mardi, avril 12, 2011

L'usage du monde : Les Kurdes de Mahabad

Route de Mahabad

Aucun brigand ; mais à plusieurs reprises, des groupes de six ou sept personnes pleines d'espoir nous arrêtèrent. Dans l'esprit des Kurdes, tout ce qui possède un moteur et quatre roues, c'est nécessairement l'autobus, et ils s'emploient à monter dedans. On a beau leur expliquer que le moteur est trop faible, que les ressorts vont casser… ils se récrient, vous claquent dans le dos, s'installent avec leurs paquets sur les ailes, les marchepieds, le pare-chocs, pour vous montrer comme ils seront bien, que l'inconfort ne leur pèse pas, qu'il ne s'agit après tout que de cinquante kilomètres… Lorsqu'on les fait descendre – avec ménagement car ils sont tous armés – ils pensent qu'il s'agit de négocier et sortent affablement un toman de leur ceinture. Ils ne pensent ni à la taille, ni à la capacité de la voiture, sorte de bourrique d'acier destinée à porter le plus possible et à mourir sous les coups. Pour nous : un adulte ou deux enfants, c'est le plus que nous puissions faire.
Aux abords de Mahabad, nous ramassâmes ainsi un vieillard crotté jusqu'aux fesses, qui brassait d'un bon pas la neige fondue et chantait à tue-tête. En s'installant sur le siège du passager, il tira de sa culotte une vieille pétoire qu'il confia poliment à Thierry. Ici, il n'est pas séant de conserver une arme en pénétrant chez quelqu'un. Puis il nous roula à chacun une grosse cigarette et se remit à chanter très joliment.
Moi, par-dessus tout, c'est la gaieté qui m'en impose.
Mahabad
Maisons de torchis aux portes peintes en bleu, minarets, fumée des samovars et saules de la rivière : aux derniers jours de mars, Mahabad baigne dans le limon doré de l'avant-printemps. À travers l'étoupe noire des nuages, une lumière chargée filtre sur les toits plats où les cigognes nidifient en claquant du bec. La rue principale n'est plus qu'une fondrière où défilent des shi'ites aux lugubres casquettes, des Zardoshti coiffés de leur calotte de feutre, des Kurdes enturbannés et trapus qui vocifèrent des couplets enroués et dévisagent l'étranger avec effronterie et chaleur. Ceux qui n'ont pas d'affaire plus pressante lui emboîtent résolument le pas, et le suivent à trois mètres, le buste un peu penché et les mains dans le dos – toujours dans le dos, parce que leurs pantalons n'ont pas de poches.
Ainsi escortés, on flâne à travers un pied de boue, dans la compagnie de ces regards intenses, buvant des thés aux échoppes, humant l'air vif et acquiesçant à tout… sauf à ces deux flics au visage miné, qui vous talonnent anxieux de produire quelques lambeaux d'autorité, et font mine de disperser cette foule inoffensive en distribuant mollement des claques. 
C'était le point noir à Mahabad : trop d'uniformes. Les tuniques bleu roi de la gendarmerie iranienne, et partout, de petits groupes de soldats dépenaillés qui traînaient avec des airs perdus et des têtes de mauvais rôdeurs. Leurs officiers se montraient moins ; bien par hasard, en se promenant le soir de l'arrivée, nous en surprîmes une douzaine qui palabraient à l'entrée d'un pont menacé par la crue. Ils s'interrompirent pour éplucher nos permis, nous enjoignirent sèchement de regagner la ville "avant que les Kurdes nous détroussent", et reprirent leur débat. Ils criaient pour s'entendre par-dessus le fracas de la rivière, chacun à son tour, pendant qu'un planton inscrivait des noms et des chiffres dans son calepin. Il nous fallut un moment pour comprendre qu'il notait des paris sur le point de savoir si, oui ou non, le pont s'effondrerait. C'était oui.
Il n'y avait pas de détrousseurs kurdes à Mahabad, des mécontents seulement, que l'armée se chargeait de faire taire. Mais les histoires de bandits fournissaient un prétexte commode au maintien d'une garnison importante ; les officiels les colportaient donc avec complaisance et les étayaient au besoin par quelques arrestations arbitraires. Les Kurdes supportaient d'autant pus mal cette occupation déguisée que l'armée avait laissé ici de mauvais souvenirs. En 1948, la liquidation de la petite République kurde de Mahabad s'était opérée sans douceur : les autonomistes kurdes dont les prétentions étaient pourtant modestes avaient été décimés, et leur chef, Qâzi Mohammed, pendu haut et court malgré les assurances les plus solennelles. Les gens de Mahabad fleurissaient fidèlement sa tombe et regardaient passer la troupe d'un œil qui ne promettait rien de bon.

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 Un conteur kurde du bazar venait aussi partager nos repas. Il connaissait quantité de légendes et de mélopées pastorales que nous enregistrions. Il chantait comme un forcené, avec une sorte de gaieté opiniâtre qui ameutait tout l'étage. Nos voisins de palier frappaient l'un après l'autre à notre porte et s'installaient en rang sur les lits pour l'écouter. C'étaient des arbabs des bords du lac d'Urmia, corpulents, musclés, vifs comme des belettes, qui avaient laissé leurs domaine sous bonne garde et rallié Mahabad pour suivre de plus près les tractations préélectorales. Excepté le turban d'étoffe sombre dont les franges pendent sur les yeux, la large ceinture de cotonnade et le poignard kurde, ils étaient vêtus à l'occidentale : solides barons du XVe siècle en complets de drap anglais, parfaitement à l'aise dans cette chambre étrangère, qui nous examinaient, nous et notre bagage, avec ce regard appuyé si particulier aux Kurdes, nous tendaient leur tabatière guillochée, ou faisaient sonner en souriant contre leur oreille les oignons d'or massif qu'ils tiraient de leur gousset. 

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Petit bazar allégrement chahuté par le vent. Des échoppes ouvertes sur la boue rutilante, des buffles aux yeux cernés vautrés dans les flaques, des tentures fouettées par l'averse, des chameaux, le front couvert de perles bleues contre le mauvais œil, des ballots de tapis, des bards de riz, de lentilles, ou de poudre à fusil, et sur chaque auvent, le blanc remue-ménage des cigognes. Au milieu de ce bestiaire, les boutiquiers shi'ites calculent à toute allure sur leur boulier d'ébène ; les muletiers font ferrer leurs bêtes dans les étincelles et l'odeur de corne brûlée, ou les chargent – sans trop de mystère – de contrebande destinée aux "pays" du Kurdistan irakien. Sans s'attarder non plus, parce que le chômage saisonnier et la proximité d'une frontière incontrôlable stimulent vivement la concurrence. Beaucoup d'enfants aussi, qui s'étourdissent à brailler des comptines ou à danser des rondes dont les spectateurs – de grands sérieux patibulaires – se placent à l'intérieur du cercle. On est d'avis ici que pour regarder convenablement une ronde il faut se mettre dedans. Il y a ainsi une manière kurde pour toute chose, et dans cette manière une espèce de cocasserie fraternelle qui vous perce le cœur.
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Fin d'après-midi. Pluie. Nous nous morfondions. Par la fenêtre ouverte on entendait le pas mou des chameaux dans la boue, et le convoyeur qui chantait, tordant sa voix comme une éponge : une phrase, une pause, une grande gueulée sauvage…
– Qu'est-ce qui le fait hurler si fort ?
– Il anticipe un peu, répondit en riant le capitaine, écoutez ce que ça donne.
…partout du sainfoin, des tulipes sauvages
c'est fou… le soleil brille
et l'odeur des lilas me tourne la tête.
Comme les vizirs des contes arabes, je me sentis fondre de plaisir. C'était bien les Kurdes ! ce défi, cette gaieté remuante, cette espèce de levain céleste qui les travaille tout le temps. Toutes les occasions de se divertir sont bonnes ; les gens de Mahabad n'en négligeaient aucune, et il fait convenir que les élections qui venaient de commencer en fournissaient d'incomparables. Dans une histoire qui faisaient pâmer toutes les boutiques de la ville, un mollah apostrophe deux paysans prosternés  devant l'urne aux bulletins : "Pourquoi adorez-vous cette boîte, mécréants ?" – Vénéré Mollah, elle vient de faire un miracle : Tout le village a mis Kassem dedans et c'est Youssouf qui en est sorti."
Et une tempête de rires balayait la politique et ses turpitudes.
L'usage du monde, Bicolas Bouvier : Les turbans et les saules.

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