mercredi, juin 15, 2011

Les Petits-Enfants : Qesra Kişo Özemli

Au XIXe siècle, la population de la ville de Malazgirt était, à peu près, à moitié arménienne et à moitié kurde. Et bien sûr, des intrigues se tissaient entre les jeunes gens issus de ces deux peuples. D'après ce que racontent les anciens du village, ma grand-mère est tombée sous le charme de mon grand-père, qui éprouvait des sentiments réciproques à son égard. Mais elle était arménienne chrétienne et lui kurde musulman. Il avaient une divergence fondamentale, qui était exacerbée par le fait que mon grand-père était étudiant en théologie dans une medrese. Mais leurs sentiments étaient si forts qu'un jour, mon grand-père lui aurait dit : "Si tu deviens musulmane, je t'épouserai." Pourtant, mon grand-père était déjà marié et avait un enfant. Mais en voyant que ses sentiments continuaient à croître, il a finalement décidé de se séparer de sa femme. Divorcer, à cette époque-là, était très simple au regard des lois religieuses : il suffisait que le mari ordonne à sa femme de retourner dans la maison de son père pour qu'elle s'exécute et que la séparation soit effectuée.
Je ne l'ai peut-être pas mentionné plus haut, mais ma grand-mère était aussi une très belle jeune femme. Ils ont donc convenu du mariage et ont prêté serment devant un imam. Ma grand-mère, sous un quelconque prétexte, a emmené avec elle dans sa nouvelle demeure trois ou quatre jeunes filles arméniennes pour lui tenir compagnie ; ces dernières finiront par se marier avec d'autres feqi de la medrese au début du XXe siècle. Tout cela s'est passé, bien sûr, avant les événements de 1915.
(…)
Après les événements de 1915, de riches familles kurdes de Malazgirt ont couvert et protégé beaucoup d'enfants arméniens, comme ma grand-mère par exemple – mais je connais personnellement encore d'autres personnes dans ce cas. Mais ils avaient des prénoms musulmans, ils s'étaient aussi convertis. Bien sûr, les recherches sur leur identité ont été, jusqu'à ces dernières années, très difficiles. Certaines personnes sont même venues me voir : souvent, il suffisait que je commence à dire que j'avais des origines arméniennes pour qu'elles engagent la conversation sur leurs propres origines arméniennes. Depuis quelques temps, ces mêmes familles se posent la question de leurs ascendances et souvent se lancent dans des recherches sur leurs racines familiales.
(…)
Personnellement, je me considère comme kurde. Quant à la religion, je ne suis attaché à aucune confession arménienne en particulier : je ne me sens pas plus proche des grégoriens que des catholiques ou des protestants. Cependant, j'ai fait la paix avec l'islam. Autrement dit, je fais le jeûne et me rends  à la mosquée pour la prière du vendredi, mais je refuse d'appartenir à une tendance en particulier. Mon père m'a légué sa foi. Il était très croyant. Avant de mourir, il m'a fait promettre d'aller prier chaque vendredi. Je n'ai, en outre, jamais renié mon identité kurde, j'ai toujours lutté dans la famille pour la protéger. J'ai essayé de défendre la liberté du peuple kurde sur tous les fronts. Mais ces dernières années, j'ai commencé à ressentir une véritable affection et un lien de parenté avec les Arméniens de ma région, ou même venant d'ailleurs. Il m'arrive, par exemple, d'aborder un Arménien et de lui exprimer ma bienveillance en lui disant chaleureusement : "Tu es mon oncle."
in Les Petits-Enfants.

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