samedi, juillet 31, 2010

Kurdish Globe : Sandrine Alexie: The Kurdish government has skillfully played its own game

Oui, j'avoue c'est moi qui l'ai dit... et d'autres choses encore au :


Quelle est l'importance de la question kurde en Irak et au Moyen Orient, particulièrement dans le contexte du processus de démocratisation ?



Depuis l'effondrement de l'Empire ottoman et, en conséquence, le tracé des frontières  irakienne, iranienne, syrienne et turque, la question kurde a été une question centrale dans la région. La question kurde n'est pas aussi largement médiatisée que la question palestinienne, sauf lors des événements les plus violents et les plus dramatiques de son histoire. La question palestinienne concerne les trois religions monothéistes, ce qui lui donne une importance mondiale, la question kurde s'enracine sur un carrefour humain et spatial, entre les Turcs, les Arabes et les Persans, sur trois zones géographiques : l'Anatolie, l'Iran et la Mésopotamie. Le Kurdistan a une importance économique, puisque c'est une région pétrolifère et qu'il détient les sources du Tigre et de l'Euphrate. Aussi longtemps qu'il y aura une question kurde, le Moyen Orient ne pourra jouir de la paix ni de la stabilité. Les États qui ont occupé les régions kurdes ont fait le même calcul et ont décidé que le meilleur moyen d'éliminer la question kurde était d'éliminer les Kurdes.

Heureusement, les Kurdes ont plusieurs atouts pour assurer leur propre survie. Le nombre de la population kurde qui est de 25 à 30 millions les rend difficiles à éradiquer. Deuxièmement, les montagnes fournissent une forteresse naturelle qui protège les Kurdes, donnant raison au vieil adage "les montagnes sont les amies des Kurdes". Par tradition, les Kurdes sont indépendants et résistent au contrôle des pouvoirs centraux. Parce que les Kurdes sont divisés en quatre États, il est difficile à ces États d'unir leurs forces contre eux. Les États ont constamment utilisé "les Kurdes des voisins" comme des pions pour alimenter leurs rivalités. Cela a empêché les Kurdes de s'unir dans un mouvement unique, mais cela a permis aussi aux partis politiques et aux troupes armées de trouver un abri par-delà les frontières.


Comment voyez-vous la situation des Kurdes en Turquie ?

En Turquie, la situation des Kurdes est incomparablement meilleure qu'elle ne l'a été depuis des décennies, en dépit des problèmes auxquels ils font encore face. Depuis la fondation de la République turque, le Kurdistan de Turquie a été la scène de terribles massacres, comparables à l'Anfal, la révolte de l'Ararat en 1930, la répression de Dersim en 1938, la "sale guerre" des années 1990. Aujourd'hui, les violences et les déportations ont cessé de manière significative, tandis qu'Ankara essaie de se conformer aux critères de Copenhague dans ses efforts pour rejoindre l'Union européenne. Mais le prix en a été très lourd. Comme au Kurdistan irakien, presque 4000 villages ont été détruits durant les années 1990 et des millions de Kurdes déplacés dans des bidonvilles ou des banlieues, ce qui les a mis dans une situation économique difficile. Près de 40 000 personnes ont perdu la vie, un plus grand nombre en est resté blessé, physiquement et moralement.

De plus, alors que cela n'a jamais été le cas en Irak, une négation totale et officielle de la réalité des Kurdes, de leur histoire et de leur existence a coupé deux à trois générations de leurs racines et leur histoire. Utiliser la langue kurde et l'enseigner reste toujours problématique en Turquie, en dépit d'une législation récente plus tolérante. Écrire et lire en kurde est toujours un combat quotidien.

Cependant, quand un seuil a été franchi, il n'est plus possible de revenir en arrière. Je me souviens que mon premier échange en kurde a eu lieu à Istanbul, en 1992, dans un restaurant, avec un serveur de Bingöl. Il était stupéfait du fait qu'en France, des étudiants pouvaient apprendre le kurde comme n'importe quelle langue étrangère : "Ce qu'ils nous disent est faux ! Nous avons une langue et un alphabet !" Aujourd'hui, cela ne pourrait plus arriver. Avec la prolifération des media kurdes, des télévisions, journaux, livres, l'Internet, les Kurdes en Turquie ne pourront plus jamais croire qu'ils ne sont que des "Turcs des montagnes". La Turquie n'a pas d'autre choix, si elle veut la démocratie, d'accepter ses Kurdes ou de s'en séparer.


Comment voyez-vous la situation des Kurdes en Irak ?

Il est évident que la situation des Kurdes en Irak est, de nos jours, la meilleure de tout le Kurdistan, surtout à l'intérieur de la Région du Kurdistan. Bien sûr, des obstacles politiques demeurent et les Kurdes ne doivent pas se reposer sur leurs lauriers. Aucun État n'acceptera de bon gré un Kurdistan autonome, je ne parle même pas d'indépendance. Mais aujourd'hui, ils ont été obligés d'accepter cette autonomie.

Parce qu'ils sont encerclés territorialement, les Kurdes ont besoin du "parapluie politique" de l'Irak, au moins pour le moment. Leur chance est que l'Irak, depuis la chute du régime du Baath, est un État faible, parfois un État fantôme. Malgré leurs divisions internes, qui sont aussi un signe de démocratie, les Kurdes sont unis quand il s'agit de défendre leurs propres intérêts à Bagdad.

Est-ce que les États-Unis et les pays européens ont une politique ou une stratégie envers les Kurdes en tant que nation ?

Je ne pense pas qu'aucun pays européen ni les États Unis souhaitent réellement voir l'émergence des Kurdes en tant que nation. Ils considéreraient cela comme un facteur d'instabilité dans une région déjà troublée. Les U.S.A qui sont, depuis 2003, l'une des principales forces, et aussi un arbitre, sur le champ de bataille irakien, ont accepté un Irak fédéral seulement en raison de l'hostilité des Arabes. Comme ils ne pouvaient choisir leurs amis, ils ont été obligés d'être accommodants envers les Kurdes. De plus, ils ne veulent pas apparaître comme les instigateurs de la désintégration irakienne, ni compromettre leur alliance avec les Turcs. Fondamentalement, leur stratégie envers les Kurdes a été quasi-inexistante depuis l'occupation de l'Irak. Ils ont agi au coup par coup au fur et à mesure que la réalité du terrain contrecarrait leurs plans. Jusqu'ici, les Kurdes ont résisté aux pressions et ont attendu que le vent tourne en leur faveur. Par exemple, ils ont refusé l'entrée des troupes turques au Kurdistan, juste avant l'attaque de la Coalition en 2003. Cela aurait pu donner lieu à une confrontation embarrassante pour les U.S.A, partagés entre les Turcs et les Kurdes. Mais subitement, le parlement turc a voté contre le passage des troupes de la Coalition dans son pays, obligeant les U.S.A à abandonner l'ouverture d'un second front au nord. À ce moment, les Turcs ont perdu toute chance de s'implanter militairement à Kirkouk.

En conclusion, l'émergence d'une entité étatique kurde n'est souhaitée ni par les U.S.A ni par l'U.E, mais la guerre civile et le terrorisme en dehors du Kurdistan les ont obligés à accepter la Région du Kurdistan comme une zone indépendante.


Que pensez-vous du bilan du Gouvernement régional du Kurdistan et de son leadership ?


Jusqu'à présent, le gouvernement kurde a mené habilement son propre jeu, entre un Irak instable et une Turquie agressive. Le Kurdistan apparaît comme un endroit sûr et paisible, avec un grand dynamisme économique et social. Nous devons nous souvenir d'où est parti le Kurdistan, en 1992, dans sa marche vers la liberté, et son niveau de destruction alors. Les résultats sont impressionnants. Bien sûr, ils paient le prix d'un changement si rapide et peut-être pas toujours très bien organisé. Les Kurdes connaissent un boum économique, un afflux d'investisseurs étrangers, de nombreuses constructions modernes et une nouvelle classe de riches citoyens. Dans le même temps, il reste des villages en ruines, des gens pauvres et une agriculture qui n'a jamais retrouvé son niveau d'avant l'Anfal. Il y a aussi des besoins en infrastructures, en électricité et en emploi. Le paradoxe est qu'il y a un pourcentage énorme de fonctionnaires dans la population et un grand nombre de chômeurs, et que le Kurdistan attire beaucoup de travailleurs immigrés. Cela cause des tensions sociales, par exemple entre les plus jeunes générations qui ont à peine connu la guerre et les vétérans qui ont l'habitude de diriger le pays. Toutes ces tensions sont normales, peut-être inévitables. Un autre paradoxe est que la cohésion du Kurdistan vient de sa position précaire, encerclée par des voisins hostiles. Les Kurdes n'ont d'autre choix que de rester fermement unis. Les jours sombres de la guerre de 1992 sont encore dans les mémoires. Aujourd'hui, une faction politique qui aurait recours à la force serait probablement rejetée.

Comment le Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak peut aider à régler la question kurde en Turquie ?


La question kurde en Turquie a un lourd impact sur les relations politiques entre Ankara et Erbil. Pour le moment, je ne crois pas que le Gouvernement régional kurde doive changer la position et la tactique qu'il a toujours tenues, et qui est que ce n'est pas le problème du GRK, mais un problème intérieur turc. Ankara doit résoudre pacifiquement son conflit avec les Kurdes de Turquie et, en aucun cas, nous ne combattrons d'autres Kurdes.

Enfin, le Kurdistan irakien offre une opportunité économique et culturelle aux Kurdes de Turquie et d'ailleurs. Ils peuvent travailler, étudier, voyager, rencontrer d'autres Kurdes, organiser des manifestations artistiques ou sociales. De façon générale, le Kurdistan irakien est un lieu de liberté pour tous les Kurdes de la région, pour autant qu'ils ne nuisent pas à ses relations diplomatiques régionales. Rappelons que c'est le seul endroit où le kurde est langue officielle et cela a un impact historique sur l'identité et la culture kurdes.


Quelles sont vos prévisions et vos avis pour le Kurdistan d'Irak – surtout au sujet de la question de Kirkouk et aux partis kurdes de Turquie ?

La question de Kirkouk a toujours été l'obstacle majeur du processus de paix entre Bagdad et Erbil. Mais nous ne devons pas oublier le statut des autres régions mentionnées dans l'article 140 de la constitution irakienne, comme Sindjar, Sheikhan et Makhmur. Leurs populations ont aussi le droit de décider si leur destin doit être en dehors ou dans la Région kurde. Pour le moment, leur avenir est bloqué avec celui de Kirkouk. Actuellement, il semble difficile de faire le recensement et le référendum, même si le gouvernement kurde a toutes les raisons de réaffirmer sa détermination sur ce point.

Dans l'idéal, Kirkouk aurait besoin d'un réel programme de reconstruction, de rénovation et de développement de ses infrastructures et une plus grande assistance au retour des réfugiés. Mais qui peut s'en charger ? Pour le moment, Kirkouk n'est pas intégré dans la Région kurde, mais reçoit peu d'aide de Bagdad. Aussi longtemps que la gestion de Kirkouk n'est pas clairement répartie entre Bagdad et Erbil, ces problèmes resteront sans réponse.

Dans un climat de bonne foi et de bonne volonté, on pourrait envisager une gestion commune de la province, entre l'Irak et le Kurdistan, durant une période de 5 ou 10 ans. Après, lorsque la situation serait plus stable, le processus de l'article 140 pourrait être entrepris, et permettrait aux communautés de Kirkouk de choisir. Cela pourrait être appliqué plus tôt pour les autres zones disputées, comme Sindjar ou Sheikhan, mais je doute qu'une telle bonne volonté existe au sein des factions politiques. Cela prendra donc plus de temps, peut-être 20 ou 30 ans.  Il peut aussi y avoir des pressions extérieures, par exemple des U.S.A, qui sont soucieux de se retirer d'Irak aussi vite que possible, mais sans laisser le pays dans un chaos total.



Sandrine Alexie a étudié à l'École du Louvre  et a obtenu en 1993 son diplôme d'Histoire de l'Art (Arts et civilisations islamiques), et un diplôme d'Études supérieures de muséologie en 1994. En parallèle, elle a appris la langue et la civilisation kurdes à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO).

Ele a fait de nombreux voyages au Kurdistan (Syrie, Turquie, Irak), étudié l'architecture médiévale et travaillé avec des groupes locaux sur les droits de l'homme, les réfugiés, les prisonniers politiques,  et l'oppression culturelle. Son dessein est de faire connaître la question kurde en France.  

Depuis 2004, S. Alexie dirige la Bibliothèque de l'Institut kurde de Paris, et est membre de son Conseil scientifique, dans la section Philosophies et religions. Elle est l'une des rédactrices de la revue académique Études Kurdes et l'éditorialiste du Bulletin mensuel de l'Institut Kurde, qui analyse l'actualité kurde politique, sociale et culturelle.

TURQUIE : POURSUITES DES AFFRONTEMENTS ENTRE LE PKK ET l’ARMÉE


Tout le mois de juillet les accrochages meurtriers se sont poursuivis entre le PKK et l’armée turque. Le 1er juillet, 11 ou 13 combattants du PKK auraient ainsi perdu la vie dans un affrontement avec une unité de militaire, selon l’agence de presse Anatolie.

Du côté turc, 2 soldats ont perdu la vie ainsi que 3 membres des milices « gardiens de village ». Les autorités turques pointent du doigt le commandement militaire du PKK réfugié dans le mont Qandil au Kurdistan irakienne, régulièrement pilonné par l'aviation turque. Elles critiquent aussi l’insuffisance de l’aide américaine dans leur lutte contre le PKK, comme l’explique Sinan Ogan, directeur du centre de recherche Turksam.

Depuis l’affaire de la flottille humanitaire turque vers Gaza, qui a gravement compromis les relations turco-israéliennes et le refus d’Ankara de voter des sanctions contre l'Iran à l'Onu, les relations entre les Etats-Unis et la Turquie connaissent un certain refroidissement, selon les observateurs. Ainsi, le sous-secrétaire d'Etat américain adjoint Philip Gordon a directement interpellé la Turquie sur « sa loyauté envers Washington ».

Mais le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan a nié ces crispations tout en reconnaissant des divergences de vue, "Cela ne veut pas dire qu'il y a un problème". Cependant, le même jour, le vice-Premier ministre, Cemil Ciçek, déclarait que la Turquie attendait « davantage » des Américains, dans la lutte contre le PKK : « Nous voulons une coopération plus déterminée, au-delà du mécanisme tripartite (Turquie-USA-Irak)" mis en place en 2007 contre les rebelles. » La Turquie exige aussi que les Etats-Unis « livrent » les dirigeants du PKK basés au Kurdistan irakien, et qu'ils fassent pression sur le gouvernement kurde d’Erbil pour que ce dernier encercle totalement les bases du PKK, même si dans la réalité ces deux exigences relèvent du domaine de l’impossible.

En visite à Toronto pour le sommet du G20, M., Recep Tayyip Erdogan, rencontrant Barack Obama s’est plaint du retard dans les informations fournies à l'armée turque par les drones américains, informations qu’il réclame « en temps réel ». S’exprimant sous couvert d’anonymat à l’AFP, un diplomate turc confirme cette doléance : « C'est simple, nous demandons aux Américains de nous fournir plus d'informations sur le PKK en Irak et ils en ont tous les moyens. » Une liste de 248 membres du PKK, dont les commandants militaires Murat Karayilan, Cemil Bayik et Duran Kalkan, a même été remise aux Américains, aux Irakiens et aux Kurdes, demandant qu’ils soient livrés "dans les plus brefs délais" aux autorités turques, selon le journal turc Radikal. La Turquie souhaite aussi une opération conjointe pour ces captures.

Plus spécifiquement, lors d’un passage à la télévision, le chef d'état-major turc, le général Ilker Basbug, a plus violemment accusé les Kurdes d’Irak « d'inaction contre le PKK », relançant le spectre d’une autre incursion militaire au Kurdistan d’Irak. En attendant, l’aviation turque pilonne fréquemment des positions du PKK, dans la zone de Khakurk et de Qandil, située dans la région autonome kurde, sans que cela ait un grand effet sur la fin des attaques. De sa prison d’Imrali, le leader du PKK, Abullah Öcalan, a une fois de plus appelé Ankara à négocier avec son mouvement armé, en réclamant aussi une reconnaissance des droits des Kurdes de Turquie dans la Constitution, un statut d'autonomie, ainsi que la libération des membres du BDP ou suspectées d’être du PKK, arrêtées lors des dernières rafles policières. Autrement, Öcalan a indiqué que la lutte du PKK loin de cesser, ne ferait que s’intensifier.
De fait, d’autres attentats ou attaques ont eu lieu par la suite. Ainsi le 19 juillet, un engin explosif, placé sur le bord d'une route a fait sauter un véhicule militaire près de la ville de Cukurca, (province de Hakkari). Une autre attaque, survenue le 20 juillet, a fait 15 morts parmis les soldats, alors que des renforts avaient été envoyés à Cukurca après l’attaque contre le véhicule militaire.

Autre signe de désenchantement après les espoirs suscités par « l’initiative kurde » initiée par Erdogan, un certain nombre de personnes composant le « groupe de paix » qui avaient traversé la frontière irako-turque est retourné en Irak. Ces 34 "envoyés de la paix", 30 adultes --huit militants du PKK et 22 « sympathisants « avaient d’abord été laissés en liberté, mais ont été accusés ensuite de liens avec le PKK, risquant jusqu’à 20 ans de prison. Dix d'entre eux ont été mis en détention et leur procès s’est ouvert en juin dernier. "Nous avons tendu la main, mais nous nous sommes heurtés au vide", a déclaré le porte-parole de ce groupe cité par l’agence Firat. Le ministre turc de la Justice, Sadullah Ergin, questionné par la presse, a déclaré ne rien savoir de certain sur ce retour en Irak, tout en le regrettant : "Nous avons reçu des informations dans ce sens, J'aurais souhaité qu'ils restent dans ce pays pour contribuer aux efforts de paix du gouvernement ».

Pour sa part, le chef militaire des forces du PKK, Murat Karayilan, a confirmé, dans un entretien à la BBC, les propos d’Öcalan, en précisant, qu'il ordonnerait à ses hommes de déposer les armes « sous supervision de l'ONU » si la Turquie acceptait un cessez-le-feu, en brandissant pour la première fois depuis des années la menace de « l’indépendance »: "Si le problème kurde est résolu de façon démocratique via le dialogue, alors oui, nous déposerons les armes. Mais "si le gouvernement turc refuse d'accepter cela, nous devrons proclamer l'indépendance" du sud-est turc, où opère le PKK.

Seul signe de détente politique, le parlement turc a voté, le 22 juillet une loi limitant l’emprisonnement des enfants kurdes qui avaient été arrêtés pour avoir lancé des pierres sur les forces de l’ordre, lors de manifestations. Des centaines d’entre eux, certains âgés de 12 ans, avaient été condamnés à la prison de jeunes, malgré les protestations d'organisations de défense des droits de l'homme, dont Amnesty International. La nouvelle loi prévoit une amnistie pour les mineurs emprisonnés : "Environ 190 mineurs actuellement en prison devraient sortir... Et des milliers d'autres actuellement jugés devraient bénéficier de cette loi", a déclaré à l'AFP le député kurde Bengi Yildiz. Les mineurs coupables de participation à une manifestation interdite ou convaincus de délits énoncés dans la loi antiterroriste iront dans des maisons de redressement, et non plus en prison. Seuls les « récidivistes » et ceux pris avec des armes continueront de risquer des peines d’emprisonnement, mais ne pouvant plus dépasser six années. Enfin, ces enfants et adolescents ne seront plus jugés par des tribunaux pour adultes.

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction

IV. Conclusion. La politique culturelle des minorités : une stratégie en vue du référendum et de la formation d'une citoyenneté "kurdistanî".

Erbil, devant le square du gouvernorat


Depuis 1991, sans l'avoir prévu ni choisi, le Kurdistan d'Irak a vécu l'expérience assez originale de devoir vivre et s'organiser comme un État, sans en avoir le droit ni les avantages officiels, et la tâche de reconstruire un pays à la fois très ancien et totalement détruit. C'est aussi un gouvernement dont la majorité des membres, de groupe dominé et rebelle depuis deux siècles, doit soudain gérer des minorités sur son propre sol, lesquelles minorités sont en plus attaquées et menacées de disparition dans le reste de l'Irak. La Région du Kurdistan est devenue une terre d'accueil pour des milliers de réfugiés, alors que les Kurdes étaient, auparavant, une population constamment forcée aux exodes.

Rassembler dans un même ensemble politique et sous le concept nouveau de "citoyenneté kurdistanî", autant de groupes humain dont le passé a été traumatique et conflictuel, passe par une série d'actions principalement axées sur la reconnaissance de toutes les cultures et les cultes. C'est ainsi que les Turkmènes de Kirkouk, dont la "protection" est disputée à la fois par la Turquie, les Irakiens et les Kurdes, sont courtisés de diverses façons par Erbil, en vue du prochain référendum, même si sa tenue réelle est, depuis 2007, reportée sine die. Un des projets du ministère de la Culture kurde était ainsi d'ouvrir une "maison culturelle turkmène", comme il y a déjà, à Ankawa, un centre assyro-chaldéen et que les Mandéens, minorité religieuse qui ne vivait pas au Kurdistan mais a dû fuir elle aussi l'Irak ont aussi leur centre à Erbil : une étape symbolique et politique de l'intégration d'une population dans la Région du Kurdistan.

D'ailleurs, les Kurdes ont-ils le choix ? Cernés par des États fortement hostiles à leur émancipation, ils ne peuvent s'en sortir qu'en maintenant une cohésion interne face à l'extérieur, et en cherchant l'appui des démocraties occidentales, qu'ils tentent de convaincre en construisant un pays tolérant et pluriel, qui serait unique au Moyen Orient. Cette "citoyenneté kurdistanî", à l'opposé du jacobinisme turc ou français, est de fait l'affirmation d'une unité en "mosaïque", se soudant avec les différences de chacun. Comme le disait joliment Monseigneur Rabban, l'évêque d'Amadiyya, à la conférence internationale du 5 mars 2004 à Paris, "le Kurdistan doit être à l'image de ses montagnes au printemps, embellies par les fleurs de toutes les couleurs qui les recouvrent".

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).

vendredi, juillet 30, 2010

SYRIE : ARESTATIONS EN MASSE, MYSTÉRIEUSE ÉPIDÉMIE PARMI LES CONSCRITS KURDES.


Les forces syriennes ont arrêté 400 personnes début juillet, toutes kurdes, dans un vaste coup de filet comprenant les villes d’Alep, de Qamishlo, d’Afrin, Hassaké et Raqqa. C’est l’agence turque Anatolie qui s’est fait l’écho de cette nouvelle, alléguant qu’il s’agissait de membres appartenant au PKK, affirmation démentie par les organisations et associations kurdes syriennes. Les charges pesant sur les détenus vont de la collecte illégale d’argent au séparatisme et à la volonté de « diviser la Syrie ». L’agence turque a même indiqué que 11 membres du PKK ont été tués dans des affrontements avec les forces syriennes.

Mais l’association « International Support Kurds » basée en Syrie a dès le lendemain, 2 juillet, démenti ces affirmations, indiquant que les 400 Kurdes arrêtés l’avaient été en raison des derniers événements du Newroz, notamment à Raqqa, où les Kurdes célébrant le Nouvel An avaient été attaqués par les autorités syriennes, et non en un seul coup de filet, mais en plusieurs vagues d’arrestations. Certaines de ces personnes ont été relâchées depuis. De plus, selon Newaf Khalil, journaliste et analyste de la politique kurde en Syrie, la plupart des Kurdes arrêtés sont soupçonnés non d’appartenance au PKK, mais à un autre parti, le PYD.

Quant aux onze morts mentionnés par Anatolie, ils relèvent, selon le journaliste, de la pure invention, ou bien d’une manœuvre de la part de l’AKP, visant à persuader l’opinion publique turque qu’il agit au niveau régional pour combattre le PKK en dehors de ses frontières.

Par ailleurs, si le motif des arrestations est contesté par les Kurdes syriens, la répression est elle, bien réelle. Amnesty International a une fois de plus interpellé le président syrien sur le sort de 52 prisonniers dont on est sans nouvelles, après une révolte en détention qui a coûté la vie à 22 personnes, dans la prison militaire de Saydnaya 2 ans auparavant. Malcolm Smart, directeur d’Amnesty pour le Moyen-Orient a ainsi déclaré que les autorités syriennes devaient renseigner les familles des prisonniers sur leur état, leur lieu de détention, voire leur décès, et les circonstances de ces décès. Selon un rapport de police, les violences avaient commencé du fait de neuf prisonniers islamistes attaquant les gardiens pour s’emparer de leurs armes et de leurs téléphones portables, afin d’alerter leurs familles et les organisations internationales sur leurs conditions de détention. Au moins 17 prisonniers et 5 militaires seraient morts.

Les persécutions contre les Kurdes de Syrie prennent aussi la forme d’expropriations. Ainsi des fermiers kurdes de Dêrik ont été obligés de signer des feuilles blanches qui ont servi à annuler toute possibilité de réclamer les terres qu’ils exploitaient, une fois que l’État les aurait confisquées et soustrait à toute activité agricole. Le texte de la cessation des terres comporte aussi la mention que ces actes ont été signés sans contrainte et que les paysans étaient en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux. En fait, les fermiers kurdes ont fait état de menaces s’ils refusaient de signer, notamment celle d’être accusés d’appartenance à une organisation illégale, comme le PKK, le PYD ou la Confédération du Kurdistan occidental, ou bien de se voir refuser, pour leurs enfants, l’accès à la scolarisation et aux universités.

Enfin, une suite de morts mystérieuses affecte les conscrits syriens d’origine kurde depuis des mois. Plusieurs appelés sont en effet morts dans le nord de la Syrie, alors qu’ils servaient sous les drapeaux, les circonstances de leurs décès demeurant inexpliquées. Devant l’insistance des familles et des associations, les militaires syriens ont finalement invoqué la possibilité d’une « épidémie » et annulé plusieurs enrôlements de jeunes soldats. Une association kurde affirme dans une déclaration que 10 recrues ont été ainsi hospitalisées le 12 juillet dans un hôpital de Qamishlo et que leur état serait critique. Sans réellement apporter de précisions sanitaires, d’autres officiels syriens ont par ailleurs admis que la soi-disante épidémie serait plutôt due à un épuisement sévère, aggravé par la canicule qui frappe toute la région, et divers maux comme la dysenterie, pouvant être aussi causés par la déshydratation et la dénutrition. « Il y a beaucoup de suppositions concernant les raisons de ces maladies, certains accusent les vaccins donnés aux nouveaux soldats, qui sont peut-être défectueux. D ‘autres attribuent la cause au climat qui aurait provoqué une vague d’insolations et de fièvres. D’autres parlent aussi de contamination par l’eau et la nourriture, tout cela ne concernant que les militaires, et non des civils » a ainsi déclaré le porte-parole de l’association Kurdistan occidental, aoutant que le diagnostic des médecins est difficile à établir en raison de la pauvreté de leur équipement et des moyens des laboratoires. Au moins 14 soldats, tous des nouvelles recrues, auraient ainsi perdu la vie, dans les hôpitaux militaires de Harasta et Teshrin.

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction





III. L'Anfal : un patrimoine disputé entre l'État et les victimes, entre la société civile et le politique.

L'Anfal est évidemment l'événement identitaire majeur de la Région fédérale du Kurdistan et ce nom réveille une souffrance que partagent les Kurdistanî qui ont tous subi le génocide, à un moment ou un autre. Sa commémoration, le travail mémoriel qui commence à peine, le jugement des responsables, le regroupement des archives en vue d'une conservation future en un seul lieu, la prolifération des monuments rendant hommage aux victimes, les portraits ou les statues de "martyrs", tout cela sert au gouvernement kurde de moyen politique pour réclamer à la communauté internationale que justice soit rendue au Kurdistan. 

La ville symbole de l'Anfal, Halabja, l'est en raison du nombre important de victimes qui tombèrent en l'espace de 72 heures (plus de 5 000) et par la couverture médiatique en temps réel de l'événement, avec  la présence sur les lieux de l'armée iranienne, de photographes et d'équipes de télévision, alors que d'autres attaques chimiques avaient déjà eu lieu, dès 1987. 

Halabja est une ville entièrement hantée par le souvenir du 16 mars 1988, quand 200 bombes, conventionnelles et chimiques, tombèrent sur la ville et ses alentours immédiats. Beaucoup de monuments rendent hommage aux disparus. Les maisons devant lesquels certains clichés célèbres furent pris, dont celui d'un homme, mort portant un nourrisson dans les bras, sont identifiées et photographiées par les visiteurs. Elles sont même représentées dans le musée-mémorial construit à l'entrée de la ville, avec des fresques et des mannequins reconstituant les clichés pris sur le vif.

Mémorial de Halabja

Mais cette surenchère dans le culte des martyrs de la ville nourrit une amertume certaine parmi la population et fait même l'objet d'un rejet, parfois violent. En mars 2006, le jour même de la commémoration à laquelle assistaient le gouvernement kurde et des personnalités étrangères, une émeute de plusieurs milliers de personnes a abouti au saccage et à l'incendie du mémorial, et causant la mort d'un adolescent de 14 ans, tué par un policier.

À cette colère tenaient plusieurs raisons, la principale étant la gestion locale de la zone par les autorités kurdes, fortement critiquées pour n'avoir ni reconstruit ni développé Halabja. La population s'est indignée de ce que l'on se serve de ses morts pour récolter des fonds et une aide matérielle dont elle ne bénéficiait jamais. Comme l'expliquait en mai 2007 un habitant de la ville, parlant du mémorial, "les habitants l'appellent "la place du Mensonge". Tous les ans des promesses sont faites d'aider les familles des victimes et de reconstruire la ville, mais rien ne vient." Les gens de Halabja ont eu ainsi l'impression que leurs lieux de mémoire étaient détournés dans un "Genocide Show" à l'adresse du public international. Il est significatif que ce soit le musée qui a été attaqué et que personne n'ait touché au cimetière ou à d'autres monuments de la ville.

Mémorial de Halabja, en partie brûlé et détruit, réhabilité depuis.

Les réactions des Kurdes à l'émeute de mars 2006, que ce soit au Kurdistan d'Irak, dans le reste du Kurdistan ou dans la diaspora, furent très variées et contrastées. Les gens originaires de Halabja eurent plutôt tendance à excuser les émeutiers, tout en déplorant la destruction du monument. D'autres se réjouirent, par hostilité politique aux dirigeants. Mais une grande partie de l'opinion kurde s'indigna, alléguant que Halabja n'appartenait pas seulement à ses habitants, et qu'il s'agissait d'un lieu "sacré" pour les Kurdes du monde entier, un lieu qui appartenait à l'histoire kurde et qui ne devait pas servir à instrumentaliser des conflits locaux. On put voir à cette occasion deux conceptions très opposées et, sur le moment, inconciliables s'exprimer. D'un côté, "nos morts nous appartiennent", et, de l'autre, "ce mémorial symbolise toutes les souffrances des Kurdes et pas seulement les vôtres".

Dream City, Duhok
Mais la déploration et le deuil ne sont pas l'unique attitude des Kurdes devant leur passé traumatique. Les "palais de Saddam", des complexes fortifiés érigés dans toute la région, ont tous été reconvertis en bâtiments utilitaires (marchés, écoles, casernes). Le plus célèbre et le plus apprécié d'entre eux est "Dream City", un ensemble comprenant un supermarché, un parc d'attraction, des jeux video, une piscine. Dream City exprime le rêve d'accession à une prospérité et une paix que n'avait jamais connues jusqu'ici le Kurdistan. Aménager un parc de loisirs en lieu et place d'un endroit qui fut synonyme d'épouvante et de terreur absolue est peut-être l'un des plus beaux actes de revanche et d'humour de la part d'un peuple qui a choisi aussi de ne pas se complaire dans la douleur et le deuil sans fin.


(à venir prochainement : Conclusion : La politique culturelle des minorités : une stratégie des Kurdes en vue du référendum et de la formation d'une citoyenneté "kurdistanî". 

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).

jeudi, juillet 29, 2010

KURDISTAN D’IRAK : POLÉMIQUE SUR UNE EXPORTATION CLANDESTINE DE PÉTROLE


Un hebdomadaire d’opposition, Rozname, a publié le 20 juillet un article accusant les deux partis au pouvoir de toucher des pots-de-vin dans une contrebande de pétrole destinée à l’Iran. Estimant cette accusation sans fondement, le Parti démocratique du Kurdistan, dirigé par le président kurde Massoud Barzani a porté plainte pour « diffamation » contre le journal Rozname, en réclamant un milliard de dollars de dommages et intérêts.

L'Observatoire de la liberté de la presse en Irak a fait part de sa « préoccupation » en soulignant que c’est « la somme la plus importante jamais exigée dans l'histoire de la presse en Irak ».

Rozname, fondé en 2007, appartient au chef du parti d'opposition Goran Nauchirwan Moustafa, affirme en effet que "ce trafic rapportait des millions de dollars aux deux partis traditionnels le PDK et l'Union patriotique du Kurdistan". Le secrétaire du PDK, Fazel Mirani, a également réclamé l’interdiction de sortie du territoire du journaliste à l’origine de l’article, Sirwan Rachid, ainsi qu’au rédacteur en chef d’une autre revue, Azad Jalak. "Nous avons décidé d'ester en justice et de demander des compensations au journal car il nous accuse de corruption. Il doit apporter les preuves de ce qu'il avance et s'il n'en a pas c'est notre droit de demander des indemnités", a déclaré un responsable du bureau politique de PDK.

À l’origine de l’affaire, c’est un article du New York Times qui a fait part, le 8 juillet d’une possible contrebande de pétrole avec l'Iran, information relayée par l’AFP dont un correspondant signalait sur la route de Bashmakh, 150 camions-citernes attendant de passer la frontière iranienne, en violation de l’embargo. En réaction à l’article du New York Times, le gouvernement kurde a fait une déclaration publique, le 11 juillet, réfutant ces accusation et affirmant que la Région n’exportait pas de pétrole brut mais seulement des produits pétroliers lourds fournis par ses trois raffineries, inutilisables au Kurdistan et dont le stockage peut avoir des conséquences sur l’environnement.

L’activité des raffineries kurdes est autorisée par la loi sur les hydrocarbures votée en 2007 par le parlement irakien et que le surplus de ces produits pétroliers. Le GRK a cependant admis que du pétrole raffiné en dehors du Kurdistan, dans les autres régions irakiennes, pouvait être exporté clandestinement via ses propres frontières et a promis une série de mesures afin d’y mettre un terme.

Déjà mis en cause par la presse d’opposition dans des affaires de corruption, le ministre des Ressources naturelles du Kurdistan, Ashti Hawrami, dans une interview accordée au journal Rudaw, s’explique longuement sur cette affaire. Ainsi, il nie avoir été en désaccord avec le Premier ministre Barham Salih sur cette question et avoir organisé clandestinement des ventes de pétrole à l’Iran. Selon le ministre, ces ventes se situent dans un cadre légal, celui de la Constitution, et ont été approuvées par le président Barzani. Les accusations du New York Times seraient à mettre en rapport avec le conflit qui oppose Bagdad et Erbil depuis le début, sur la gestion et l’exploitation des ressources pétrolières kurdes et que les affirmations du parti Gorran, notamment celles du député Mala Nuri, membre du parti Gorran, sont sans fondement.  « Le pétrole brut du Kurdistan n’est pas exporté. Parfois les gens confondent pétrole brut et produits pétroliers. Donc, si il [Mala Nuri] parle de pétrole brut, il se trompe. »

Quant aux revenus tirés de la vente des produits pétroliers, le ministre kurde affirme qu’ils sont reversés sur un compte du ministère des Finances, compte bloqué en attendant que le conflit avec Bagdad soit résolu. Il affirme également que les ventes vers l’Iran se sont faites légalement et que le gouvernement central en était informé, comme l’exige la loi sur le pétrole, ce que nie Hussein Sharistani Jihad, le ministre irakien du Pétrole, connu pour ses relations très conflictuelles avec la Région kurde, via son porte-parole Assem Jihad. Ce dernier a même menacé de soustraire du budget alloué à la Région du Kurdistan les revenus que le GRK tirerait de ces ventes. Interrogé sur cette possible rétorsion, Ashti Hawrami a déclaré laconiquement : « Nous avons notre propre gouvernement et notre propre parlement et nous prenons nos propres décisions. »

Abdullah Mullah Nuri, député du parti Gorran ne se dit pas surpris que cette affaire envenime davantage les relations entre le gouvernement fédéral et le Kurdistan, avant d’ajouter qu’il croyait que ces allégations de contrebande étaient largement véridiques : « Il y a toujours eu des tensions entre le gouvernement central et le Kurdistan au sujet du pétrole. Dès lors que l’information d’un trafic est révélée, elle devient un élément du conflit. Les relations entre Erbil et Bagdad deviendront plus compliquées et tous les politiciens vont vouloir user de cet atout en leur faveur. Même les USA pourraient se servir de ce problème pour faire pression sur les Kurdes. »

Des experts politiques estiment que le prochain gouvernement – dont la formation est encore incertaine – pourrait profiter de cette affaire pour réformer l’actuelle loi sur le Pétrole et réguler la distribution des revenus tirés des ressources naturelles dans tout l’Irak, Kurdistan compris. Cependant, les résultats des dernières législatives ayant amené les deux principales coalitions sunnites et chiites arabes au coude à coude, un accord peine à être trouvé pour former un gouvernement de coalition viable, et les Kurdes toutes tendances comprises disposant de 63 sièges au Parlement ont un rôle clef à jouer dans les négociations pour la formation d’un futur gouvernement.

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction

B. Les patrimoines concurrentiels

1. Le mythe mède des Kurdes

La présence des Kurdes dans cette région, même si elle est indubitablement ancienne, ne peut faire l'objet d'une datation précise. Mais au début du XXe siècle, devant la montée des nationalismes dont ils firent les frais, les Kurdes sentirent le besoin d'affirmer leur droit à l'existence sur les terres où ils vivaient, en se cherchant des ancêtres qui prouvaient leur antériorité historique sur "l'occupant", arabe ou turc. Parce que le kurde est incontestablement une langue iranienne, parce qu'ils n'avaient pas, dans les années 1920-1930, de gros conflits avec l'Iran, et aussi pour se poser en "cousins" des Puissances européennes afin de capter leur bienveillance, les premiers indépendantistes du Xoybûn se fondèrent sur des travaux de linguistes, notamment ceux de Vladimir Minorsky, qui avançaient en hypothèse l'origine mède de la langue kurde, pour se déclarer descendants des Mèdes, sans que cela puisse être vérifié historiquement, ni dans un sens, ni dans l'autre. Mais cette exaltation d'un passé aryen, zoroastrien, aussi prestigieux que celui des Perses, leur permit de se distinguer des Arabes sémites et de prendre leur distance avec l'islam, dans le même temps où les Turcs s'inventaient un passé hittite, voire sumérien, en clamant, eux aussi, être les premiers habitants du Moyen-Orient.

L'Empire mède fut donc exalté par les patriotes kurdes et, encore aujourd'hui, tout ce qui, dans leur patrimoine, peut être relié, à tort ou à raison, à un passé "zoroastrien" est mis en avant, sans que la rigueur scientifique y trouve beaucoup son compte. Ainsi, à Duhok, un site archéologique qui pourrait remonter à l'époque néolithique, avec des traces de tombes et d'architecture rupestre, est surinterprété comme étant voué au culte du feu. À l'entrée du site, juste avant les escaliers menant à la grotte, des plaques explicatives commémorent le roi mède Cyaxare comme étant le "premier empereur du Kurdistan" (sic), et une autre glorifie Zarathoustra, assimilé au prophète de "l'authentique" religion des Kurdes.

Temple de Çar stîna ("quatre piliers) de Duhok
On peut observer, depuis quelques décennies, un sentiment moderne de nationalo-yézidisme, qui s'est d'ailleurs répandu au-delà des yezidis eux-mêmes, chez les militants de la "kurdité", qui considèrent cette religion et son temple de Lalesh comme un des berceaux originels de la nation et de la culture kurdes, resté pur de toute islamisation et arabisation. Les yezidis se revendiquent ainsi, face à leurs compatriotes musulmans, comme les plus authentiques des Kurdes, et leur stricte endogamie leur permet d'affirmer une "aryanité" préservée, nonobstant le fait que deux villages yezidis sont arabes et que Sheikh Adi, ainsi que son neveu et son petit-neveux qui lui succédèrent étaient des Arabes syriens, parfois rattachés à la famille des Omeyyades.

Les yezidis et leurs lieux sacrés sont donc réincorporés dans le patrimoine commun des Kurdes, même si au sein de la population musulmane et chrétienne de base, une certaine défiance envers ces "hérétiques" perdure tout aussi bien. Ainsi, les villages yezidis peuvent être la cible des milices sunnite arabes (en dehors de la Région kurde) ou les yezidis s'affronter avec des tribus sunnites, kurdes ou arabes, par exemple pour des querelles locales ou d'honneur ou de mœurs, alors que Lalesh est de plus en plus respecté et visité par les Kurdes de tout le Kurdistan (pas seulement d'Irak) comme un lieu identitaire.

Paradoxalement, les yezidis ont longtemps été réticents à se dire "kurdes" puisque, dans la dénomination des millet ottomans, les Kurdes étaient les sunnites. Plus récemment, Saddam, afin de diviser au maximum les factions kurdes, a tenté, comme il l'avait fait auprès des chrétiens, de leur faire professer une arabité purement fantaisiste pour 98% d'entre eux. Aujourd'hui, les yezidis sont nommés dans la constitution kurde en tant que minorité religieuse et non ethnique. Cela n'empêche pas des mouvements politiques assez minoritaires dans les régions détachées, comme Sheikhan, de revendiquer la reconnaissance du "peuple" yezidi et de la "langue" yezidi, laquelle est en fait un pur kurmandji. Tout récemment, l'organisation Human Rights Watch est tombé dans le panneau en reprenant dans son rapport   les "revendications du peuple yezidi" et en sommant Erbil d'inscrire dans la constitution une ethnie yezidie purement imaginaire, sans d'ailleurs que les Kurdistanî yezidi vivant à l'intérieur de la Région ou ceux de Sindjar, les plus nombreux, qui votent en majorité pour les partis pro-kurdes, aient été consultés...

Cette réécriture du passé se fait souvent au détriment de la véritable histoire kurde, dans un rejet de la période islamique, exprimé par ce leitmotiv : "Les Arabes nous ont volé notre histoire". C'est ainsi que Saladin, qui est quand même le Kurde le plus célèbre de l'histoire du Proche Orient, est vu comme un peronnage qui a "uniquement servi l'islam" et la "nation arabe", ce dernier point étant un sérieux anachronisme. Il est vrai que Saladin a été, à l'époque moderne, récupéré par les nationalistes arabes, dont Saddam lui-même, qui partageait avec le souverain le même lieu de naissance, Tikrît, ce qui lui permettait d'avoir la même nisbah : Al-Tikritî.

Amadiyya

La ville-citadelle d'Amadiyya (Amedî en kurde) qui, selon les historiens médiévaux, comme Yaqut, s'appelait autrefois Ashib, était tenue au XIIe siècle par les princes kurdes de Hakkari, jusqu'à ce que l'émir turkmène 'Imad ad-Dîn Zengî la prenne d'assaut, la démolisse et la reconstruise en la rebaptisant de son lakab (ou titre honorifique) : 'Imaddiya (mais selon le persan Mustawfî al-Qazwînî, elle tient son nom d'un autre émir, 'Imad ad-Dawla). Quoi qu'il en soit, au lieu de redonner à la ville son ancien nom de Ashib, le nom tardif d'Amadiyya est tout simplement réinterprété à la sauce mède : Amedî = venant des Mèdes. On attribue d'ailleurs à la ville actuellement nommée Diyarbakir, mais qui fut Amid depuis plus d'un millénaire, la même étymologie fantaisiste.

Cela n'empêche pas les chrétiens syriaques, de leur côté, de la relier au passé "assyrien", dont ils se réclament en concurrence de l'Empire mède, puisque une ville du nom d'Amat est citée dans les tablettes du roi Shamsi-Addad (II M. avant J.C). C'est la même chose pour le vieux pont de Zakho, que des chrétiens revendiquent comme étant assyrien (voire babylonien) et des Kurdes, naturellement, comme un ouvrage mède. Même l'actuelle capitale du Kurdistan d'Irak n'échappe pas à cette superposition d'étymologie. Les Kurdes la nomment indifféremment Erbil ou Hewlêr, les chrétiens et les Arabes Erbil, Irbil. Son nom d'origine, Arbailu, vient, cette fois indiscutablement, de l'époque assyrienne, ce qui permet à des mouvements indépendantistes ou autonomistes de la "nation assyrienne" de la réclamer comme capitale, même si elle est aujourd'hui peuplée majoritairement de Kurdes.

Al-Mustawfî Al-Qazwinî


Le monument le plus visible et le plus célèbre d'Erbil est la citadelle, qui n'a cessée d'être occupée humainement depuis la plus haute antiquité. À l'entrée trône une statue de l'historien persan Al-Mustawfî, qui a mentionné la ville dans ses ouvrages d'histoire-géographie. Par reconnaissance, les Kurdes lui ont donc élevé ce monument qui domine toute la capitale. En revanche, il n'est pas fait mention du souverain qui fut à l'origine de la rénovation, de l'agrandissement des quartiers de la ville et de l'érection de nombreux monuments à l'époque médiévale : Muzaffer Gökburî, un prince turkmène, beau-frère de Saladin, qui fit d'Erbil sa capitale et semble même être à l'origine des premières cérémonies de la fête musulmane du Mawlid (anniversaire de naissance du Prophète). On ne voit son nom cité que dans un parc récent, aménagé autour des vestiges d'une mosquée qu'il fit bâtir au début du XIIIe siècle. Le parc même a pris le nom de "parc du minaret" sans que Gökburî soit particulièrement célébré. Son origine turque est peut-être à l'origine du peu d'enthousiasme des Kurdes à rappeler son souvenir (alors qu'il fut le grand bâtisseur de l'Erbil médiévale). Il pourrait être intéressant d'observer, dans les années à venir, si les Turkmènes du Kurdistan finissent par mettre en avant cette figure princière qui réussit à maintenir l'indépendance d'Erbil devant l'expansionnisme ayyoubide.

Minaret de la mosquée de Gökburi, deb. XIIIe s.


Le Newroz, le nouvel an iranien du 21 mars, est pareillement devenu un acte d'affirmation des identités kurdes, en Irak comme en Turquie et en Syrie. Si c'est évidemment une fête très ancienne, en Iran comme en Mésopotamie (et même en Égypte médiévale), si, bien sûr, les fêtes de Newroz existaient dans le monde kurde d'avant l'époque contemporaine, comme en témoignent les poésies classiques d'époque ottomane de Meyalê Cizirî et d'Ahmedîe Khanî, les Kurdes lui ont donné, au cours du XXe siècle, un aspect de plus en plus politique. Il est vrai que, dans tous les récits historico-légendaires, de Tabari à Firdawsi, la naissance du peuple kurde est toujours reliée au règne du roi Zohak, qui obligeait une partie de ses sujets à fuir dans les montagnes pour échapper à la faim des serpents démoniaques et amateurs de cervelle humaine qui lui avaient poussé aux épaules. Mais ce sont les mythes nationaux modernes des Kurdes qui ont pris en modèle le héros Kawa, le forgeron qui lança la révolte contre le méchant souverain. Dans le reste du monde iranien, l'accent est plutôt mis sur la figure du roi Feridoun. De nos jours, pour tous les Kurdes, Kawa est le premier libérateur national et, refondu avec le mythe mède, Zohak devient ainsi un roi assyrien, ce qui permet de prendre comme point de départ du calendrier national kurde (même si on utilise officiellement le calendrier chrétien au Kurdistan) le 21 mars 700 ou 612 avant J.C : Soit l'année de la fondation du premier royaume mède soit celle de la chute de Ninive, et donc de l'Empire assyrien, sous les coups de ces mêmes Mèdes.


2. Le mythe "assyrien" des chrétiens

Mais à cette même période de l'année, c'est-à-dire l'équinoxe de printemps, les Assyriens, chaldéens et autres syriaques fêtent eux aussi leur Nouvel An (Akitu) tiré du calendrier assyrien antique et le 1er avril dernier ont ainsi eu lieu les célébrations de l'an 6760. Ces fêtes en Irak sont d'ailleurs hébergées dans la Région du Kurdistan ou dans les zones protégées par les Kurdes, ce genre de manifestations étant plus délicates à organiser dans le reste du pays.

On est ainsi très loin du passé chrétien des Syriaques, alors que la principale raison qui a permis à cette population de garder un dialecte araméen comme langue vernaculaire est bien leur religion. Il existe d'ailleurs bel et bien un calendrier syriaque qui fut utilisé de l'Antiquité au Moyen Âge par les historiens et chroniqueurs : il s'agit du calendrier séleucide, qui démarre le 3 octobre en 312 avant J.C, le jour où le dynaste Seleukos entra dans la ville d'Antioche. Mais les Séleucides n'étaient sans doute pas assez anciens dans cette course à l'antériorité historique, alors que célébrer l'Akitu des Assyriens permettent aux mouvements nationalistes de supplanter en droit d'aînesse le passé mède des Kurdes.

Les termes d'"Assyriens" et de "Chaldéens" n'apparaissent cependant pas avant le XIXe siècle et il est le fait des missionnaires européens et américains, soucieux de distinguer les orthodoxes des catholiques. Aucun lettré syriaque ni musulman ne l'a utilisé auparavant (on disait plutôt Syriens, ou Nabatéens, ou Nestoriens). Seul le prince kurde Sheref ad-Dîn de Bitlis, mentionne, au XVIe siècle, des chrétiens qu'il dénomme Asurî, sans que l'on sache s'il s'agit d'un terme générique pour les Syriaques ou s'il se réfère à une tribu particulière (le reste du temps, il parle de Nestoriens ou Chrétiens). Quoi qu'il en soit, les termes assyriens et chaldéens eurent un impact inattendu à l'époque contemporaine, alimentant la fondation d'un mythe national revendiquant les terres de Ninives, Duhok et jusqu'à Amadiyya pour un État "assyrien" ou, plus modestement, d'une région autonome à l'instar de la Région kurde, qui se contenterait de Ninive.

Drapeau des "Assyriens"

L'actuel drapeau assyrien fut créé en 1968. Mais le premier en date, utilisé par les bataillons assyriens combattant aux côtés de la Russie contre les Ottomans durant la Première Guerre mondiale, avait trois étoiles pour symboliser les trois églises, assyrienne, chaldéenne et syrienne d'Orient. 

Maintenant, comme si les choses n'étaient pas assez compliquées, cette revendication généalogique se scinde parfois en deux, entre Assyriens et Chaldéens, des partis "chaldéens" ayant vu récemment le jour, se réclamant alors d'une identité distincte, et reliant les Chaldéens actuels à Babylone. Le drapeau chaldéen utilise le Soleil de la Loi, que l'on peut voir sur des stèles babyloniennes, en référence implicite au code de Hammurabi. Naturellement, ces mouvements se proclament de l'ethnie "chaldéenne".





(à venir prochainement : III. L'Anfal : un patrimoine disputé entre l'État et les victimes, entre la société civile et le politique)

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).


mercredi, juillet 28, 2010

TURQUIE : LE BDP APPELLE AU BOYCOTT DU REFERENDUM


Un référendum doit avoir lieu en Turquie, le 12 septembre, afin que les Turcs se prononcent sur une réforme de la constitution héritée du coup d’État militaire de 1980. Le paquet d’amendements récemment approuvé par le parlement turc prévoit de réformer 26 articles, et d’abolir l’article provisoire 15 de la constitution qui ne permet pas le jugement des membres du Conseil national de sécurité qui s’est formé après le coup d’État du 12 septembre 1980. Les nouveaux textes abrogent aussi l’interdiction des grèves générales et permettront aux citoyens d’adhérer à plus d’un syndicat.

Les Kurdes de Turquie ont exprimé leur point de vue sur le texte à approuver, point de vue dans l’ensemble critique. La plupart des leaders kurdes le considèrent insuffisant concernant leur question nationale, puisque les Kurdes ne sont pas mentionnés. Le PKK a ainsi appelé au boycott de ce référendum, par la bouche d’un de ses porte-parole en Irak, Farhan Omar : « Il n’y a rien de nouveau pour les Kurdes dans les amendements constitutionnels. Le PKK n’est pas favorable à ces changements constitutionnels. L’ancienne constitution interdisait la langue kurde. La nouvelle fait de même. Les enfants kurdes ne pourront être éduqués dans leur langue maternelle, ils ne pourront recevoir de prénoms kurdes, et ni les villes ni les montagnes kurdes ne pourront être appelées par leurs noms kurdes. »

Cet appel au boycott est, sans surprise, relayé par le principal parti kurde en Turquie, le BDP. Selahattin Demirtaş, le co-président du parti a ainsi déclaré qu’ils renverraient des urnes vides au gouvernement. Il accuse dans la foulée le Premier Ministre turc d’être responsable des récentes émeutes anti-kurdes menées par des groupes ultra-nationalistes dans l’ouest du pays, et même d’être complice du complot Ergenekon : « Nous sommes à l’avant-garde de ceux qui souhaitent vivre dans une constitution démocratique, mais il est clair pour nous que l’AKP nourrit de mauvaises intentions et soutient les comploteurs. » De façon plus pondérée, l’autre co-président du BDP a plutôt exposé le dilemme politique dans lequel les place ce référendum : selon Gülten Kışanak, voter oui serait soutenir ce qui n’est qu’un replâtrage de la constitution issue du coup d’État, alors que voter non serait la légitimer.

Le 1er août, des milliers de Kurdes ont défilé dans les rues d’Istanbul pour protester contre l’absence d’amendements concernant la question kurde. À l’opposé, les partis kurdes HAKPAR et KADEP appellent à participer au référendum et à approuver les réformes, considérant celles-ci comme un pas en avant dans le processus de démocratisation du pays. Les principaux partis d’opposition turcs, appellent, eux, à un non sans équivoque, tant il est clair que le succès de ce référendum sera aussi compris comme un plébiscite du gouvernement. Enfin, un groupe d’intellectuels, d’artistes et de journalistes turcs ont adopté une position finalement plus proche de celle des Kurdes, même si elle ne se traduit pas par un boycott : « oui, mais » soit « yetmez ama evet », ce n’est pas suffisant mais oui. Mais indépendamment des positions des partis et des appels au boycott, la question de l’attitude de l’électorat kurde se pose. Si le boycott est largement suivi, cela renforcera l’impact du BDP sur la politique kurde en Turquie.

À l’inverse, un boycott relativement faible serait interprété comme un vote de confiance des Kurdes envers l’AKP.

Dans un entretien accordé au journal Zaman, proche de l’AKP, l’ancien président du BDP, Ahmet Türk, expose plus longuement, et en des termes plus mesurés que Selahattin Demirbaş, les réponses possibles des Kurdes au référendum. Ainsi, pour le leader kurde, les progrès actuels dont bénéficient les Kurdes en Turquie, ne doivent rien à la classe dirigeante turque : « Ni le Parti de la justice et du développement (AKP) ni les gouvernements de Süleyman Demirel et de Bülent Ecevit n’ont dit : « Il y a des Kurdes parmi nos citoyens. Ces différences sont un atout. » Le point où nous en sommes, aujourd’hui, ne doit rien à leur mentalité. Au contraire, tous les progrès qui ont été faits, nous les devons à de nombreuses souffrances et au débat [sur la question kurde]. »
Jugeant insuffisante l’action de l’AKP pour résoudre la question kurde, Ahmet Türk cite en exemple l’Espagne qui a eu, à un moment, le « courage » nécessaire pour prendre des décisions politiques en faveur de la Catalogne et du Pays basque, alors que des milices d’extrême-droite faisaient peser sur le pays une menace similaire à celle d’Ergenekon en Turquie. Pour l’ancien leader du BDP, le problème vient de ce que la Turquie a toujours été gouvernée par une classe politique prônant le statu-quo, et qui se considère comme « propriétaire » de la république turque, et qui, de plus, n’ont pas grande confiance en la démocratie pour résoudre les problèmes.

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction

II. La reconstruction du Kurdistan, entre protection des minorités et patrimoines concurrentiels.



Après 1991 et jusqu'en 2003, les trois provinces qui forment actuellement la Région fédérale du Kurdistan d'Irak ont été obligées de s'auto-administrer, l'Irak s'étant retiré de lui-même, en 1991, de ces territoires, qu'il n'avait plus les moyens économiques et militaires de contrôler (pour la formation du Kurdistan d'Irak autonome, se reporter au livre de Saywan Barzani, Le Kurdistan d'Irak, 1918-2008). Même après la chute du régime baathiste, le Kurdistan d'Irak a continué de jouir d'une très grande autonomie, qui frise l'indépendance pour les affaires intérieures. Le parlement kurde a ainsi promulgué un certain nombre de lois garantissant les droits culturels et la protection des minorités, religieuses ou ethniques. Surtout, parce que "Kurdistan" signifie littéralement "pays des Kurdes", le gouvernement adopta officiellement le terme de "Kurdistanî", c'est-à-dire "du Kurdistan" pour désigner tous les citoyens de la Région, quelles que soient leurs origines. C'est un pas que n'a jamais réussi à faire la Turquie en direction de ses minorités nationales, Grecs, Arméniens, Syriaques, Kurdes, toutes pouvant se revendiquer de Turquie (türkiyeli), mais non pas d'ethnie "türk"(voir à ce sujet le Contre-Acte d'accusation de Baskin Oran, défendant son rapport sur les minorités en Turquie).

Toute la population du Kurdistan a souffert, à un moment ou un autre de son histoire, d'une répression ethnique, culturelle ou religieuse, soit de la part de l'État central, soit résultant de conflits avec ses voisins. Ce passé difficile a exacerbé une sensibilité très vive chez tous les Kurdistanî, toujours prompts à s'inquiéter d'un retour possible des persécutions, ou jaloux de veiller à ce groupe n'empiète pas sur les droits d'un autre. Les Kurdes sunnites, de minorité persécutée et dominée en Irak, sont devenus le groupe "dominant" au sein de leur Région. Mais la volonté affichée d'instaurer un système démocratique en Irak et au Kurdistan nécessite l'adhésion volontaire de tous les habitants du Kurdistan au nouvel État fédéral. La Région kurde et son gouvernement se posent en protecteurs des minorités et des libertés de culte, ce qui est confirmé par l'afflux impressionnant de réfugiés irakiens dans les provinces gouvernées par Erbil.

Sur le terrain, cela se traduit par l'ouverture d'écoles, le lancement de de chaînes de télévision et de journaux en diverses langues, mais aussi de l'inauguration de "centres culturels"voulant exalter l'identité et le passé des différents groupes de population, en affirmant la légitimité de tous à vivre sur ce sol et à s'imposer de plein droit dans le champ politique et social du nouveau Kurdistan. Un système de "discrimination positive" – que l'on peut aussi appeler "clientélisme" – semble parfois se mettre en place, au niveau d'un ministère en particulier ou du gouvernement en son entier. L'ancien ministre des Finances, Sarkis Aghajan, un chrétien assyrien, a ainsi largement favorisé la reconstruction de villages chrétiens, d'églises, de centres culturels assyro-chaldéens, ainsi que l'accueil et l'installation de réfugiés. L'ancien Premier Ministre, Nêçirvan Barzani, un Kurde sunnite, avait aussi alloué un budget pour la reconstruction des quartiers chrétiens de Zakho, ce qui parfois nécessitait de déplacer des Kurdes qui s'étaient entre-temps installés dans d'anciennes habitations chrétiennes ou sur des terres délaissées par leurs anciens propriétaires.

A. La politique des minorités.

1. Les Yezidis

Les Yezidis sont apparus historiquement à la fin du XIIe siècle et surtout au début du XIIIe siècle. Leur religion semble être issue principalement de la fusion d'un ordre soufi, la 'Adawiyya et d'un mélange de croyances gnostiques et pré-iraniennes très complexe. Leur pensée est, en tout cas, très marquée par le dualisme et le culte de la lumière. La figure fondatrice du Sheikh Adi ibn Musafir a un rôle tout puissant d'intercesseur et de médiation entre les mondes, que l'on retrouve un peu chez le XIIe Imam des chiites, ou bien avec l'"Insan Al-Kamil" des soufis, ou plus encore le Shah Ismaïl des Alévis.

À partir de la troisième génération des sheikhs de Lalesh, village où Sheikh Adi avait implanté son ordre, la confrérie s'éloigna de plus en plus de l'orthodoxie islamique et, comme les Yarsans (une secte kurde assez proche) développa une religion originale, avec des rites s'inspirant des pratiques musulmanes et soufies, mais aussi manichéennes, ce qui leur valut très tôt la réprobation et la suspicion de l'islam. On trouve des yezidis en Syrie, en Arménie, en Géorgie, en Turquie, mais le centre religieux des fidèles reste Lalesh et son temple, où sont enterrés Sheikh Adi et ses successeurs, ainsi que la vallée sacrée de Sindjar.

À la tête des yezidis se trouvent un prince dynastique et un sheikh, s'occupant des affaires religieuses, politiques et sociales (ces trois champs étant très imbriqués). Les yezidis sont constitués en trois grandes castes héréditaires, les murîds, les pîrs et les sheikhs. Ils ne peuvent se marier qu'à l'intérieur de leurs castes, qui se divisent elles-mêmes en sous-castes induisant des fonctions religieuses spécifiques (gardiens du temple, chanteurs d'hymnes, etc.). Leur vie quotidienne et leur culte sont très marqués par une obsession de la souillure des éléments (Terre, Feu, Eau) ainsi que par des interdits, soit alimentaires, soit des mots ou des couleurs tabous.

Lalesh est pour les yezidis ce qu'est La Mecque aux musulmans, avec un circuit de stations dont le nom s'inspire du Hajj musulman : Un petit mont appelé 'Arafat, une source souterraine "zem-zem"mais avec des pratiques d'immersion, de nœuds, de cailloux votifs, de lampes bénies, de gestes conjuratoires ou bénéfiques, qui témoignent d'une surprolifération de rites, lesquels ont pu s'additionner les uns aux autres au cours des siècles. Les dates préférées pour la visite aux lieux saints sont celle du Nouvel An de printemps (en avril) et celle d'automne, ce qui est à relier avec les fêtes de Newroz et de Mehrgan des anciennes religions iraniennes.



Temple de Lalesh, porte Ouest.

Ces festivals-pèlerinages sont très suivis par les yezidis, quelle que soit leur ferveur religieuse, car ils sont l'expression de leur identité, un moyen de retourner à leurs sources (tous ne vivent plus entre yezidis mais côtoient quotidiennement des musulmans ou des chrétiens dans les villes), de garder vivantes la poésie et la musique de leurs hymnes liturgiques, interprétés par la caste des Qewwals. Si bien que ce sont des manifestations à la fois religieuses, culturelles et identitaires auxquelles sont attachés tous les yezidis, quels que soient leur âge et leur condition. C'est aussi une affirmation de leur liberté de culte face à un islam historiquement vécu comme hostile ou oppresseur, et les attaques terroristes majeures dont ils ont été victimes dans les régions de Sindjar ou Sheikhan, dans la province de Mossoul, ne font qu'exacerber ce sentiment.

L'attitude nouvelle des yezidis vis-à-vis de la diffusion et de l'expression ouverte de leur culture est très révélatrice. La transmission écrite de leurs croyances est restée pendant des siècles interdite, se faisant de façon orale et secrète par le truchement des sheikhs. Les premiers kurdologues s'intéressant vivement à cette secte ont tâché de se faire remettre les textes religieux pour les traduire, ce qui a d'abord été fait clandestinement, parfois le biais de chrétiens comme le fameux Livre noir révélé comme un texte "autentique" au début du XXe siècles par un Nestorien. Cette pratique de la "dissimulation" perdura longtemps. Ainsi, le pîr Xidir Sulayman, ancien député et directeur du centre culturel "Lalesh" de Duhok, a été un des premiers à publier et diffuser les écrits yézidis et il se souvient qu'un sheikh lui avait dit mériter la mort pour cela. Mais aujourd'hui, la tendance est davantage à l'affirmation et à la fierté de son yézidisme, évolution que favorisent peut-être la dispersion de quelques 30 000 yezidis dans le monde et de la modernisation de leur mode de vie, les rendant plus perméables au monde extérieur.

Si la communauté des yezidi a ses propres dirigeants pour gérer l'entretien des lieux de culte et les dons des fidèles, certaines charges sont maintenant assumées par le gouvernement kurde. La sécurité des pèlerinages et des fêtes est assurée par les Peshmerga et ce sont ces mêmes Peshmerga qui contrôlent l'accès et les routes menant à Lalesh. D'autres activités culturelles et sociales sont financées  et assurées dans un cadre associatif à la fois par les yezidis et par le gouvernement. 

Le centre Lalesh de Duhok est à la fois un petit musée de la vie traditionnelle "yezidie" (en fait, excepté quelques objets cultuels, cela pourrait être plus simplement un musée de la vie paysanne kurde), le siège d'une revue yezidie, un centre social et un foyer pour les jeunes (avec salle de jeu), ainsi qu'un lieu de séminaire et de rencontres où se retrouvent religieux, intellectuels, simples membres. Ce centre recevait en 2007 une aide financière du Premier Ministre Nêçirvan Barzani et son directeur incarnait toutes les interactions entre la hiérarchie traditionnelle kurde et ses institutions politiques : dignitaire religieux de par sa caste, le pîr Xidir Sulayman, qui a longtemps enseigné la littérature kurde à l'université, a fondé le Centre Lalesh. Mais il fut aussi élu député au parlement d'Erbil, non par amour de la politique – il avoue préférer nettement ses activités culturelles à sa charge de député – mais par "nécessité", car le Parti démocratique du Kurdistan (celui des Barzani) avait insisté pour avoir un représentant yezidi pouvant participer à la gestion de la Région, de même qu'il y a les "chrétiens du PDK", en plus de micro-partis religieux ou ethniques alliés, qui peuvent mener une action de lobbying en faveur de leur communauté tout en assurant aussi les Kurdes sunnites de leur alliance.

2. La renaissance du patrimoine chrétien au Kurdistan

Le repeuplement des villages chrétiens a vraiment commencé depuis 2003. L'Anfal avait chassé les habitants et la guerre civile entre Kurdes ne les avait pas encouragés à revenir. De plus, beaucoup de familles réimplantées dans plusieurs villes d'Irak n'avaient guère envie de retourner à une vie rurale, assez pauvre, dans un Kurdistan à rebâtir entièrement. S'y ajoutait le fait que des colons arabes avaient été amenés dans leurs villages par Saddam et qu'après leur départ, des Kurdes dont les maisons et les terres avaient été elles aussi détruites, s'y étaient installés, en l'absence persistante de leurs propriétaires. Mais avec le nouvel exode des chrétiens d'Irak, on assiste à un retour spectaculaire des chrétiens du Kurdistan dans leurs lieux d'origine. Le gouvernement a mis en place des allocations facilitant leur réinstallation, a lancé un programme de reconstruction des villages ainsi que la construction et l'inauguration de nouvelles églises, rebâties, quand on le peut, sur les anciennes fondations des édifices rasés, comme à Pesh Khabur, dont l'église, détruite, avait été décrite par le chroniqueur médiéval Bar Hebraeus. 

Il s'agit moins de reconstruire des villages n'importe où on le peut et de reloger les réfugiés indifféremment, que de retourner dans un lieu qui appartient, dans toutes les mémoires, à une communauté ou à une autre. Chaque fois qu'une église est inaugurée, qu'une messe est chantée en araméen là où on n'entendait plus cette langue depuis des années, cela est vécu comme une victoire et une renaissance.


Chrétiens du village de Levo se rendant à la messe


La reconstruction des églises et des villages chrétiens se fait avec la coopération des évêques qui sont naturellement les représentants spirituels de leur communauté mais ont aussi un rôle politique, étant issus de familles locales et connaissant de longue date les dirigeants kurdes qu'ils ont soutenus durant la guerre. Les liens personnels étroits qu'ils ont noués avec les chefs kurdes leur permettent de traiter directement avec les responsables et de faire valoir leurs droits.

Comme c'est le cas pour les yezidis, il y a donc dans la gestion et la formation des gouvernements locaux, un mélange d'engagement politique, de mémoire familiale et de statut religieux ou tribal. Pour l'anecdote, l'actuel évêque de Zakho, Mar Patros Harboli, a dû exercer lui aussi, alors même qu'il n'était encore que prêtre, un rôle politique sur l'insistance des Barzani : en 1992, avant les élections et la formation du parlement, la Région libérée fut provisoirement administrée par un "conseil national", le Front du Kurdistan, divisé pour chaque district en des comités devant réunir les représentants de tous les partis politiques ou religieux. C'est Mar Patros qui fut ainsi chargé par Nêçirvan Barzani de désigner les membres du comité de Zakho, dont, parmi eux, le mollah représentant l'islam ! Son évêché fut d'ailleurs entièrement rebâti aux frais d'Erbil à l'occasion de son intronisation.

Cependant ce même évêque a émis parfois quelques réserves prudentes sur une discrimination positive trop outrée dont les chrétiens feraient l'objet, par exemple les aides financières reçues par ces réfugiés dont sont privés les musulmans (ce qui les laisse à la merci des associations islamiques). Un favoritisme trop voyant pourrait ranimer des tensions entre communautés, d'autant que l'on assiste à une "concurrence des patrimoines" : chacun voulant se réclamer d'une légitimité historique plus ancienne que celle de l'autre, s'appuyant sur une supposée antériorité historique d'occupation des sols, avec des filiations antiques et prestigieuses le plus souvent fantaisistes mais reliant chaque groupe aux grandes civilisations mésopotamiennes.



(à venir prochainement : B. Les patrimoines concurrentiels)

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).


mardi, juillet 27, 2010

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction

Le Kurdistan d'Irak s'étend au nord de l'État irakien et a une frontière directe avec la Turquie, la Syrie et l'Iran. Sa dénomination officielle est "Région du Kurdistan" et son statut est celui d'une région fédérale depuis l'adoption par référendum de la Constitution irakienne, en octobre 2005. Il a donc son propre gouvernement régional, un Premier Ministre et son cabinet, un Président et un Parlement qui légifère (avec des pouvoirs assez étendus par rapport au gouvernement de Bagdad), son drapeau, sa défense militaire (les Peshmerga). Le partage de ses ressources pétrolières et d'autres points concernant ses rapports avec Bagdad sont encore en discussion, mais on peut considérer que, depuis 1992, le Kurdistan jouit d'une indépendance de facto même si elle est tacitement éludée pour des raisons diplomatiques.





La Région du Kurdistan contient pour le moment les trois provinces de Duhok, Erbil (Hewlêr en kurde) et Suleïmanieh (Silêmanî), ce qui est loin de couvrir la totalité des régions kurdes d'Irak, puisqu'il manque celles qui ont été détachées du Kurdistan sous le gouvernement de Saddam Husseïn et dont le rattachement devait, selon l'article 140 de la Constitution se décider par un référendum, au plus tard en novembre 2007, même si, en raison d'une forte opposition du reste de l'Irak et de groupes arabes et turkmènes à Kirkouk, la question est toujours en suspens.

Le dernier recensement de la population irakienne, dans ses composantes ethniques et religieuses, remonte d'avant les années 1960, si bien qu'aucune estimation précise ne peut être faite du peuplement actuel de l'Irak, d'autant plus que les trente dernières décennies ont été fertiles en massacres, déplacements et exils.

La plus importante minorité ethnique est celle des chrétiens, de langue syriaque, de rite orthodoxe (Assyriens) ou catholique (Chaldéens), qui, dans les années 1970 étaient au nombre de 900 000 dans tout l'Irak, nombre qui a spectaculairement diminué après 2003. À l'inverse, leur nombre a doublé au Kurdistan, passant de 30-000/50 000 à 100 000. Ces chrétiens sont soit des autochtones, vivant depuis toujours au Kurdistan, soit des réfugiés, notamment des montagnes du Hakkari (aujourd'hui en Turquie), ayant fui le génocide de 1915 sous l'Empire ottoman et, plus récemment, des régions irakiennes. Il y a aussi, ayant suivi le même parcours historique, mais en nombre bien moindre, quelques milliers d'Arméniens.

La population turkmène est anciennement implantée. Certains remontent à des groupes chiites ayant fui au XVIe siècle les persécutions ottomanes. Leur nombre est sujet à caution et varie de 2 millions à 200 000 selon les sources proches d'Ankara ou d'Erbil. Ils vivent en majorité dans des villes, comme Kirkouk, Erbil, Mossoul.

Jusqu'au XXe siècle il y avait une population juive dont l'existence remontait à l'Antiquité mais elle a totalement émigré pour Israël en 1950-1951.

I. Les Kurdistanî sous l'Irak de l'ancien régime et l'Anfal : La destruction quasi-totale d'une région et de son patrimoine.

A. Les Kurdes : Cible principale de l'Anfal.

Avec l'effrondrement de l'Empire ottoman et le démembrement de ses territoires, le Traité de Lausanne, signé en 1923, décida le rattachement des zones kurdes méridionales au nouvel État irakien (créé et voulu par les Britanniques) et partagea donc en quatre le pays habité par les Kurdes, contre l'avis de sa population. C'est ainsi que les Kurdes "d'Irak", peuple de langue iranienne et de culture montagnarde, à majorité sunnite, se trouvèrent incorporés contre leur gré dans un pays de langue majoritairement arabe, de rite majoritairement chiite et dont l'habitat est principalement désertique ou urbain, hormis les marais du Sud.

Par ailleurs, de façon paradoxale, ou pour éviter de favoriser un des deux grands groupes, chiite et kurde, au détriment de l'autre, les Britanniques imposèrent comme roi un Hachémite, arabe et sunnite donc, qui ne représentait que la plus importante minorité d'Irak, soit les Arabes sunnites. Cette domination politique des sunnites irakiens survécut à la monarchie, ne prenant fin qu'en 2003, avec la chute de Saddam. La prépondérance chiite sur l'Irak arabe fut consacrée par les élections législatives de 2005, qui les porta largement au pouvoir.

La population kurde d'Irak est estimée entre 4 et 6 millions, sur un ensemble d'environ 30 millions de Kurdes pour tout le Moyen Orient. Cette région n'est qu'une petite partie du pays kurde et sa superficie actuelle (sans les provinces revendiquées) est à peu près celle de la Suisse.

La religion majoritaire des Kurdes est l'islam (principalement de rite chaféite) et leur pratique est caractérisée par le très grand poids des confréries soufies, naqshbendi et qaderi. Des Sheikhs kurdes ont joué un grand rôle dans l'histoire du mouvement national kurde et les premières révoltes modernes, aux XIXe et XXe siècles, étaient fréquemment menées par des princes féodaux et/ou des leaders religieux (la distinction entre ces deux types de leadership n'est pas toujours très claire).

Le Kurdistan comprend aussi d'importantes sectes religieuses, plus ou moins issues et détachées de l'islam (dans ses courants soufis ou chiites), avec un enseignement gnostique et des pratiques pré-islamiques très marquées par les anciennes religions iraniennes, mais aussi judéo-chrétiennes. Les Yézidis sont les plus nombreux dans la région qui nous occupe.

L'histoire et le patrimoine du Kurdistan ont été jusqu'à présent peu mis en valeur par les régimes successifs de Bagdad, pas plus que la région n'a été économiquement développée, la modernisation de l'Irak ayant toujours tenu à l'écart les populations "suspectes" d'opposition au gouvernement central, Kurdes ou chiites. Pour finir, Saddam Husseïn chercha à éliminer dans les campagnes du Kurdistan toutes traces, vivantes ou passées, des Kurdes et des Kurdistanî. Ce ne sont pas seulement des édifices ou des lieux stratégiques ou économiques, tels que les bâtiments administratifs, les centrales électriques ou les ponts, qui furent détruits, mais la presque totalité des agglomérations rurales et des édifices cultuels qui devait disparaître, même les cimetières, parfois seuls vestiges de certaines communautés religieuses, comme le cimetière juif de Barzan qui fut rasé et nivelé. Les villages furent presque totalement détruits (près de 4 500 sur 5000), les sources de montagnes dynamitées et bouchées, les arbres fruitiers coupés et les forêts  brûlées, les cheptels abattus. Ce qui manqua disparaître fut toute une région, sur le plan historique et humain, mais aussi tout un écosystème fondé sur l'agriculture (le Kurdistan était appelé le "grenier à blé" de l'Irak et le pastoralisme.

La population eut aussi à subir un plan d'arabisation très poussée, à Kirkouk tout comme dans des zones rurales, par exemple autour de Zakho ou d'Amadiyya, tout au nord, où les habitants furent très tôt déplacés, et dans certains villages remplacés par des colons arabes. L'Anfal est connu sous son aspect le plus spectaculairement meurtrier (attaques au gaz, exécutions de masse) mais ce fut aussi un vaste programme de déportations et de rassemblements dans des camps aux abords des grandes villes, appelés "concentrations", afin d'éradiquer, en même temps que la résistance des Kurdes, leur identité, essentiellement rurale et montagnarde. À la fin des années 1980, 90% de la campagne kurde avait été détruite. En 1989, ce fut le tour des villes de moyenne importance : 26 d'entre elles furent ainsi systématiquement dynamitées, maison par maison, comme Qala Diza (70 000 habitants), Halabja (150 000), Pendjwin et, en 1991, Mergasur et Doratu. La ville d'Amadiya, célèbre pour sa beauté et les vestiges de sa citadelle remontant au XIIe siècle, figurait aussi sur la liste : elle fut sauvée par la guerre du Golfe et l'instauration de la zone autonome kurde.

Bien que le nom même de ces opérations, "Anfal", se réfère à une sourate du Coran désignant un ennemi impie à piller et à capturer en "butin", les grands lieux de la culture musulmane ne furent pas épargnés par la destruction : lieux de pèlerinage, bâtiments de confrérie soufie, tombes de sheikhs.

Enfin, les centaines de milliers de victimes laissèrent un grand nombre de veuves et d'orphelins, mettant à mal le système d'entraide familial et social traditionnel des Kurdes.


Stèles des familles victimes du bombardement chimique de Halabja

Au début des années 1990, quand une zone protégée par les Alliés échappe au régime irakien, le monde kurde, urbain et rural, tel qu'il avait été décrit et étudié par les kurdologues de la première moitié du XXe siècle, le père Thomas Bois, Basile Nikitine, Vladimir Minorsy et tant d'autres, ce monde-là n'existe plus.

Mais si les Kurdes, principaux adversaires du régime central, ont été les premières victimes et la cible majeure de l'Anfal, ce ne fut cependant pas les seuls à souffrir. Un  autre peuple très ancien du Kurdistan, celui des chrétiens syriaques, fut touché par la campagne génocidaire et les tentatives d'arabisation.

B. Les Chrétiens : Assyriens, chaldéens et syriaques

Les chrétiens du Kurdistan sont une des populations les plus anciennes de la région, issue sans doute des autochtones de Mésopotamie qui, chrétiens au moment de la conquête musulmane, ne se sont pas convertis à l'islam  et ont ainsi gardé l'usage de la langue syriaque, une forme dialectale de l'araméen.

Dès les premiers siècles du christianisme, les églises orientales se sont scindées en plusieurs églises autocéphales. Depuis, plusieurs ont été rattachées à l'église catholique romaine mais ont pu garder leur liturgie. C'est le cas de l'église chaldéenne, la principale au Kurdistan, aux côtés des églises autocéphales  assyrienne et de l'ancienne Église d'Orient, issues de ce que l'on appelait "l'église de Perse" ou "nestorienne". (Pour un panorama détaillé de toutes les branches du christianisme irako-kurde, se reporter au livre de Mirella Galletti, Le Kurdistan et ses chrétiens).

Au Kurdistan, les chrétiens montagnards, tout comme les juifs, se distinguaient peu des Kurdes, sinon par la religion. Jusqu'en 1915, il y avait ainsi, au Hakkari, en plus des rayas (paysans serviles), sept grandes tribus chrétiennes, tout aussi indépendantes et combattives que les tribus kurdes. Les rapports de ces chrétiens avec le pouvoir musulman central et les tribus kurdes voisines ont été, au cours des siècles, mouvementés et sujets aux aléas historiques. À la fin de l'Empire ottoman, ils ont souffert des affrontements entre les Kurdes et la Sublime Porte. Ils ont aussi subi les grands massacres de chrétiens sous le sultan Abdul-Hamid II en 1895 et le génocide de 1915. C'est la raison pour laquelle un certain nombre de chrétiens du Kurdistan d'Irak sont originaires de Hakkari, du Tour Abdin, de Diyarbakir. Il y a aussi quelques milliers d'Arméniens dont les grands-parents s'étaient réfugiés dans le vilayet de Mossoul, sous administration britannique à partie de 1918. Les yézidis du Sindjar ont aussi accueilli et protégés les Arméniens en fuite. Quelques années plus tard, des conflits entre les Assyriens pro-britanniques et les Kurdes ont éclaté et de nouveaux massacres ont eu lieu (se reporter au livre de Florence Hellot et de Georges Bohas : Les Assyriens, du Hakkari au Khabour).

À partir des années 1960, leur situation se dégrada en même temps que commençait la guerre entre Bagdad et les Kurdes. Si une partie des chrétiens resta neutre dans le conflit, une autre fraction épousa progressivement la cause kurde, en raison de l'oppression qu'ils subissaient et un nombre significatif de chrétiens s'est engagé dans la résistance kurde. Si le régime du Baath adopta volontiers une posture "laïque" et se servit de la prospérité des chrétiens de Bagdad, de Bassorah, de Mossoul, comme une "vitrine" de tolérance religieuse à l'adresse de l'Occident, le sort des chrétiens au Kurdistan fut très différent. Des villages furent détruits car situés sur la frontière turque et après 1975, un no man's land fut instauré sur cette même frontière, ce qui entraîna un déplacement et un regroupement forcé de la population, dont une partie dut s'installer dans les villes irakiennes, comme Bagdad ou Mossoul.

Avec l'Anfal, qui commença en 1987, s'acheva la destruction des églises du Kurdistan. Ce n'était pas une nouveauté : depuis les années 1960, 40 églises ont été ainsi dynamitées ou abattues avec des bulldozers. Disparurent ainsi l'église de Pesh Khabur (v. 1400), dont il ne reste plus que la crypte, ou celle de Mar Bena, à Koy-Sandjak, datant de 1403.

La population chrétienne, elle, fut finalement, tout comme les Turkmènes et les Shabaks, sommée de choisir entre une identité "arabe ou kurde". Tous ceux qui refusèrent de se dire arabes furent automatiquement traités en kurdes, susceptibles, à ce titre, d'être tués ou déportés. Il est à noter que la persécution des chrétiens du Kurdistan fut relativement passée sous silence par la hiérarchie catholique, le patriarcat de Bagdad et le Vatican, peut-être par un choix stratégique visant à choisir de maintenir de bonnes relations avec Saddam par souci de protéger les chrétiens du Sud, en laissant ceux du Kurdistan à leur sort.

Dans les années 1990, l'exode, l'embargo, la guerre civile entre Kurdes poussèrent de nombreux chrétiens à s'exiler. Il faut aussi rappeler que, contrairement aux soldats de confession musulmane qui, ayant déserté pendant la guerre Iran-Irak, ont pu rentrer chez eux à la faveur d'une loi d'amnistie, les chrétiens ne furent pas pardonnés : ainsi, les Chaldéens qui avaient fui en Turquie furent arrêtés ou tués quand ils repassèrent la frontière en 1988.

Après la stabilisation politique du Kurdistan entre 2000 et 2003, certains purent finalement revenir, mais des dizaines de milliers de réfugiés en Occident sont à jamais perdus pour le pays. C'est, en fin de compte, une population décimée qui se réinstalla dans les villes kurdes.


Inauguration de l'église de Karawla, village du diocèse de Zakho, mai 2007

Quant aux villages, de mêmes que les lieux d'habitat kurdes, musulmans ou yézidis, ils ont dû être reconstruits et la plupart des édifices religieux ne remontent guère au-delà des années 1990. C'est seulement à partir de 2004 et 2005, quand les chrétiens de tout l'Irak, hors de la Région officielle du Kurdistan, devinrent la cible des groupes terroristes, qu'un grand nombre d'entre eux furent accueillis et réinstallés dans les zones protégées par les Kurdes. Ainsi, on estime que depuis 5 ans, la population chrétienne a doublé au Kurdistan.

(à venir prochainement : II. La reconstruction du Kurdistan, entre protection des minorités et patrimoines concurrentiels)

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).


Concert de soutien à l'Institut kurde