lundi, mai 10, 2010

Histoire et fin de Farzad Kamangar


Farzad Kamangar dont nous avions déjà parlé sur ce blog, après avoir attendu deux ans encore dans les couloirs de la mort, après avoir échappé plusieurs fois à une exécution imminente, a finalement été pendu hier matin, dans la prison d'Evin, avec quatre autres prisonniers politiques, sans que leurs familles, ni même leurs avocats n'aient été informés.

Farzad Kamangar, Shirine Alamhouli, Ali Heidarian et Farhad Vakili étaient accusés d'appartenance au PJAK (branche iranienne du PKK). Mehdi Eslamian au Tondar, un mouvement monarchiste.



Farzad Kamangar, dont les écrits étaient publiés sur un blog, avait écrit, en avril dernier, dans les couloirs de la mort, une lettre adressée à d'autres enseignants en prison. Cette lettre, une des dernières qu'il aura écrites, a été publiée par la Human Rights Activists News Agency (HRANA) et s'intitule « Soyez forts, Camarades ».

Farzad Kamangar expliquait lui-même ce titre en rapportant l'histoire suivante : "Il y a huit ans, la grand-mère d'un de mes élèves, Yassin, du village de Marab écoutait la cassette audio de l'histoire du professeur Mamoosta Ghootabkhaneh. Elle me dit alors : "Je sais que ton destin, comme celui du professeur qui a écrit et enregistré ce poème, est d'être exécuté ; mais sois fort, Camarade." La grand-mère disait ces mots tout en tirant sur sa cigarette et en regardant les montagnes."

Il était une fois une mère poisson qui avait pondu 10 000 œufs. Seul avait survécu un petit poisson noir (1). Il vivait dans un ruisseau avec sa mère.

Un jour le petit poisson dit à sa mère : "Je veux partir d'ici." La mère demanda : "Où cela ?" Le petit poisson répondit : "Je veux voir où finit le ruisseau.".

Salut à vous, compagnons de cellule ! Salut compagnons de douleur !

Je vous connais bien : Vous êtes les professeurs, les voisins des étoiles de Khavaran (2), les condisciples par dizaines de ceux dont les dissertations ont porté sur leur dossier judiciaire, les professeurs des étudiants dont le seul crime fut une pensée humaine. Je vous connais bien : Vous êtes les collègues de Samad et d'Ali Khan. Vous vous rappelez de moi aussi, n'est-ce pas ?

C'est moi, l'enchaîné de la prison d'Evin.

C'est moi, l'élève tranquille assis derrière les pupitres d'école cassés et qui aspire à voir la mer dans un lointain village du Kurdistan. C'est moi qui, comme vous, récitait les contes de Samad à ses élèves, mais au cœur des monts de Shahû.

C'est moi qui aime tenir le rôle du petit poisson noir.

C'est moi, votre camarade dans les couloirs de la mort.

Maintenant, les vallées et les montagnes sont derrière moi et le fleuve traverse un champ dans la plaine. À droite et à gauche, d'autres rivières la rejoignent et ce fleuve à présent charrie plus d'eau encore. Le petit poisson se réjouit de cette eau abondante... le petit poisson veut atteindre la fin du fleuve. Il a pu nager autant qu'il a voulu sans se cogner contre quoi que ce soit.

Soudain, il aperçut un grand banc de poissons. Il étaient 10 000, l'un d'entre eux dit au petit poisson noir : "Bienvenue dans la mer, Camarade !"

Mes collègues emprisonnés ! Est-il possible de s'asseoir derrière le même bureau que Samad, regarder les enfants de ce pays dans les yeux, et rester silencieux ?

Est-il possible d'être instituteur et ne pas montrer le chemin vers la mer aux petits poissons de ce pays ? Quelle différence cela fait, s'ils viennent de l'Aras, de Karoon, de Sirvan, ou de Sarbaz (3) ? Quelle différence cela fait quand la mer est un destin commun, d'être unis comme un seul ? Le soleil est notre guide. Que la prison soit notre récompense est une très bonne chose !




Est-il possible de porter le lourd fardeau d'être un instituteur, dont le devoir est de semer les graines de la connaissance, et de rester silencieux ? Est-il possible de voir les gorges nouées des élèves, leurs visages maigres et affamés, et de rester tranquille ?

Est-il possible d'être dans l'année de l'injustice et de l'iniquité, et de faillir à enseigner le E de l'espoir et le E d'égalité, même si un tel enseignement doit vous mener à la prison d'Evin et à la mort ?

Je ne peux imaginer être instituteur au pays de Samad, de Khan Ali et d'Ezzati, sans rejoindre l'éternité de l'Aras (4). Je ne peux imaginer être témoin de la souffrance et de la pauvreté du peuple de ce pays et de faillir à donner à nos cœurs la rivière et la mer, à rugir, à inonder.

Je sais qu'un jour, cette route dure et accidentée sera pavée pour les instituteurs et que les souffrances que vous endurez seront une marque d'honneur, aussi tout le monde peut voir qu'un instituteur est un instituteur, même si son chemin est barré par le processus de sélection (5), la prison, l'exécution. C'est le petit poisson noir et non pas le héron qui fait honneur à l'enseignant.

Le petit poisson nageait tranquillement dans la mer et pensait : Affronter la mort n'est pas dur pour moi, ce n'est pas non plus regrettable.

Soudain le héron fondit sur lui et engloutit le petit poisson.

La grand-mère poisson acheva son histoire et dit à ses 12 000 enfants et petits enfants qu'il était temps d'aller au lit. La grand-mère alla dormir elle aussi. Un seul petit poisson rouge ne pouvait dormir. Ce poisson réfléchissait profondément.

Un instituteur dans les couloirs de la mort, prison d'Evin,
Farzad Kamangar.



(1). Le petit poisson noir est le titre d'une histoire pour enfant. Le conte fut écrit en 1967 par l'enseignant et dissident Samad Behrangi. Le livre fut interdit sous le régime du Shah. Il raconte l'histoire et les aventures d'un petit poisson qui défie les règles de sa communauté pour entreprendre un voyage, afin de découvrir la mer. En chemin, il affronte courageusement ses ennemis. Le conte est considéré comme un classique de la littérature de résistance iranienne.


(2). Khavaran est un cimetière à l'est de Téhéran où plusieurs dissidents politiques furent exécutés dans les années 1980 et enterrés dans des fosses communes.

(3) Aras est un fleuve de l'Azerbaïdjan iranien, Karoon, du Khuzistan, Sirvan, du Kurdistan et Sarbaz Rood du Baloutchistan.

(4). Samad se noya dans ce fleuve l'été 1968. Certains pensent que les circonstances de sa mort sont suspectes et accusent les agents du Shah de l'avoir assassiné.

(5). Le processus de sélection ou Gozinesh contrôle les opinions politiques, idéologiques et religieuses des enseignants comme des autres fonctionnaires.






Histoire et fin de Farzad Kamangar :

Farzad Kamangar est né en 1975. Il a été instituteur durant 12 années à Kamiaran, au Kurdistan d'Iran. Il était marié et père de famille. Il était membre du syndicat des enseignants et d'autres associations militantes. Il écrivait pour la revue Royan, de l'Education de Mamiyaran et pour les journaux d'associations de droits de l'Homme locales.

Il a été arrêté le 19 août 2006, à Sanandaj (Sine) par les services secrets. Durant les 4 mois qui suivirent son arrestation, sa famille n'eut aucune nouvelle et les autorités niaient être pour quoi que ce soit dans sa disparition.

Farzad Kamangar avait été en fait transféré dans la Prison n° 9 d'Evin de Téhéran, un centre de détention secret, non-officiel du VEVAK, les services secrets iranien, dignes successeurs de la SAVAK du Shah. Des activistes pour les droits de l'Homme en Iran, faisant état d'une lettre que l'enseignant avait fait sortir clandestinement de sa cellule, racontent qu'il fut tenu au secret et isolé, en même temps que torturé gravement. Il rapporta ainsi avoir été battu avec un tuyau de jardin, lors d'un interrogatoire, pour la seule raison qu'il était Kurde. Il est resté aussi 24 heures attaché sur une chaise, dans un espace extrêmement restreint, dans une immobilité complète, sans nourriture ni pouvoir aller aux toilettes. Il fut ensuite emprisonné dans une cellule minuscule et sans air, sans voir aucun avocat ni avoir de contact avec sa famille. Il a aussi été soumis à un chantage psychologique, notamment des menaces de représailles sur les siens et l'arrestation d'une jeune fille avec qui il était lié. Il a alors commis une tentative de suicide en se jetant du haut d'un escalier, mais échoua à se tuer. Son état était si mauvais qu'il dut être soigné dans un hopital pour détenus. Son avocat confirme ses déclarations en faisant état de la mauvaise condition physique de son client lors de leur première entrevue. En plus de graves brûlures aux mains due à l'eau bouillante, il souffrait aussi d'une infection rénale et de sang dans les urines. ‎

Entre 2006 et 2007, il fut plusieurs fois transféré soit à Kermanshan soit à Sine (Sanandaj) pour être torturé et interrogé. Il mentionna ainsi que sa cellule à Kermanshan, où il resta en février et mars 2007, mesurait 1m x 1m x 0.6m. Il fut également torturé et battu, en plus de sévices sexuels, spécialité de la prison Evin, entre autres, visant à briser psychologiquement les détenus.

Ce n'est que sept mois plus tard que sa mère et son frère furent alors autorisés à le voir, pour un temps très court, en présence d'agents de renseignement, qui les leur interdirent de parler kurde durant l'entretien. Farzad Kamangar n'avait toujours pas eu connaissance des chefs d'accusation que l'on portait contre lui et n'avait pu rencontrer son avocat, qui n'avait aucune information sur son dossier. Finalement, il sut plus tard être accusé de "miner la sécurité nationale".

Farzad fit plusieurs grèves de la faim, avec d'autres détenus, pour protester contre ses conditions de détention et dut être hospitalisé à plusieurs reprises. En janvier 2008, il était à la prison de Gohardacht, secouée par une révolte des prisonniers et, après une intervention musclée des services, il fut emmené et séparé des autres, avec Farhad Vakili et Ali Heydaran.

Le 25 février 2008, la Branche 130 de la Cour révolutionnaire d'Iran a condamné Farzad Kamangar à mort pour atteinte à la sécurité nationale, en l'accusant d'être membre du PJAK. L'accusé plaidait non coupable. Son avocat a souligné l'irrégularité du procès, qui n'était pas public et sans la présence de jurés.

Il a été exécuté le 9 mai 2010.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde