lundi, avril 11, 2011

L'usage du monde : Les Kurdes de Tabriz

Loin au sud, au-delà des roseaux de l'immense lac d'Urmia, les hautes vallées et les crêtes du Kudistan ferment l'horizon. C'est une région magnifique et peu parcourue dont l'armée iranienne contrôle pratiquement tous les accès. Les tribus d'éleveurs qui l'habitent ont dans la ville une réputation de brigandage et de rapines, aussi solide qu'injustifiée. Que les Tabrizi les détestent, n'empêche pas les Kurdes de descendre parfois ici, bardés de cartouches, avec des sourires dévorants pour d'énormes bombances de volaille et de vodka.
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Cette même semaine, un Kurde mourut dans la ville sans que sa famille fût là pour l'enterrer. Pas de chance ! Il serait "mal enterré". Entre ces montagnards sunnites et ces citadins sh'ites, il existait une rogne vivace que mille incidents se chargeaient d'alimenter. Mais les Kurdes sont de dangereux bagarreurs et les Tabrizi les craignaient trop pour les attaquer vivants ; ils prenaient malicieusement leur revanche à l'heure de la mort. Les Kurdes trépassés dans la ville couraient grand risque d'être enterrés à plat et face contre terre, au lieu d'être installés dans la fosse, le visage tourné contre La Mecque, comme l'exige la coutume. Ainsi Azraël, l'ange de la mort, blessé par cette posture inconvenante, leur refuserait l'accès du paradis. Aussi arrivait-il parfois qu'un Kurde, malade à l'hôpital du district, et sentant ses forces décroître, disparaisse, vole un cheval et rentre, bride abattue, mourir en Kurdistan.
Un soir, devant le Bain Iran justement, un jeune Kurde m'aborda pour me demander avec beaucoup insistance l'adresse d'une fille du quartier. Il portait un turban de soie blanche et une ceinture d'étoffe neuve d'où dépassait un poignard de mille tomans au moins. Manifestement, il sortait des mains du laveur et se proposait d'aller faire sa cour. Je connaissais l'adresse, et la fille, que nous avions enregistrée quelques jours plus tôt ; une pecque qui se piquait de chanter le beau folklore arménien "comme au conservatoire" avec des simagrées qui nous avaient gâché une bande entière. Je lui en voulais donc un peu, mais pas au point de conduire jusqu'à sa porte un prétendant à l'air aussi déterminé. Je l'envoyai dans la direction opposée et continuai mon chemin.
Comme on peut s'y attendre, les Tabrizi faisaient courir sur les Kurdes toutes sortes de rumeurs malveillantes :… c'étaient des sauvages, des coupeurs de bourses, qui vendaient leurs filles à bas prix, qui s'en prenaient à celles des autres, etc. Les Arméniens faisaient chorus, mais du bout des lèvres seulement ; en fait, leurs apports avec les Kurdes étaient meilleurs qu'ils ne voulaient le laisser croire. Les marchands de bois du bazar traitaient avec plusieurs tribus, depuis longtemps déjà et sur un pird d'entière confiance. On prétendait bien que, de loin en loin, autour de Rézaïé, les Kurdes se permettaient encore d'enlever une de ces Arméniennes dont ils sont si friands, mais c'étaient surtout les filles qui répétaient ces histoires pour montrer à quels extrêmes leur beauté pouvait conduire, et je n'ai jamais eu vent d'un cas précis. Quoi qu'il en soit, les affaires n'en pâtissaient pas. Comme les Perses l'avaient déclaré voici longtemps à Hérodote : Enlever les femmes, évidemment, c'est malhonnête ; mais prendre les choses à cœur au point de vouloir les venger, quelle folie !  les gens sérieux ont autre chose à faire.

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L'hiver nous avait d'ailleurs enseigné la patience. Il pesait encore sur la ville mais, dans le Sud, il commençait à lâcher prise. Là-bas, le vent chaud de Syrie qui sautait les montagnes faisait fondre la neige et grossissait les ruisseaux du Kurdistan. Certains soirs, dans cette direction, un fond de ciel jaunâtre et vagabond annonçait déjà le printemps.
J'avais justement trouvé à la bibliothèque un recueil de contes kurdes* dont la fraîcheur me transportait : un moineau – kurde évidemment – réplique que gonflant ses plumes au Grand Roi des Perses qui lui a manqué d'égards : Je pisse sur la tombe de ton père ; des génies à oreilles d'âne, hauts comme une botte, sortent du sol en pleine nuit dans un grondement de tonnerre pour délivrer les plus étonnants messages. Et des combats singuliers à faire pâlir Turpin et Lancelot ! Chacun frappe à son tour, et le premier coup déchargé enterre jusqu'aux épaules l'adversaire qui se dégage, s'ébroue, et prend son élan pour rendre la pareille. Au cimeterre, à la massue, à l'épieu. Toute la contrée résonne ; une main s'envole par-ci, un nez par-là, et le ressentiment – mais aussi le plaisir de se dépenser ainsi – grandissent en conséquence.
Ces éclaircies au fond du ciel et cette littérature allègre nous donnaient bien envie d'aller voir ça de près. Ce fut toute une affaire d'obtenir les djavass, parce qu'en Kurdistan la situation était tendue. Les Kurdes sont iraniens de pure race et loyaux sujets de l'Empire, mais leur turbulence a toujours inquiété le pouvoir central. Voici dix-sept siècles déjà, l'Arsacide Artaban V écrivait à son vassal révolté Ardeshir** : Tu as dépassé la mesure et t'es toi-même attiré ton mauvais destin. toi KURDE élevé dans les tentes des Kurdes… Depuis cet avertissement, ni les Arabes, ni même les Mongols n'ont pu déloger les bergers kurdes de ces hautes pâtures lyriques qui séparent l'Irak de l'Iran. Ils s'y sentent chez eux, entendent y mener les affaires à leur guise, et lorsqu'ils sont résolus à défendre leurs coutumes ou à vider une querelle à leur manière, la voix de Téhéran a du mal à dominer le bruit des carabines. 

* Recueilli par la mission Lescot, dans la région de Diarbékir.
** Cité par Altheim dans Gesicht vom Abend und Morgen, Fischer Büscherei.

L'usage du monde, Nicolas Bouvier : Tabriz-Azerbaydjan.


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