Nicolas Bouvier (Semelles de vent 3) ; avec Blaise Hofmann, lauréat du prix Nicolas Bouvier 2008). Figures libres, A. Coudin.

Jeudi 28 juillet à 13 h 30 sur France Inter : Le parti Baas et le panarabisme, avec Farouk Mardam Bey, écrivain et éditeur. La Marche de l'Histoire.

mercredi, juillet 20, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (9)


"Plus tard nous parvînmes à une gorge isolée, des rochers nus s'élevant près du fleuve et que couronnaient les ruines d'un ancien château, utilisé d'abord par les Khaldes, puis par les Romains et finalement par les Sarrasins. À ses pieds gisaient la mosquée en ruine de Pertag, une ville qui fut transportée en un autre lieu il y a près d'un siècle parce que les soldats y prenaient leurs quartiers chez l'habitant durant la moitié de l'année.
Des mois plus tard, je visitai la nouvelle ville – un lieu pittoresque au pied des montagnes de calcaire massif, blanches et brûlantes, d'où jaillissaient des torrents d'une eau claire et froide, entretenant les arbres et les vignes poussant en tonnelle autour des maisons de pisé aux toits plats. Alors que mon compagnon et moi étions assis sous les mûriers que l'on trouve partout, nous régalant d'une pastèque à la chair jaune et aux graines brunes, un homme en guenilles, échauffé, épuisé et le souffle court, surgit, se précipitant jusqu'à une maison où vingt soldats logeaient à fin d'assurer la paix. Des cris s'élevèrent immédiatement ; on mena les chevaux dehors ; on vit les soldats ramasser armes et munitions ; les villageois surgirent de leurs maisons ou de leurs champs, avec une excitation sauvage, chargeant leurs longs fusils tout en marchant. Il apparût que trois ou quatre cents moutons appartenant au village avaient été menés aux pâturages à une journée de distance. C'est alors qu'une bande de Kurdes kizilbash fondit sur eux. Un berger fut abattu d'un coup de feu, les autres s'enfuirent. À présent, tout le village partait pour tenter de rattraper et de punir les voleurs. Je ne sus comment cela tourna, car nous dûmes poursuivre notre voyage. Le gouvernement avait si peur qu'un préjudice arrivât aux étrangers de notre groupe que l'on insista pour augmenter notre escorte, les jours suivants, de quatre, puis sept et finalement seize soldats."
National Geographic, février 2009.

Légende : Soldats turcs traversant le Munzur Su, une branche de l'Euphrate, au moyen d'un petit radeau de peaux, remorqué par un cheval apeuré. 

mardi, juillet 19, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (8)


"Lors de ce voyage le long de l'Euphrate, notre premier contact avec les Kurdes fut à un bac. Alors que nous glissions vers le bac, les draviers arméniens dirent : "Vous voyez ce bateau ? Il appartient au village au-dessus du nôtre. L'hiver dernier, le vieux bateau appartenant aux Kurdes fut emporté dans un remous.  Dès que l'eau tomba, ils montèrent au village de nos voisins et emmenèrent leur bateau. Et que pouvaient faire les pauvres Arméniens ? Ils n'ont pas de fusils. Les Turcs les leur ont tous pris."
Comme nous flottions en direction des Kurdes, nous nous approchâmes de la rive, et finalement nous nous arrêtâmes près d'eux. "Bakshish ! Bakshish ! Un cadeau !" fut leur salutation. "C'est notre bac et vous devez nous payer." Cela ne faisait pas de différence, à leurs yeux, comme nous le leur fîmes remarquer, que nous eussions notre propre moyen de locomotion, et que nous avançassions sur le fleuve, et non en le traversant. Ils se saisirent de leurs longs fusils à silex et se préparèrent à tirer. Ce n'est que lorsque nous soulignâmes le fait que, dans notre groupe, il y avait un consul, qu'ils nous laissèrent partir sans payer et sans coup de feu."
National Geographic, février 2009.

Légende : entrée de la principale gorge de l'Euphrate.

lundi, juillet 18, 2011

'Ô vieillesse ennemie !'

Lalihan Akbay, âgée de 102 ans, est actuellement poursuivie pour "propagande en faveur d'une organisation terroriste", ayant participé à une commémoration (mawlid), le 16 avril dernier, organisée par le bureau du BDP (parti pro-kurde) de Tatvan en mémoire de son fils, un membre du PKK mort le 16 avril 1985. 

Le procureur de Bitlis, qui avait lancé l'accusation contre Zahide Karakaşlı, co-présidente du bureau du BDp de Tatvan, à l'origine du mawlid a tenu à poursuivre en même temps la propagandiste centenaire ; devant la lourdeur du dossier (c'est quand même un gros poisson qu'on vient de pêcher dans les eaux troubles des milieux activistes), l'accusation vient d'être transférée au procureur de Van. Ce dernier, recevant la visite de Tevif Albay, fils de la criminelle, lui a intimé l'ordre de revenir dans 10 jours. C'est que ça prend 10 jours d'intenses réflexions, un procureur turc, avant de pouvoir statuer en son âme et conscience, sur la dangerosité d'un tel cas.

En fait, il a raison de se méfier, cet homme. Ne serait-ce pas là un tournant stratégique dans la tactique de recrutement des ennemis de la République ? On connaissait les armées d'enfants en Afrique noire, les adolescents qui se ficellent avec des explosifs au Moyen-Orient, le PKK aurait-il inventé une nouvelle forme de recrutement terroriste, avec des commandos de centenaires ? À bien y réfléchir, cela n'offre que des avantages : vu la lenteur des procédures, le temps que le jugement aboutisse, il a toutes chances d'être posthume (ce qui remédierait au moins utilement à l'engorgement des prisons) ; une fois arrêtés, les dangereux comploteurs, s'ils s'avèrent être sourds comme des pots, ne pourront pas balancer leurs informations lors des interrogatoires, puisqu'ils ne seront pas à même d'entendre les questions. Et quand même les policiers, épuisés de s'époumoner, penseraient à utiliser un porte-voix : TU VAS L'AVOUER TA PROPAGANDE TERRORISTE, L'ANCÊTRE ? étant donné qu'à cet âge la mémoire flanche, ils ne seront plus capables de se souvenir de quoi que ce soit de très précis concernant leurs faits d'armes, en admettant qu'ils soient encore à même d'articuler des aveux audibles… Certains seraient capables de dénoncer la planque de Sheikh Saïd Riza  ou d'avouer avoir voulu perpétrer un attentat contre Kemal Atatürk… Défendre la patrie n'est décidément pas une sinécure. Les Turcs accusent souvent les Kurdes d'être des terroristes au berceau ; voilà qu'ils découvrent que même un pied dans la tombe, le séparatisme ne faiblit pas.

(source Bianet et Yol).


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (7)


"Les coutumes, le mode de vie, les croyances des Turcs et des Arméniens sont assez bien connus, mais pour les Kurdes, cela a été, en comparaison, très peu étudié. Quelques exemples vous donneront une idée de certaines caractéristiques kurdes, parmi les plus dignes d'être mentionnées. Au printemps 1901, l'auteur, en compagnie du professeur Thomas H. Norton, consul des États-Unis à Harpout, a pu faire un voyage de deux cent miles, descendant l'Euphrate en franchissant la grande série de canyons avec laquelle le fleuve traverse les monts du Taurus. Ce périple n'avait été accompli qu'une seule fois auparavant, par le grand général allemand von Moltke, en 1838.
Le radeau était fait de peaux de moutons entièrement écorchés et gonflées d'air. Trente de ces peaux, semblables à de grandes vessies, avaient été liées sous une armature de poteaux et faisaient un fabuleux radeau flottant. Les rapides abondaient et nos draveurs arméniens craignaient de s'y engager. Par conséquent, nous nous livrâmes d'abord à d'ardus portages autour des rapides, les uns après les autres, grimpant haut sur les parois abruptes du canyon et descendant le long des pistes rocailleuses.
Au fur et à mesure, le canyon devint si étroit qu'il fut impossible d'escalader ses parois et nous fûmes obligés de naviguer sur les rapides, bien plus larges que ceux autour desquels nous avions péniblement grimpés. Nous fûmes régulièrement trempés par de hautes vagues venant se briser sur nous, au bas de nappes d'eau lisses et pentues, sur lesquelles le radeau semblait descendre comme sur un toboggan. Une fois, un des des hommes fut jeté à l'eau par une vague, mais fut rattrapé par ses compagnons, qui le saisirent par le pan de sa robe avant qu'il ne disparaisse. Une fois, le radeau cogna contre des rochers au milieu d'un rapide tumultueux, mais par chance il ne se disloqua pas et nous traversâmes sains et saufs."
National Geographic, février 1909.

samedi, juillet 16, 2011

Comment le Paradis fut trouvé, traduit, perdu et retrouvé ou Histoire du 'plus beau livre du monde'


"Au IXe siècle, Moses Bar Cephas, évêque de Mossoul, rédigea en syriaque le plus beau livre du monde. Il comporte sept cents chapitres. Moses Bar Cephas intitula l'ensemble de ses cahiers Le Commentaire du Paradis.
Moses y consigne tous les détails qui se rapportent au bonheur.
Bonheur au jardin
Première volupté charnelle.
Premiers bonheurs que connurent Ève et Adam dans les arbres et auprès de serpents, nus, choisissant des fruits, caressant les feuilles."
Pascal Quignard, Sur le Jadis, Dernier Royaume II.

Traduit en latin par Andreas Masius en 1569, à Anvers, ce traité du Paradis eut une grosse influence sur l'Édenologie de la Renaissance et de l'époque classique. Dans son History of the World, Walter Raleigh s'appuie sur lui pour contester, comme Moses, qu'Adam était de taille si gigantesque que, pour lui, un océan n'était guère plus profond qu'une mare où patauger et pour identifier l'Arbre de la Connaissance à un figuier (v. The Embrace of a fig-tree : Sexualityand Creativity in Midrash and in Milton, Jeffrey S. Shoulson). L'histoire de la traduction et de la perte et du retour du texte original syriaque est raconté par Leo Depuydt dans le Journal of Syriac Studies, vol. 9, nº 2, July 2006 :


"La première œuvre du nº 17 est d'un grand intérêt. C'est une copie du Paradis de Moses bar Kepha. Cet ouvrage est pour le moment seulement accessible au public dans sa traduction latine du XVIIe siècle, réimprimée dans la  Patrologia Graæca de Migne. La genèse de cette traduction est étroitement liée avec l'essor des études syriaques en Europe. Le traducteur était l'éminent humaniste flamand Andreas Masius. Né près de Bruxelles en 1514, Masius est reçu en 1533 comme Magister du célèbre Collège trilingue de Louvain, où, en plus des trois saintes langues —l'hébreux comme langue de l'Ancien Testament, le grec comme langue du Nouveau Testament et le latin comme langue de la Vulgate—plusieurs autres langues orientales étaient enseignées. Masius fut l'un des trois ou quatre pionniers qui jetèrent les bases de la discipline moderne des études syriaques. Il restera dans les mémoires pour avoir produit les premières études solides en linguistique syriaque, dont une grammaire et un dictionnaire, tous deux publiés à Anvers vers 1570. Ce qui est remarquable, c'est qu'il a publié la totalité de son Opus syriaque durant les quatre dernières années de sa vie. 
Masius voyagea dans toute l'Europe au service de diplomates.Vers 1550, il était à Rome, où il rencontra un érudit de Mardin appelé Moses, qui devint son tuteur syriaque. Moses était venu du Proche-Orient avec un important manuscrit qui lui avait été confié vraisemblablement par son évêque, comme un exemple représentatif de théologie syriaque. Il contenait le De Paradiso de Moses bar Kepha. Masius acheta le manuscrit et traduisit le texte, mais il ne publia que sa traduction et non le texte syriaque. On sait, cependant, qu'il en a extrait du texte pour son dictionnaire syriaque, si bien qu'au moins le vocabulaire de ce texte a été en partie imprimé. Mais l'identité et la localisation du manuscrit syriaque utilisé par  Masius me sont inconnus. La traduction  fut sans aucun doute un exploit intellectuel pour l'époque. Elle a dû contribuer significativement à préparer Masius à la rédaction de la première grammaire scientifique du syriaque classique.
Une bonne copie du De Paradiso est maintenant dans la Beinecke Library. Si l'on recherche d'autres copies, il n'est pas besoin d'errer dans les églises et monastères du Moyen Orient ni de fouiller dans les archives des bibliothèques européennes. Une expédition dans les notes de bas de page des ouvrages d'Arthur Vööbus suffit. Vööbus mentionne d'autres copies du De Paradiso. L'une d'elles, maintenant au Moyen-Orient, est jusqu'à présent connue comme la plus ancienne. Elle date de 1364/65. Le manuscrit de la Beinecke, comme l'indique son colophon, est de 140 ans plus vieux. Puisque Moses mourut vers 900, la copie Beinecke ne vient que trois siècles et demi plus tard après le manuscrit autographe. Sur la bases des copies existante, il devrait être possible d'établir une édition critique du De Paradiso. Cela pourrait être utile, parce que la traduction latine de Masius n'est jamais littérale.En fait, un contemporain de Masius, Torrentius, pensait que cette publication était indigne de lui. Une édition de ce texte viendrait aussi à propos alors que Moses Bar Kepha est une étoile montante. Il a été récemment établi que d'éminents auteurs comme  Dionysius bar Salibi et Barhebraeus ont cité Moses." Syriac Studies, vol. 9, nº 2, July 2006 

Le 29 mars 2009 eut lieu à l'université de Yale la Dorushe Annual Graduate Student Conference on Syriac Studies. Yonatan Moss, de Yale, y faisait une présentation du manuscrit contenant la version originale syriaque du De Paradiso, conservé à la bibliothèque Beinecke.

vendredi, juillet 15, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (6)


"À cinq ou six cents pieds au-dessus de la dernière demeure de la fille arménienne,  une grotte de calcaire massif contient une tombe, réputée pour être celle d'un saint mahométan du nom de Hassan. La tombe supposée est énorme en taille, couverte d'une grande quantité d'argile séchée, ornée de velours et de guirlandes apportés par les pieux adorateurs. L'arrière de la grotte est partiellement cloisonné à partir de la partie qui contient la tombe, et là, dans un renfoncement, toutes sortes de détritus y sont amassés – os, tendons et cartilages venant des sacrifices que les pèlerins ont dévorés près de la tombe. De l'extérieur de la grotte, on voit le lieu des sacrifices : un grand autel carré fait de pierres brutes, couvert du sang foncé d'innombrables victimes offerts par les Turcs, les Kurdes et les Arméniens à travers les âges, chacun eux pouvant également prétendre à la palme de la plus grande vénération. Près de l'autel principal s'élève un autre plus petit, édifié sur les cornes des sacrifices. De grandes poutres ont été posées entre cet autel et un rocher voisin, où sont suspendus de grands chaudrons  de cuivre, dons des pèlerins à l'usage des offreurs de sacrifices. Personne n'ose toucher à ces objets sacrés en dehors de leur usage légitime, et les chaudrons comme les offrandes de velours et de guirlandes restent intacts dans une région où tout le reste est constamment sujet au vol.
Le joyau de ce saint lieu, sur cette courbe de l'Euphrate, est l'église ruinée de Mushar Killisseh, ou Surp Aharon (saint Aaron) comme la nomment les Arméniens, au sommet de la montagne, à 2400 pieds au-dessus du fleuve. Les hommes qui l'ont bâtie devaient être épris de spectaculaire ou avaient un grand désir, soit de sécurité soit d'isolement. Autrement, l'église n'aurait sans doute pas été construite sur un site si inaccessible, à moins que, d'aventure, le lieu ait été choisi à l'origine comme un endroit sacré par des adorateurs du soleil. L'intérêt principal des tombes de Mushar Dag réside dans le fait qu'elles indiquent combien les races apparemment diverses du haut Euphrate sont en réalité unies les unes aux autres. En dépit de la conquête et de la différence raciale, en dépit de la diversité des modes de vie, occasionnée par le contraste entre les plaines fertiles et les montagnes nues, toutes les races continuent de vénérer les tombes de leurs lointains prédécesseurs." 

Légende : un radeau entier faits de peaux de moutons gonflées.


National Geographic, février 1909.

jeudi, juillet 14, 2011

'ce qu'il y a de plus mystérieux, ce n'est pas la nuit profonde, c'est le grand jour à midi'

"On dit par exemple que ce qu'il y a de plus mystérieux, ce n'est pas la nuit profonde, c'est le grand jour à midi, le moment où toutes les choses sont étalées dans leur évidence, où se dénude le fait même de l'existence des choses. Le fait qu'elles sont là est plus mystérieux que la nuit, qui éveille des pensées de secret. Un secret se découvre, mais un mystère se révèle et il est impossible de le découvrir."
Vladimir Jankélévitch, Penser la Mort.

Intéressante mise au point de Jankélévitch, qui réfute toute analogie entre secret et mystère, à contre-courant de l'opinion commune qui les assemble : 'faire des mystères, garder le secret ; ne pas tout dévoiler, tout révéler, laisser le mystère sur les choses, les émois, les faits'. Rien n'est plus mystérieux, au sens d'énigmatique, que l'être, l'existant, l'évidence de ce qui est au grand jour. Classique énigme : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? et ce qui est étonne et rend coi, plus que ce qui n'est pas. Paradoxe piquant à l'heure où il est d'une bonne tenue morale de dénoncer la transparence, le dévoilement, la révélation, le coming out général, au silence, au secret, à la pudeur, en imaginant que le mystère ne survit dans les seconds… 

Le Zahir masquerait le Batin ? Pour Sohrawardî, au contraire, ce n'est pas la vérité qui est cachée, la vérité est apparente, ce sont les yeux qui se ferment, ou se détournent devant le mystère (impuissance ou mauvaise volonté ? déficience de la pupille ou dérobade pleutre ?)  La banalisation des visages et des corps nus serait prévenue par les voiles de la pudeur ? Pour Levinas, c'est au contraire le visage de l'autre, révélé devant moi, qui est le plus grand mystère, la plus grande injonction à tout stopper, devant l'évidence énigmatique de la nudité : "Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait" (Éthique et Infini). Quant au voile que l'on voudrait apposer sur l'être,




– Eh quoi! n'est-ce donc que cela?
La toile était levée et j'attendais encore.

C. Baudelaire.

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (5)


"En de nombreuses places, Turcs, Kurdes et Arméniens révèrent les mêmes lieux saints – des endroits qui ont été probablement sanctifiés dès les jours lointains où les païens combattaient les Assyriens ou s'opposaient à la marche de Xénophon. L'un des ces lieux les plus remarquables est situé dans la montagne de Mushar Dag, au creux d'un méandre fortement coudé de l'Euphrate qui entoure les monts de Harpout non loin de Malatya.
Près du fleuve se dresse un grand rocher, façonné par une antique race du nom de Khaldes, dans un château dont les principales caractéristiques sont ses innombrables terrasses, marches, citerne et tunnels sculptés dans le calcaire massif. Quatre cent pieds au-dessus de la face brune et nue de la montagne, une grossière plate-forme de boue et de pierres passe pour être la tombe d'une sainte fille arménienne qui prenait soin d'une église en ruines s'élevant deux mille pieds plus haut, tout au sommet de la montagne. À côté de la tombe, un buisson épineux décharné, est paré d'une multitude de chiffons flottants, de toutes les teintes.
Alors que l'auteur s'était arrêté devant lui, son guide arménien souleva la robe de coton qui lui tombait à mi-chevilles et déchira du bas de son vêtement une bande de tissu. Puis il la noua au buisson. "C'est pour quoi faire ?" demandai-je. "Êtes-vous malade ?" "Non, fut la réponse. Je ne suis pas malade, mais je pourrais avoir une douleur un jour, et cela la chassera." Il poursuivit, en expliquant que la tombe était très sacrée, et que la sainte fille avait un grand pouvoir pour guérir les maux. De toute évidence, les Kurdes du village voisin ont la même opinion, car ils nouent aussi des chiffons à ce buisson, et leurs chefs y sont portés pour y être inhumés, tandis que le commun du peuple doit se contenter d'une dernière demeure au bas de la rivière."
National Geographic, Février 2009.

Légende de la photo :

Les escaliers, terrasses et tunnels sur ce rocher et les falaises fortifiées de l'autre côté du fleuve ont été taillés par les Khaldes, l'une des plus vieilles races de ces montagnards qui combattirent les Assyriens. Ces fortifications peuvent avoir été construites pour les défendre contre des ennemis venant par la rivière en bas, probablement sur des radeaux de peaux tels qu'ils sont représentés sur les monuments assyriens et qui sont encore utilisés.

TV, radio : welcome, rûmî

TV

Mardi 19 juillet à 20 h 40 sur Ciné + Club : Welcome de Philippe Lioret, 2008 :

Pour impressionner et reconquérir sa femme, Simon, maître nageur à la piscine de Calais, prend le risque d'aider en secret un jeune réfugié kurde qui veut traverser la Manche à la nage.



Radio

Mardi 19 juillet à 21 h 00 : Rûmî, mystique musulman persan (1207-1273), avec Leïli Anvar. Les Racines du Ciel, Frédéric Lenoir.

mercredi, juillet 13, 2011

Maya

Universum - C. Flammarion, Holzschnitt, 
Paris 1888, 
Kolorit : Heikenwaelder Hugo, Wien 1998


Trente ans après mes premières contemplations provençales du ciel nocturne, lorsque je lève encore la tête vers le firmament étoilé, je n'y vois plus la même chose. Vingt années d'interrogation sur la forme de l'espace ont changé mon regard. On ne peut voir dans le ciel que ce qu'on est préparé à voir.
Jen-Pierre Luminet, L'Univers chiffonné : I, La forme de l'espace ; 23, Maya.

Comme cela est vrai de toutes formes de connaissances, que ce soit en sciences humaines ou en sciences exactes, en philosophie comme en religion. Là-dessus, d'ailleurs, les constructions religieuses, qui sont toutes aussi mouvantes et soumises à l'histoire des mentalités que le reste, devraient en prendre de la graine une fois pour toutes, avec l'astro-physique moderne pour modèle, qui n'a cessé de voir bouleversés et remaniés toutes ses bases théoriques, gravité, relativité, univers fini, infini, plat, chiffonné, big bang, les uns balayant parfois les autres, alors que les constructions religieuses sont souvent des dogmes s'ajoutant les uns sur les autres, comme de monstrueux et irréguliers agrégats, desquels il est interdit de rien jeter. 

Un peu auparavant, Jean-Pierre Luminet cite Bertrand Russel : 'ce que les hommes veulent en fait, ce n'est pas la connaissance, c'est la certitude'. En tout, il faudrait, chaque matin, remiser au placard nos certitudes et faire bon visage, à l'avance, à l'inconnu du jour qui va se présenter à la porte, au paysage étrange et étranger qui va se présenter à la fenêtre.

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (4)

Pour une fois, au sujet des Alévis, on nous épargne les habituelles rumeurs sur le orgies nocturnes, sacrifices de chiens noirs etc., pour insister au contraire sur le caractère hétéroclite des croyances locales, et surtout mentionner une cérémonie intéressante, évidemment issue du christianisme ; un récit sans doute fiable car le déroulé de ce rite n'est pas de ceux qui semblent 'inventés', n'étant ni sulfureux ni spectaculaire : il colle simplement en tout point à l'eucharistie, hormis le remplacement du pain par de la viande, qui  en rajoute d'ailleurs, dans le sens littéral 'ceci est ma chair', etc.



"L'amalgame des croyances religieuses chez les habitants les plus isolés de la région du haut Euphrate est quelque chose de singulier. Dersim, la région à laquelle nous nous référons, situé entre les deux principaux affluents de l'Euphrate, est majoritairement habité par des Kurdes kizilbash, qui ne sont ni bons mahométans, ni bons chrétiens, ni bons païens. Nominalement, ils appartiennent à la secte Shi'a des mahométans, qui sont tenus en grande aversion par les sunnites orthodoxes que sont les Turcs. En pratique, les Kizilbash sont très cosmopolites dans leurs observances religieuses. Quand ils se trouvent loin de chez eux, ils se joignent aisément aux prières faites dans une mosquée shiite ou sunnite. S'ils se trouvent dans un village arménien où il n'y a pas de Turcs, ils participent à l'office chrétien, s'agenouillant et s'inclinant avec cette confession. Chez eux, on dit qu'ils ne prient pas, sauf quand ils sont dirigés par un de leur seyyid, ou saints hommes, supposés être descendants de Mahomet. À vrai dire, comme le reste des Kizilbash, ils descendant probablement, du moins en partie, d'Arméniens dont la conversion au mahométanisme ne relevait pas vraiment de la conviction.
L'une des coutumes les plus curieuses chez les Kizilbash est un ancien rite apparemment d'origine chrétienne. Aucun Européen n'y a assisté, mais selon des Arméniens dignes de foi, les hommes kizilbash se rassemblent dans les mosquées le jour des fêtes solennelles, et s'avancent un par un devant le bâtiment sacré – sur les genoux, disent certains. Quand un homme arrive devant un seyyid, celui-ci prend un morceau de viande, le trempe dans le vin, et le met dans la bouche de l'homme. Une telle cérémonie ne peut être guère autre chose qu'un vestige du christianisme."

Légende de la photo :

Une partie de la ville de Harpout : elle s'étend autour d'un château-fort, à 1500 - 2000 pieds au-dessus des plaines vastes et fertiles, en cuvette, de l'Arménie. Le grand édifice sans toit sur la droite est une église arménienne, brûlée par les Kurdes durant les massacres de 1905.

mardi, juillet 12, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (3)

On poursuit sur le thème 'tout le monde s'adore', avec un exposé méthodique des clichés que se renvoient les uns et les autres à la face. Il s'agit là, d'ailleurs, des préjugés rapportés par les communautés entre elles, à leur tour repris par les voyageurs occidentaux, sur la foi de leurs témoignages et de leurs propres observations, si bien que ces jugements des uns sur les autres, finissent par être ceux de la doxa locale comme de celle des Occidentaux. 

Remarques intéressantes sur le processus d'assimilation des Kurdes par les Turcs dès qu'ils se côtoient dans un même habitat : on voit que le processus est invariablement le même et que l'activisme kémalisme n'a voulu qu'accélérer en usant de la manière forte dans les régions purement kurdes un état de fait qui existait déjà dans les villes mixtes, et qui se poursuit aujourd'hui dans les villes de l'ouest, dès qu'un Kurde quitte son environnement. Cette assimilation est la même pour les chrétiens à partir du moment où ils se convertissent à l'islam (même contre leur gré), comme on a pu le voir dans les récits des Petits Enfants. Le cas le plus pittoresque et pourtant très commun au Dersim est celui de Bermaz, ancien village arménien kurdifié par l'islam et en passe de s'assimiler turc.




"L'Arménien hait et craint autant les Kurdes, qui le pillent, que les Turcs, qui l'oppriment et le persécutent. Il méprise aussi ces deux races parce qu'elles ne sont pas aussi intelligentes que lui-même. Ce n'est qu'en usant de sa finesse supérieure dans les affaires ou en flattant ses dirigeants qu'il arrive à se maintenir dans sa position. Il n'est donc pas étrange que son caractère reflète les conditions dans lesquelles il vit.
Le Turc, en retour, méprise les Kurdes car beaucoup d'entre eux ne sont que tièdes mahométans ou bien hérétiques, et parce que c'est un peuple simple, non sophistiqué. Il les craint aussi parce que c'est un peuple sauvage, sans loi, qui pèse comme un fardeau sur la vie du collecteur d'impôts, et qui dépouille même un officiel turc avec une grande jubilation, pour peu que l'occasion s'en présente. Le Turc méprise les Arméniens parce que, comme il dirait de façon quelque peu injuste, "ce sont des chiens froussards chrétiens." Il les hait parce qu'ils ont l'esprit plus vif et plus fin que lui, parce qu'ils sont de loin meilleurs en affaires et plus instruits.
Les Turcs se sont avisés de leur propre infériorité intellectuelle et industrielle par rapport aux races soumises, et ils ont réalisé aussi que les Arméniens doivent leur avantage actuel dans les domaines de l'éducation et de l'industrie, aux missionnaires américains. Le sentiment commun chez les Turcs, avant les récentes révolution et crise industrielles était très bien illustré par une sentence que l'on entendait souvent chez eux, deux ou trois ans après les tristes massacres perpétrés par les Kurdes contre les Arméniens entre 1894 et 1896, avec l'assentiment des Turcs : "Peu d'années auparavant, disent les Turcs,  ces chrétiens infidèles furent dépouillés de tout. Maintenant, poursuit l'idiome turc, ils mangent mieux que nous. Qu'est-ce que nous pouvons faire contre cela ?"
Racialement parlant, les Turcs du haut Euphrate ont peu de raisons de mépriser les Kurdes et les Arméniens. Deux de leurs ancêtres sur trois appartenaient probablement à une ou l'autre de ces races. Non seulement des femmes kurdes et arméniennes étaient fréquemment prises dans les harems turcs, mais il y eut aussi un continuel processus d'assimilation. Quand un Kurde vient des montagnes pour travailler en ville ou dans un gros village, il prend l'habitude de parler turc à la p;ace de sa langue à demi-persane. Peu à peu, il renonce à ses façons kurdes de penser et d'agir, et se fait passer lui-même pour un Turc, surtout s'il veut s'élever dans l'échelle sociale. Partout dans les campagnes, on peut trouver des villages bien kurdes, mais situés parmi des villages turcs et qui sont graduellement assimilés par leurs voisins. On peut trouver d'autres villages maintenant considérés comme turcs, mais qui ont des traditions distinctes, remontant à l'époque où tous ses habitants étaient des chrétiens arméniens. Ils ont été convertis de force à l'époque des persécutions et maintenant se marient avec de vrais Turcs, et deviennent de zélés mahométans.
Un bon exemple de cette transition de l'état d'arménien à celui de "turc" figure dans le petit bassin entouré de montagnes à Bermaz, au sud de la ville de Harpout. Les villageois sont considérés comme des Kurdes chez eux, mais comme Turcs à l'extérieur. Selon des Arméniens dignes de foi, marchands de moutons, qui sont en étroites relations d'affaire avec eux, les gens de Bermaz font le signe de croix avant les repas et la tradition commune chez eux est de dire qu'ils étaient des chrétiens arméniens il y a quelques siècles.
Les édifices religieux de toute sorte sont rares dans ces villages, bien que les prières sont dites selon la pratique commune des Mahométans. Apparemment, le processus 'devenir un turc' n'est achevé qu'à demi. Dans une petite centaine d'années, il y aura davantage de ces villages à se prétendre purement turcs."


National Geographic, février 1909.

lundi, juillet 11, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (2)

Peinture fortement datée des trois peuples du haut Euphrate, du style "races, histoire et climats", classifiés par caractères essentiels, mais intéressante dans le tracé de l'occupation des sols, un tracé qui, en 1909, n'avait plus qu'une dizaine d'années à vivre. Les Kurdes, au début du XXe siècle, ont vu s'effondrer leurs grands émirats et principautés sous les coups de la reconquête centralisatrice ottomane. Ce n'est pas pour cela que le pays en est plus pacifié. Les tribus kurdes, appauvries et refoulées vers des terres infertiles, subsistent sur le dos des sédentaires, les rayas, de préférence chrétiens, car les autorités mettent moins de zèle à les défendre. Les troupes turques, comme aujourd'hui, mal nourries, mal payées, mal équipées, ne semblent d'ailleurs guère enthousiastes à l'idée d'en découdre dans les hauteurs avec des Kurdes souvent 'punis, mais jamais vaincus', qui se tapissent dans chaque coin de roche. Une fois encore, cela sonne avec beaucoup d'actualité et, hormis la disparition des Arméniens, c'est à se demander ce qui a vraiment changé dans ces montagnes. Même la raison invoquée pour les 'brigandages' kurdes, à savoir le dénuement et la faim, a-t-elle totalement disparu derrière les nobles motivations politiques avancées par les idéologues de la guerilla ?





"Le gouvernement avait entendu dire qu'une grosse caravane chargée de grains, que les Kurdes avaient achetée, faisait route vers le Dersim. "Maintenant, se dirent les officiels, c'est là une chance de porter aux Kurdes un coup mémorable sans danger pour nous." Les troupes reçurent ordre de s'emparer de la caravane. Quand les Kurdes apprirent que le grain sur lequel leurs femmes et leurs enfants devaient assurer leur subsistance était perdu, il y eut des soulèvements furieux de toutes parts. Le gouvernement envoya des troupes dans les montagnes, mais tout d'abord, les soldats refusèrent d'y aller. Ils n'étaient qu'à demi-payés et à demi-vêtus. Pourquoi iraient-ils risquer leurs vies dans une région sauvage, où l'ennemi se tenait caché derrière les hauts rocs des montagnes, et ne donnait jamais aux envahisseurs l'occasion de les atteindre par balles ? Finalement, on dit que quelques 30 000 hommes de troupes furent envoyés dans les confins du Dersim. On se battit plus ou moins, il y eut un certain nombre d'hommes tués des deux côtés, et quelques chefs kurdes furent emprisonnés.
Les Kurdes ont été punis mais non vaincus : ils resteront sans doute tranquilles, au moins jusqu'à ce qu'ils aient faim, une fois de plus. Comme ces autres fléaux de la Turquie, les Albanais des Balkans et les Arabes du désert syrien, ils ne sont pas faits pour rester en paix de façon durable, aussi longtemps que des changements économiques ne les empêcheront de souffrir quand leurs flancs de collines arides faillent à leur fournir une alimentation suffisante.
La partie méridionale du plateau arménien, où vivent la plupart des Kurdes parmi les plus belliqueux, fournit un exemple remarquable de l'influence exercée sur les hommes par d'inhospitalières montagnes s'élevant au milieu de plaines fertiles. Le plateau est très diversifié. Sur un sol irrégulier s'élève une haute chaîne de montagnes calcaires et des dizaines de grands volcans, tels que le Nemrud et le Sipan, près du lac de Van, dont l'extinction est si récente que des sources chaudes abondent encore dans les cratères et ailleurs. Plus bas, le niveau général du plateau, de magnifiques canyons sont coupés par les fleuves du Tigre et de l'Euphrate et leurs affluents, tandis que de vastes dépressions en forme de bassins sont étagées de plaines régulières et fertiles.
À l'origine, le pays entier était probablement occupé par les Cardouques, les ancêtres des Kurdes. Il y a plus de deux mille ans, les Kurdes ont cédé la place aux conquérants arméniens, qui, à leur tour, ont été soumis par l'envahisseur turc à une époque plus récente. Le résultat de ces invasions, d'une part, et la topographie variée du pays de l'autre, sont visibles de nos jours dans la répartition et le tempérament de ces trois races – les Kurdes, les Arméniens et les Turcs – qui occupent à présent la région du haut Euphrate. Les Kurdes, en tant que race conquise, tiennent les montagnes et certains bassins et vallées inaccessibles. Comme beaucoup de races qui furent repoussées dans les hauteurs par de puissants envahisseurs, ils sont maintenant devenus la terreur de leurs conquérants.
Les Arméniens occupent une position intermédiaire entre les Kurdes et les Turcs. Parfois ils vivent au cœur des montagnes et font montre d'un caractère résolument guerrier. Souvent, ils occupent des bassins ou vallées quelques peu isolés, enceints de hautes collines, et dans nombre de cas ils possèdent de vastes portions des plaines les plus fertiles. Les Turcs, comme il sied aux conquérants les plus récents, sont généralement confinés dans les plus riches plaines et les villes. Les zones occupées par les trois races ne sont pas distinctement délimitées. Dans certains cas, Kurdes, Turcs et Arméniens vivent tous ensemble. Dans les villes, chaque race a ses propres quartiers ; mais il est très rare de les trouver toutes trois ensemble dans un même village. Arméniens et Turcs, cependant, occupent souvent différents quartiers d'un seul village. Néanmoins, dans l'ensemble, les trois races vivent séparément, chacun possédant un habitat distinct.
Les Kurdes, les Arméniens et les Turcs s'aiment peu entre eux. Le Kurde hait le Turc parce qu'il a souvent le dessus dans les combats, parce qu'il les taxe lourdement dès qu'il le peut, et parce qu'il restreint ses occasions de se battre et de piller. Il méprise les Arméniens parce qu'ils sont chrétiens, et parce qu'ils peuvent être volés et maltraités presque en toute impunité quand les Turcs lui en donnent la permission. Pourtant, en dépit de cela, il éprouve pour eux une forme de sympathie, puisque eux aussi sont opprimés."
National Geographic, février 1909.

(à suivre)

Debout sur la terre


Présentation de l'éditeur
Autour d’un incroyable trio va se dérouler avec fougue, brio, fantaisie, générosité et sous une plume aussi inspirée que drôle, l’histoire mouvementée du peuple iranien du début du XXe siècle jusqu’à quelques mois après la révolution de Khomeini.
« Le livre possède son avant et son après la révolution. Dans l'avant, il y a un homme politique, auteur d'une biographie de Victor Hugo, qui pourrait être un vieil ami de la famille. Dans cet avant, il y a aussi un heureux réalisateur de télé. Il est l'œil du livre, celui qui par sa nonchalance, son indécision, son charme et son inertie même pourrait, plus tard, faire un film de cet Iran-là. Lui aussi, je l'ai connu. Il était amoureux de ma mère.
Le livre est dominé aussi par une femme, originaire d'une tribu kurde, grande propriétaire terrienne dans le nord de l'Iran, dont le personnage est adapté de celui de ma mère. Sans ses terres, elle ne comprenait pas sa vie. Elle aime le réalisateur, mais à sa façon, dans la retenue la plus stricte. Ces trois personnages, comme d'autres, croyaient avoir les yeux ouverts et même grands ouverts. Ils se croyaient à la pointe de leur époque, en avance même, ils connaissaient les poèmes anciens aussi bien que les lois républicaines, l’avenir leur appartenait. Ils étaient chics, ils étaient cultivés, ils étaient assez riches, ils formaient des cercles fermés où ils ne voyaient et n'écoutaient qu'eux-même, insensibles aux mouvements profonds qui rongeaient la terre sous leurs pieds. Ils croyaient jouer un rôle de toute première importance dans la marche du monde, et le monde allait sans eux, et même contre eux.
La seconde partie du livre, après la révolution, passe vite, comme si les personnages principaux, ne vivaient plus, ou tout au moins de vivaient plus la vie pour laquelle ils avaient été programmés. Ainsi L’Honneur oublié des Ilkhan déroule, à propos de l'Iran, le spectacle de l'aveuglement de quelques-uns devant les surprises prodigieuses de l'Histoire de la fin subite d'un temps qui se croyait établi pour toujours. » Un grand livre.

Biographie de l'auteur
Nahal Tajadod est née en Iran. Elle descend d'une famille liée à l'histoire de son pays. Elle vient vivre à Paris en 1977, étudie le chinois et travaille sur les relations entre l'Iran et la Chine. Elle a publié en 2005 Roumi le brûlis, une superbe biographie romancée du grand poète persan.

Broché: 350 pages
Editeur : JC Lattès (31 mars 2010)
Collection : Romans contemporains
Langue : Français
ISBN-10: 2709630745
ISBN-13: 978-2709630740

dimanche, juillet 10, 2011

Enluminures en terre d'Islam, entre abstraction et figuration




Enluminures en terre d'islam






Bibliothèque nationale de France 


du 7 juillet 2011 au 25 septembre 2011
Richelieu / Galerie Mansart

"La figuration est-elle totalement exclue de l’art islamique comme on le pense très souvent ? Fourmillantes de personnages et de vie, les nombreuses miniatures qui ornent certains livres, semblent pourtant prouver le contraire.
L’exposition propose de découvrir à travers de prestigieux manuscrits arabes, persans et turcs conservés à la BnF, comment dès le début de l’Islam, s’est constitué, hors de la figuration, un art original basé sur la géométrie, l’arabesque et la calligraphie. Magnifiant la parole de Dieu, cet art qui apparaît dès les premiers corans, s’étend vite à d’autres domaines. La miniature est néanmoins présente : côtoyant l’enluminure abstraite, elle s’épanouit dans de nombreux textes profanes, scientifiques ou littéraires.
A travers les images et les textes d’autres oeuvres aussi variées que Kalila et Dimna, contes d’origine indienne, le Shah-nameh, la grande épopée nationale iranienne, le Traité des étoiles fixes d’al-Sûfî, les grandes chroniques historiques persanes et ottomanes et bien d’autres encore, l’exposition déroulera les multiples facettes d’une figuration qui a pris des formes variées selon les époques et les lieux.
Car c’est bien dans son rapport à l’image que le monde musulman, dont l’unité s’est construite autour d’une religion, déploie sa multiplicité, traversé d’Est en Ouest par des influences culturelles diverses qui se traduiront dans une iconographie parfois différente dans les mondes arabe, persan et turc."

Lieux et horaires, réservations, etc. 


vendredi, juillet 08, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate

En février 1909, le National Geographic publiait un reportage intitulé The Mountainers of the Euphrates, d'Elssworth Hutington. Le journal précisait en note que cet article serait suivi de quelques autres du même sur des régions asiatiques peu connues. Le style est très descriptif, à une époque où le texte servait encore d'outil majeur pour donner à voir le monde, et surtout savoureux, avec les clichés d'usage, (turbulents montagnards vs soldats civilisés) mais aussi des jugements très drôles, même si expéditifs, par exemple sur les Alévis, "ni bons musulmans, ni bons chrétiens, ni bon païens"; certaines situations ont-elles vraiment changé, quand on lit que sans cesse "les rois des plaines proclamaient leur victoire sur les montagnards réfugiés dans leurs hauteurs, mais sans que la défaite soit jamais définitive ? … Bref, un récit d'exploration vivant et agréable, à lire sur la plage…


'Il y a trois mille ans, les fiers rois d'Assyrie menèrent leur armée aguerrie vers le nord-ouest, dans les régions montagneuses des hauts Tigre et Euphrate. Les turbulents montagnards sur lesquels ils marchèrent fuirent devant les soldats civilisés des plaines mésopotamiennes et trouvèrent refuge dans d'inaccessibles hauteurs, abandonnant à la destruction leurs grossiers villages de boue et de pierre.
Inlassablement, les rois proclamaient avoir vaincu les tribus sauvages des hautes terres, ce qu'attestent toujours les inscriptions fanfaronnes taillées dans la pierre vive ; mais la défaite n'était jamais permanente. Dès que les soldats se retiraient, les montagnards réoccupaient leurs villages, et se remettaient très vite à piller les terres basses, plus que jamais insoucieux des lois.
Des siècles plus tard, quand Xénophon mena ses dix mille Grecs du bas Euphrate au nord, à travers le plateau arménien jusqu'à Trébizonde, les montagnards n'étaient toujours pas matés. Toute la nuit, ils firent rouler des pierres du haut de la montagne sur l'armée de Xénophon et ne furent vaincus que grâce à un stratagème.
Aujourd'hui, les grands empires de Mésopotamie sont tombés ; la puissance de la Grèce n'est plus ; mais tout comme autrefois, les montagnes engendrent les hors-la-loi, et les montagnards restent le fléau insoumis des peuples de la plaine.
Les descendants directs des Cardouques qui s'opposèrent à la marche de Xénophon sont les Kurdes – une race de Mahométans aryens robuste, au fort tempérament, alliés aux Perses d'un côté et aux Arméniens de l'autre. Leur habitat se situe dans la partie méridionale du plateau arménien, aux sources de l'Euphrate et du Tigre, et dans les montagnes du Zagros, qui s'étendent au sud-est du lac de Van jusqu'au golfe Persique et forment la frontière entre la Turquie et la Perse. Là, ils font vivre leurs troupeaux ; car la majorité sont principalement des bergers, bien qu'ils cultivent le sol autant qu'il leur est possible.
Même si la plupart des Kurdes possèdent des villages, faits de groupes de maisons basses, au toit plat, en boue ou en pierres, toutes ces tribus sont plus ou moins nomades. L'été, la majorité vit dans des tentes à plusieurs mâts, d'un brun sombre, en poils de chèvre, et ne nomadise pas très loin de ses foyers, mais part simplement en haute montagne, où il fait trop froid et trop neigeux pour demeurer l'hiver.
Un nombre considérable d'entre eux, cependant, vit une existence purement nomade, parcourant des centaines de miles, suivant un itinéraire régulier entre les chaudes plaines de Mésopotamie en hiver et les frais et herbeux alpages en été. Parmi ces purs nomades, la société s'organise avec un système mi-tribal mi-patriarcal, alors que les Kurdes semi-nomades sont divisés en tribus ou en clans, comme ceux de l'Écosse médiévale, ou sont gouvernés par des seigneurs féodaux, dont le pouvoir est souvent absolu.
Chez les Kurdes, la pauvreté est la règle : leurs solides montagnes sont difficiles d'accès et ils sont eux-mêmes robustes et vaillants, en raison de leur vie rude. Les peuples voisins des terres basses et fertiles, d'un autre côté, sont relativement plus aisés, mais sont aussi, comparativement, plus démunis et peu enclins à la guerre. Tous ces facteurs combinés font des Kurdes une race de pillards. "Aucune autre race, dit le célèbre géographe Reclus, ni les Baloutches, ni les Bédouins, ni les Apaches, ont développé l'instinct de maraude à un plus haut degré que les tribus belliqueuses des Kurdes."
Un des lieux où ils sont le plus hors-la-loi est le Dersim, un district très montagneux, s'étendant entre les deux bras principaux de l'Euphrate. Depuis des décennies, les autorités turques, comme leurs antiques prédécesseurs assyriens, tentent vainement d'amener les Kurdes kuzzilbash de cette région à se soumettre. L'été dernier, une nouvelle occasion a semblé s'offrir d'elle-même : les pluies de l'hiver 1907-1908 ont été peu propices et les Kurdes ne purent faire lever que de très maigres cultures de leurs stériles flancs montagneux et de leurs étroits fonds de vallées. Il s'avéra nécessaire de se procurer de la nourriture dans des lieux plus prospères. Quelques-uns commencèrent de piller leur voisinage ; la majorité tenta d'acheter des vivres d'une façon plus légale.'

(à suivre…)

Concert de soutien à l'Institut kurde