lundi, novembre 30, 2009

"On Vulnerable Ground", rapport de HRW sur Ninive (suite)

La troisième partie du rapport détaille les attaques meurtrières dont ont fait l'objet les minorités, chrétienne, shabake, yézidie, turkmène depuis la chute du Baath en 2003 et les débuts des actions terroristes. Cela dit, il est également indiqué que des attaques contre des musulmans et des lieux de culte chiite et sunnite avaient également lieu dans tout l'Irak, attaques dont l'apogée se situe en 2006. Par la suite, les tribus sunnites ont commencé de se détacher de la nébuleuse terroriste, les chefs tribaux se ralliant peu à peu aux Américains, dans des milices appelées "Fils de l'Irak".

Ninive reste une des zones d'Irak les plus dangereuses du pays, et dès le retrait américain des troupes, en juin 2009, en vertu de l'accord passé avec le gouvernement central, des meurtres, des enlèvements, des attaques-suicides ont connu une recrudescence. Le 9 juillet 2009, un attentat a tué 45 personnes et blessé plus de 65, dans un village à majorité turkmène de Tall Afar, à l'ouest de Mossoul. Le 7 août, un camion bourré d'explosifs a dévasté une mosquée chiite turkmène, remplie de personnes venues assister à des funérailles, à Shirakhan, au nord de Mossoul, faisant 37 morts et 276 blessés. Le 11 août, deux camions ont explosé dans le village shabak d'Al-Khazna, dans la plaine de Ninve. 35 personnes ont été tuées et plus de 110 blessées, tandis que 30 maisons du villages étaient soufflées par l'explosion, Le 13 août, c'est un café de Sindjar, ville à majorité yézidie qui subissait une attaque de kamikaze, faisant 21 morts et plus de 30 blessés.

Il est noté que la violence redouble à Mossoul alors qu'elle baisse dans le reste de l'Irak, et que cela est dû à la forte présence de groupes sunnites insurgés qui ont fait de cette ville leur bastion, en partie en raison des craintes sunnites de voir les Kurdes imposer leur hégémonie dans la région, et aussi devant le processus de désarabisation de la région, qui succède à une arabisation de plusieurs décennies. Mossoul est qualifié de refuge sûr pour les extrémistes.

Cela a eu pour conséquence des divisions politiques internes dans chaque communauté, les uns souhaitant dépendre du GRK les autres voulant rester sous gouvernement central.

Sur le meurtre des "Assyro-Chaldéens", il est donné trois motifs principaux : Leurs liens supposés avec les "chrétiens occidentaux", leur soutien éventuel au GRK et la bonne situation économique de certains. Le fait que sous le Baathisme, seuls les chrétiens et les yézidis avaient le droit de vendre de l'alcool (et aujourd'hui même si c e n'est pas une loi, il doit être rarissime qu'un musulman s'y risque, tant cela le déconsidérerait dans son réseau social et familial), a fait des minorités des gens "visibles" dans l'espace urbain. Les boutiques où l'on vend de l'alcool à Mossoul ont dû fermer sous les menaces, les pillages, les attentats (une même tendance s'observe dans certaines villes d'Irak, surtout les chiites). La plupart des enlèvements sont d'ailleurs crapuleux, sous couvert de Jihad. Les vieux mythes de "l'or des chrétiens", c'est-à-dire de leur richesse supposée, ressortent. De plus, les chrétiens à Mossoul n'ayant ni milices ni tribus pour les protéger et réclamer le prix du sang, ils sont plus aisément attaquables.

En février 2008, l'archevêque chaldéen de Mossoul a été kidnappé et est mort entre les mains de ses ravisseurs. Le chef du gang a été plus tard arrêté et condamné à mort en mai 2008. Il se présentait comme un leader d'Al-Qaeda. Auparavant, d'autres ecclésiastiques avaient été assassinés, mais sans que les auteurs aient pu être identifiés : le 30 novembre 2006, un protestant de Mossoul, Mundhir Al-Dayr, le 3 juin 2007, un prêtre chaldéen de 31 ans, Ragheed Ganni et trois diacres ont été battus par des tireurs inconnus. Derrière chacun de ces actes, même non revendiqués, on y décèle la méthode et les modes d'action des groupes extrémistes arabes sunnites.

En septembre 2008, des chrétiens avaient manifesté contre un projet de loi électoral désavantageux à leurs yeux et réclamé l'établissement d'une région chrétienne auto-gouvernée. De lourdes attaques avaient suivi, en octobre 2008, faisant 40 morts et obligeant 12 000 chrétiens à fuir.

Après les faits, les interprétations et les polémiques qui ont agité les factions politiques de la région : Des "représentants arabes et chrétiens" ont accusé les Kurdes, enfin le GRK, de n'avoir pas défendu ou prévenu les attentats, afin de "miner" la confiance des habitants envers le Gouvernement central. En gros, les chrétiens apeurés en seraient ainsi plus enclins à opter pour le GRK. On pourrait aussi penser que si les chrétiens ne sont pas contents des Peshmergas ils pourraient aussi opter justement pour Bagdad. Il est dommage que le nom de ces "représentants arabes et chrétiens" ne soient pas mentionnés, alors que le débat a été public entre Nujaifi et le GRk, ou bien entre Yonadam Kanna, du Mouvement démocratique assyrien. Il est simplement mis en note que des leaders chrétiens ont parlé à HRW à Erbil, ce qui ne précise même pas s'ils ont en finale à Erbil ou dans les zones concernées.

Quoiqu'il en soit, l'argument principal est que ces attaques se sont produites dans les parties de Mossoul en dehors des quartiers tenus par les insurgés sunnites, et contrôlés par l'armée irakienne qui compterait "un fort pourcentage" de Kurdes officiers dans les troupes de cette région. À mon avis une des raisons pour laquelle c'est surtout Mossoul nord qui a vu des attaques de chrétiens, c'est que les chrétiens, kurdes et autres vivent au nord de Mossoul, le sud étant plutôt arabe sunnite, et de plus, aux mains des extrémistes. Les Kurdes, dont Mahmoud Orhman (les noms des leaders kurdes, eux, sont toujours cités), accusent au contraire les milices pro-Maliki.

HRW finalement doit admettre qu'"aucune preuve n'a pu être établie" de l'implication directe des Kurdes dans les violences contre les chrétiens. Que selon les témoins des agressions, les attaquants parlaient un arabe courant, avec l'accent de Mossoul, qui semble être leur langue maternelle, qu'ils ressemblaient à des Arabes et étaient habillés en arabe, et que les motifs religieux de leurs assauts ne faisaient aucun doute. Dans un cas, celui du rapt de Tariq Qattam, un mécanicien de 66 ans, les ravisseurs qui ont appelé plus tard pour une rançon ne parlaient pas l'arabe de Mossoul, mais irakien tout de même.

HRW note que durant ces attaques, les Peshmergas ont paru incapables de les stopper et que Maliki a remplacé les Peshmergas par des troupes arabes et des unités venues de Bagdad ce qui est aussi, (comme à Kirkouk) une reprise en main ou un grignotage des terrains disputés, et non forcément un grand souci de la sécurité des chrétiens. Une commission d'enquête du ministre irakien des droits de l'homme n'a rien donné. À la mi-novembre 2008, 80% des chrétiens étaient revenus.

Comme on l'a vu plus haut, le retrait américain a pu amener une reprise des violences, ainsi que, peut-être, les futures élections. Il ne paraît pas que le remplacement des unités militaires ait changé quoi que ce soit.

Le cas des Shabaks est ensuite abordé.

(à suivre)

TURQUIE : LES MESURES POUR RÉSOUDRE LA QUESTION JUGÉES DÉCEVANTES


Annoncé depuis le début de l’été, le plan du gouvernement turc pour résoudre la question kurde a finalement été révélé au public, suscitant des déceptions de la part des Kurdes qui jugent les mesures très insuffisantes, mais provoquant les protestations des partis nationalistes turcs, toujours prompts à dénoncer les compromis avec le « séparatisme ».

Parmi ces mesures, l’autorisation pour les localités kurdes ou syriaques de recouvrer leur ancien nom, turquisé d’office, lever les interdictions sur l’usage public du kurde dans les meetings électoraux, autoriser les familles de prisonniers à parler kurde au parloir. Le gouvernement souhaite également créer une commission indépendante pour résoudre les problèmes de torture et de discrimination. Mais ces mesures ne sont pas jugées suffisantes, selon la plupart des analystes, pour mettre fin au conflit. Comme le fait remarquer l’éditorialiste Murat Yetkin, dans le journal Radikal, « si ce qu’annonce Atalay [le ministre de l’Intérieur] sont de véritables pas en avant vers le développement de normes démocratiques, c’est une bonne chose... mais le PKK ne descendra pas de ses bastions montagneux uniquement parce qu’il y a une commission indépendante pour les droits de l’homme et que les gens peuvent parler leur langue maternelle en prison. » Le PKK a, pour sa part, déclaré dans un communiqué à l’agence Firat que « la question kurde ne pouvait être résolue sans reconnaître la volonté du peuple kurde et entamer un dialogue avec ses interlocuteurs [c’est-à-dire le PKK lui-même]. »

Une des revendications récemment lancées par le PKK est la reconnaissance du peuple kurde au niveau constitutionnelle, ce qui est une ligne rouge qui semble pour le moment infranchissable, au moins psychologiquement, pour la classe politique ou l’opinion turque, d’autant que l’AKP ne dispose plus des 367 députés sur 550 nécessaires pour faire passer un changement constitutionnel au parlement. C’est lors du débat parlementaire autour de la question kurde que le vice-président du CHP, Önür Öymen, a incidemment lancé une polémique annexe, concernant cette fois l’histoire kurde et la version officielle de la Turquie sur les révoltes au Kurdistan et la terrible répression qui s’en est suivie au Dersim, notamment.

Le 9 novembre, en effet, répliquant aux partisans des réformes et à l’AKP, cet ancien ambassadeur a déclaré que l’argument selon lequel la paix épargnerait à de nombreuses familles turques de porter le deuil de leurs enfants soldats n’était pas recevable : « Est-ce que les mères ne pleuraient pas pendant la guerre d’indépendance, pendant la révolte de Cheikh Saïd, et celle de Dersim ou à Chypre ? Est-ce que quelqu’un a demandé alors d’arrêter les combats pour que les mères cessent de pleurer ? » Mais l’envolée a non seulement indigné l’opinion kurde mais les Alévis en général, qui ont blâmé le fait qu’un élu turc compare une guerre contre un ennemi extérieur (les Puissances Alliées ou Chypre) à une répression militaire contre des citoyens comptés comme officiellement « turcs ». Les premiers concernés, les Alévis kurdes de Dersim, dont les grands-parents ont été victimes des massacres de 1937-1938 ont été les plus virulents. Des portraits d’Önür Öymen grimé en Hitler ont été affichés dans les rues de la ville. Les Alévis, par hostilité aux partis religieux et attachement à la laïcité votaient pourtant traditionnellement CHP, malgré une certaine poussée électorale en faveur de l’AKP en 2007 et aux dernières élections, le DTP avait fait un bon score à Dersim. Les propos du vice-président ont en tout cas eu le mérite de porter sur la place publique une des pages les plus sombres de l’histoire de la république, ignorée par la plupart des Turcs. Il remet aussi sur le devant de la scène la question religieuse des Alévis qui, officiellement recensés comme musulmans et relevant donc de la Diyanet (Direction des Affaires religieuses) de l’islam, réclament le statut de minorité religieuse qui ne leur est pas reconnu, au contraire des chrétiens et des juifs. Les élèves alévis doivent aussi suivre les cours de religion islamique sunnite obligatoire à l’école.

samedi, novembre 28, 2009

IRAK : LA PRÉPARATION D’UNE NOUVELLE LOI ÉLECTORALE DIVISE LE PAYS


Les débats autour de la loi électorale pour les législatives de 2010 en Irak ont suscité de telles controverses qu’il est apparu impossible de garder la date de janvier, initialement prévue et tout le long du mois, de sérieux doutes sont apparus sur la possibilité de tenir un scrutin en février. Plusieurs groupes religieux ou ethniques en Irak ont en effet protesté contre le nombre de sièges, jugés insuffisants, réservés aux minorités.

C’est le président irakien lui-même, Jalal Talabani, qui a demandé au Parlement d’accroitre le nombre de députés pour représenter les chrétiens, ainsi que les Irakiens vivant à l’étranger. Lors de sa visite en France, il avait même indiqué souhaiter que les 5% réservés à ces groupes passent à 15%. Mais cette fois-ci, la menace de veto apposé au projet de loi présenté au conseil de présidence n’est pas venu de Jalal Talabani mais du vice-président sunnite, Tariq Al-Hashemi, qui a publiquement déclaré à la télévision qu’il ne ratifierait pas cette loi si les sièges réservées aux Irakiens en exil ne triplaient pas en nombre. Actuellement, 8 sièges sont réservées aux minorités (chrétiens, mandéens, yézidis) et 8 autres aux Irakiens, très nombreux, vivant en exil. Lors des élections législatives de 2005, ce pourcentage était de 15% et a été par la suite réduit à 5%. Le président Talabani et son vice-président réclament donc un retour aux dispositions antérieures, afin, officiellement, de promouvoir « la réconciliation nationale », même Jalal Talabani n’a pas approuvé le veto de son vice-président, semblant en tout cas s’en désolidariser dans ses déclarations sur la chaîne française France 24 : « Je crains un nouveau report des élections, c’est pourquoi j’ai décidé de ne pas m’opposer à la loi électorale. »

Les Kurdes ne sont pas davantage satisfaits de la répartition et le président du parlement du Kurdistan, Kamal Kirkouki, a appelé le président Talabani á ne pas ratifier cette loi, estimant estimant que le pourcentage des sièges réservés aux provinces kurdes n’était « pas normal ». Le président de la Région du Kurdistan a même menacé de boycotter ces élections si la répartition des sièges n’était pas modifiée de façon « équitable ». En effet, sur les 48 sièges supplémentaires prévus dans la nouvelle loi, seuls trois reviennent aux trois provinces de la Région du Kurdistan. S’opposant donc aux sunnites et aux Kurdes, des Irakiens des provinces chiites du sud ont manifesté devant les bâtiments gouvernementaux de Basra, pour protester contre le veto du vice-président Al-Hashemi. Ils ont reçu l’appui indirect des États-Unis, qui souhaitent que ces élections se déroulent au plus tôt, en raison de leur propre calendrier de retrait des troupes. Jalal Talabani n’a ainsi pas caché dans ses propos à la presse que Christopher Hill, l’envoyé américain en Irak insistait personnellement auprès des députés irakiens pour qu’ils approuvent la loi.

Joe Biden, le vice-président des États-Unis, a, quant à lui, téléphoné aux moins à trois reprises aux leaders kurdes, en leur demandant de ne pas bloquer le processus électoral. Le 21 novembre, la Cour suprême de Bagdad rejetait le veto du vice-président Al-Hashemi, arguant que la répartition des sièges ne dépendait pas de la loi électorale mais des organisateurs du scrutin. Le veto du conseil de présidence ne pouvant porter que sur des litiges constitutionnels, la Cour suprême a donc statué qu’il ne pouvait s’appliquer dans ce cas précis. La nouvelle répartition des sièges entre les différences provinces irakiennes a été faite par la Commission électorale en se basant sur les cartes de ration alimentaires renouvelées chaque année.

Les chiffres donnés par le ministère du Commerce indiquaient que la population irakienne était de 32 millions en 2009 contre 27 millions en 2005. Se fondant sur ces chiffres, la Commission a estimé le nombre des électeurs irakiens à 19 millions ; chaque siège au Parlement représente 100 000 électeurs. Un quart d’entre eux est réservé aux femmes, 5% aux 2 millions de réfugiés irakiens en exil, 5 sièges sont alloués aux chrétiens des trois provinces kurdes et de Ninive, et un siège chacun aux yézidis, mandéens et shabaks. Mais ces chiffres sont contestés, notamment par les Kurdes, qui mettent en avant le fait que la province de Ninive reçoit 13 sièges supplémentaire avec seulement un peu plus de 2 millions d’habitants, alors que la Région du Kurdistan qui en compterait au total 5 millions n’en reçoit que 5.

Dr. Mahmoud Othman, député de l’Alliance kurde au parlement de Bagdad a, lui aussi, contesté fortement les chiffres du ministre du Commerce irakien, affirmant que le nombre des cartes de rations n’était pas du tout fiable dans certaines régions, comme Ninive, où il avait été artificiellement gonflé. Au total, la répartition des nouveaux sièges a été annoncée comme suit : 68 pour Bagdad, 31 pour Ninive, 24 pour Basra, 18 pour Dhiqar, 16 pour Babil, 14 pour Anbar, 13 pour Diyala, 12 pour Salahaddin et Nadjaf, 11 pour Wasit et Diwaniyah, 10 pour Karbala et Misan, 7 pour Muthana. Pour la Région du Kurdistan : 15 pour Sulaymaniyeh, 14 pour Erbil, 9 pour Duhok. Kirkouk reçoit 12 sièges. 8 sièges de plus sont alloués par quota aux minorités. Ainsi, sur les 323 sièges, les Kurdes n’en auraient que 38, soit 12%, contre 57 en 2005. Comme le dernier recensement date de 1957, il est impossible d’avoir les chiffres exacts de la population irakienne.

radio : minorités d'Irak, chrétiens d'Orient, Turquie


Dimanche 29 novembre à 8h00 sur France Culture : Avec l'Association d'entraide aux minorités d'Orient, à propos de son action pour l'intégration des réfugiés venus d'Irak. Foi et tradition, J.P. Enkiri.

Lundi 30 novembre à 11h00 sur Radio Notre-Dame : L'exposition La Grande Aventure des chrétiens d'Orient (église Saint-Roch). Aujourd'hui l'Église, par E. Chapelle.

Mercredi 2 décembre à 13h30 sur France Inter : La Turquie contemporaine. 2000 ans d'Histoire, avec Jean-François Solnon.

vendredi, novembre 27, 2009

Le ravissement de la raison



Je voyais le critérium des actions imposées par la vocation dans une impulsion essentiellement et manifestement différente de celles qui procèdent de la sensibilité ou de la raison, et ne pas suivre une telle impulsion, quand elle surgissait, même si elle ordonnait des impossibilités, ne paraissait le plus grand des malheurs. C'est ainsi que je concevais l'obéissance, et j'ai mis cette conception à l'épreuve quand je suis entrée et demeurée en usine, alors que je me trouvais dans cet état de douleur intense et ininterrompue que je vous ai récemment avoué. La plus belle vie possible m'a toujours paru être celle où tout est déterminé soit par la contrainte des circonstances, soit par de telles impulsions, et où il n'y a jamais place pour aucun choix.

(…)

Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.

(…)

Bien entendu je savais que ma conception de la vie était chrétienne. C'est pourquoi il ne m'est jamais venu à l'esprit que je pourrais entrer dans le christianisme. J'avais l'impression d'être née à l'intérieur. Mais ajouter à cette conception de la vie le dogme lui-même, sans y être contrainte par une évidence, m'aurait paru un manque de probité. J'aurais cru même manquer de probité en me posant comme un problème la question de la vérité du dogme, ou même simplement en désirant parvenir à une conviction à ce sujet. J'ai de la probité intellectuelle une notion extrêmement rigoureuse, au point que je n'ai jamais rencontré personne qui ne m'ait paru en manquer à plus d'un égard ; et je crains toujours d'en manquer moi-même.

(…)

Car il me paraissait certain, et je le crois encore aujourd'hui, qu'on ne peut jamais trop résister à Dieu si on le fait par pur souci de la vérité. Le Christ aime qu'on lui préfère la vérité, car avant d'être le Christ il est la vérité. Si on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin sans tomber dans ses bras.

(…)

Parfois les premiers mots déjà arrachent ma pensée à mon corps et la transportent en un lieu hors de l'espace d'où il n'y a ni perspective ni point de vue. L'espace s'ouvre. L'infinité de l'espace ordinaire de la perception est remplacée par une infinité à la deuxième ou quelquefois troisième puissance. En même temps cette infinité s'emplit de part en part de silence, un silence qui n'est pas une absence de son, qui est l'objet d'une sensation positive, plus positive que celle d'un son. Les bruits, s'il y en a, ne me parviennent qu'après avoir traversé ce silence.

(…)

Si l'on pouvait supposer des erreurs en Dieu, je penserais que tout cela est tombé sur moi par erreur.

Sinome Weil, Le Ravissement de la raison, "Autobiographie spirituelle".

La pesanteur et la grâce : un monde où Isaac est toujours égorgé




Caravage, 1601-1602, Florence, Galerie des Offices. 


Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : s'aimer soi-même comme un étranger.

Curieuse idée, intéressante, que l'amour d'un être protège plus que celui de Dieu. Mais pas toujours exact, en toutes circonstances. Dieu ne peut nous être pris en otage, ceux que nous aimons, si. Et quelquefois par Dieu lui-même.

À celui qui aime, le froid du métal n'ôtera pas l'amour, mais donnera le sentiment d'être abandonné de Dieu. L'amour surnaturel n'a aucun contact avec la force mais aussi il ne protège pas l'âme contre le froid de la force, le froid du fer. L'armure est faite de métal comme le glaive. À celui qui n'aime que d'un amour pur, le meurtre glace l'âme, qu'il en soit l'auteur ou la victime, et tout ce qui, sans aller jusqu'à la mort même, est violence. Si l'on désire un amour qui protège l'âme contre les blessures, il faut aimer autre chose que Dieu.

Elle aussi inverse l'idée assez banale qu'on aime Dieu à travers la créature :

Amour pur des créatures : non pas amour en Dieu, mais amour qui a passé par Dieu comme par le feu. Amour qui se détache complètement des créatures pour monter à Dieu et en redescend associé à l'amour créateur de Dieu.

Grosse influence de Maître Eckhart, quelquefois, qui se sent entre les lignes, sauf que, chez lui, ces idées-là s'exprimaient sereinement, sans cette tension inquiète, cette crainte perpétuelle de se tromper, de l'illusion.

Amour imaginaire pour les créatures. On est attaché par une corde à tous les objets d'attachements, et une corde peut toujours se couper. On est aussi attaché par une corde au Dieu imaginaire, au Dieu pour qui l'amour est aussi attachement. Mais au Dieu réel on n'est pas attaché, et c'est pourquoi il n'y a pas de corde qui puisse être coupée. Il entre en nous. Lui seul peut entrer en nous. Toutes les autres choses restent en-dehors, et nous ne connaissons d'elles que les tensions de degré et de direction variables imprimées à la corde quand il y a déplacement d'elles ou de nous.

Cette conception de l'amour qui interloquerait Ibn Hazm, qui fait qu'un Amant ne doit avoir d'autre "courage" que d'exister autrement pour l'Aimé en tant qu'œuvre d'art, c'est-à-dire en tant qu'Aimé lui-même :

C'est une lâcheté que de chercher auprès des gens qu'on aime (ou de désirer leur donner) un autre réconfort que celui que nous donnent les œuvres d'art, qui nous aident du simple fait qu'elles existent. Aimer, être aimé, cela ne fait que rendre mutuellement cette existence plus concrète, plus constamment présente à l'esprit. Mais elle doit être présente comme la source des pensées, non comme leur objet. S'il y a lieu de désirer être compris, ce n'est pas pour soi, mais pour l'autre, afin d'exister pour lui.

Distance lieu et place de l'adoration, et donc "garantie" d'amour pur (je me méfie de ces histoires de pureté en amour, surtout quand on insiste beaucoup dessus, on finit toujours par découvrir que les chantres de l'amour "pur", comme par hasard, n'ont jamais été amoureux). Il est, cela dit, évident, que pour l'amour le plus élevé, comme le concevait Platon, Plotin, pour qu'il y ait contemplation, il faut forcément qu'il y ait distance. Mais pas éloignement complet. L'amoureux meurt de ne plus voir. En ce sens, oui, on ne demande à l'Aimé que d'être, mais d'être présent, pour le regard.

Aimer purement, c'est consentir à la distance, c'est adorer la distance entre soi et ce qu'on aime.

L'imagination est toujours liée à un désir, c'est à dire à une valeur. Seul le désir sans objet est vide d'imagination. Il y a présence réelle de Dieu dans toute chose que l'imagination ne voile pas. Le beau capture le désir en nous et le vide d'objet en lui donnant un objet présent et en lui interdisant ainsi de s'élancer dans l'avenir.

Ça ferait plaisir à Ruzbehan (et à tant d'autres) de savoir ça tiens, que la Beauté n'est pas un marchepied vers le divin mais un dévoiement. Mais là dessus la querelle des uns et des autres est infinie...

Tel est le prix de l'amour chaste. Tout désir de jouissance se situe dans l'avenir, dans l'illusoire. Au lieu que si l'on désire seulement qu'un être existe, il existe : que désirer alors de plus ? L'être aimé est alors, nu et réel, non voilé par de l'avenir imaginaire. L'avare ne regarde jamais son trésor sans l'imaginer n fois plus grand. Il faut être mort pour voir les choses nues.

Ainsi, dans l'amour, il y a chasteté ou manque de chasteté selon que le désir est dirigé ou non vers l'avenir.

Sa volonté de ne plus regarder que le réel, de traquer l'illusion, la rêverie, presque du zen, mais avec un côté sévère, corseté, qui rappelle ses terribles maux de têtes. Je me méfie toujours des mystiques dont le corps ne va pas bien.

Un ton d'institutrice juvénile et sévère (interdit, discipliner sévèrement), avec les outrances péremptoires des jeunes penseurs (quand on se dit qu'il ne faut plus être adolescent, ou enfantin, quand on se dit qu'il faut grandir, c'est qu'on ne l'est pas encore, mature). Je comprends l'agacement de Blanchot, l'homme des nuances...

Ce qui doit être sévèrement interdit, c'est de rêver aux jouissances du sentiment. C'est de la corruption. Et c'est aussi bête que de rêver à la peinture et à la musique. L'amitié ne se laisse pas détacher de la réalité, pas plus que le beau. Elle constitue un miracle, comme le beau.Et le miracle consiste simplement dans le fait qu'elle existe. À vingt-cinq ans, il est largement temps d'en finir radicalement avec l'adolescence...
Derrière tout cela, au fond, un grand désir de mort, l'amour de la mort. L'amour pur, c'est celui voué aux morts. Plus loin, dans La Croix, être juste, c'est être nu et mort. Fascination, attirance pour la Passion et non pour la Résurrection (comme beaucoup de chrétiens, d'ailleurs).

Quand on accomplit le mal, on ne le connaît pas, parce que le mal fuit la lumière.

Qotb ad-Dîn Shirâzî dit, lui, que celui qui ne se connaît pas est dans le mal, accomplit le mal, qui est non-lumière. De ce fait, aussi, le mal s'ignore en action.

La sensibilité de l'innocent qui souffre est comme du crime sensible. Le vrai crime n'est pas sensible. L'innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau. Le bourreau ne la sait pas. Le mal que l'innocent sent en lui-même est dans son bourreau, mais il n'y est pas sensible. L'innocent ne peut connaître le mal que comme souffrance. Ce qui dans le criminel n'est pas sensible, c'est le crime. Ce qui dans l'innocent n'est pas sensible, c'est l'innocence.

C'est l'innocent qui peut sentir l'enfer.
L'idée que la "souffrance pure" permet seule de transférer le mal de l'impur au pur, de le purifier, un peu comme un chaman avale les poisons psychiques de ses patients, "le crime qu'on a en soi, il faut l'infliger en soi", est encore une insistance sur la Crucifixion, l'impossibilité de la dépasser. Mais je ne crois pas que le Christ ait pensé que la souffrance, plus que l'amour, transformait le mal, l'épongeait du monde.

Mais très belle idée que le seul acte d'amour possible face au mal, est de ne pas s'en laisser atteindre, pour éviter que le bourreau n'ait commis le crime. C'est très joli, un peu enfantin, presque une conjuration puissante, magique : Je n'ai pas mal, donc il n'y a pas eu mal, et ainsi tu n'as rien fait :

Si l'on me fait du mal, désirer que ce mal ne me dégrade pas, par amour pour celui qui me l'inflige, afin qu'il n'ait pas vraiment fait du mal.

Enfin cet obsédant péché contre l'Esprit, l'impardonnable, qui serait à la fois la connaissance du bien et la haine du bien, ce que Maître Eckhart appelait "répulsion de Dieu" qui est peut-être, effectivement la seule cause de damnation, du fait même de celui qui se damne, par haine de Dieu. En même temps, je crois qu'il faut être bien brave, ou bien inconscient, pour ne pas craindre Dieu avant la rencontre, non parce qu'il est terrible, mais parce qu'il est bon ; la bonté absolue, bien plus terrifiante que la méchanceté. Mais il est juste d'observer que cette réaction furieuse à la Gollum – Cela fait mal ! Cela nous brûle ! – nous la portons en nous tous. Qui n'a jamais craché le pain elfique ? Celui qui jamais n'y a goûté, selon Simone Weil.

Le péché contre l'Esprit consiste à connaître une chose comme bonne et à la haïr en tant que bonne. On en éprouve l'équivalent sous forme de résistance toutes les fois qu'on s'oriente vers le bien. Car tout contact avec le bien produit une connaissance de la distance entre le mal et le bien et un commencement d'effort pénible d'assimilation. C'est une douleur, et on a peur. Cette peur est peut-être le signe de la réalité du contact. Le péché correspondant ne peut se produire que si le manque d'espérance rend la conscience de la distance intolérable et change la douleur en haine. L'espérance est un remède à cet égard. Mais un remède meilleur est l'indifférence à soi, et d'être heureux que le bien soit le bien, quoiqu'on en soit loin, et même dans la supposition où l'on serait destiné à s'en éloigner infiniment.

Une fois un atome de bien pur entré dans l'âme, la plus grande, la plus criminelle faiblesse est infiniment moins dangereuse que la plus minime trahison, celle-ci se réduirait-elle à un mouvement purement intérieur de la pensée, ne durant qu'un instant, mais consenti. C'est la participation à l'enfer. Tant que l'âme n'a pas goûté au bien pur, elle est séparée de l'enfer comme du paradis.

Un choix infernal n'est possible que par l'attachement au salut. Qui ne désire pas la joie de Dieu, mais est satisfait de savoir qu'il y a réellement joie en Dieu, tombe mais ne trahit pas.

Non, certes, il ne trahit pas, mais il refuse l'amour, car il ne faut pas oublier que le Dieu chrétien aime et veut sauver.

Sur la question du mal, elle, au moins, ne se dérobe pas avec des pirouettes sur le libre-arbitre, le diable, Dieu qui souffre plus que nous ou avec nous, etc. Là-dessus, toujours avec cette intransigeance logique, si l'on aime Dieu, on ne refuse pas le mal, ni ce monde, on est tout aussi ferme qu'Ivan Karamazov ; l'un rend son billet, l'autre assiste à la représentation jusqu'au bout. Il n'y a pas de "oui mais", ou de "non, mais"... C'est oui ou c'est non. Le oui d'Abraham, au fond, mais le oui à un monde où Isaac sera toujours égorgé.

Aimer Dieu à travers le mal comme tel. Aimer Dieu à travers le mal que l'on hait, en haïssant ce mal. Aimer Dieu comme auteur du mal qu'on est en train de haïr.
(…)
Discours d'Ivan Karamazov dans Les Frères Karamazov : "Quand même cette immense fabrique apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne coûterait qu'une seule larme d'un seul enfant, moi je refuse."

J'adhère complètement à ce sentiment. Aucun motif, quel qu'il soit, qu'on puisse me donner pour compenser une larme d'un enfant ne peut me faire accepter cette larme. Aucun absolument que l'intelligence puisse concevoir. Un seul, mais qui n'est intelligible qu'à l'amour surnaturel : Dieu l'a voulu. Et pour ce motif-là, j'accepterais aussi bien un monde qui ne serait que mal d'une larme d'enfant.

Simone Weil, La Pesanteur et la grâce.

mardi, novembre 24, 2009

Conférence : Dersim 1936-1938




Vendredi 27 novembre 2009, de 9h30 à17h30

Colloque

Dersim : 1936-1938




Organisé par l'Institut kurde de Paris

Assemblée Nationale
Salle Victor Hugo
101, rue de l’Université, 75007 Paris

La révolte de Dersim qui s’étale sur la période 1936-1938, est la dernière des grandes révoltes kurdes sous la République kémaliste en Turquie. Elle est aussi celle qui a été le plus durement réprimée. Prenant l’allure d’une véritable campagne d’extermination, l’ « opération de pacification » de Dersim a laissé un traumatisme durable parmi ses survivants dispersés dans les campagnes anatoliennes, mais aussi, dans l’histoire de la République turque. Certains hauts responsables, parmi lesquels Ihsan Sabri Caglayangil, président par intérim en 1980, Süleyman Demirel, président de la République de 1993 à 2000, l’essayiste Necib Fazil Kisakürek ou encore le général Cemal Madanoglu, ont rappelé, par le truchement des mémoires et déclarations, l’horreur de cette campagne. De même, un hebdomadaire turc, Nokta, lui a consacré un numéro spécial. Plusieurs chercheurs, parmi lesquels le sociologue Ismail Besikci et l’anthropologue Martin van Bruinessen ont établi des parallèles entre la répression de 1936 et 1938 et les violences génocidaires du 20ème siècle.

A la base de la décision du pouvoir kémaliste de détruire cette région kurdo-alévie, il y a une déclaration présidentielle de 1935 décrivant Dersim comme un « abcès » au sein de la République désormais largement turquifiée, puis, une loi spécifique datant de la même année. Pour le pouvoir, Dersim, qui jouissait d’une autonomie de fait, posait en effet un triple problème : un problème historique, car comme le rappelait le général Kâzim Karabekir, cette région « hérétique » avait par le passé résisté au pouvoir ottoman et sauvé nombre d’Arméniens lors du génocide de 1915 ; un problème « national », car elle était considérée comme le dernier refuge d’une kurdicité défaite dans les autres parties du Kurdistan ; un problème « civilisationnel », enfin, car Dersim constituait aux yeux du pouvoir un « continent clos » où la Révolution kémaliste ne parvenait pas à s’implanter. La destruction de la province, la déportation de ses habitants et la constitution d’une nouvelle entité administrative nommée Tunceli (« Main de Bronze » ou « Pays du Bronze ») étaient dès lors posées comme autant de conditions préalables de la turquification de cette région dissidente et de son « entrée dans la civilisation ».

Le colloque de l’Institut kurde de Paris, « Dersim : 1935-1938 » vise à établir, en partant des travaux universitaires déjà effectués, des recueils de l’histoire orale et des fonds d’archives, un état des lieux de la recherche sur l’ensemble de cette période.

lundi, novembre 23, 2009

"On Vulnerable Ground", rapport de HRW sur Ninive (suite)


Contrôle et protection kurdes :

Le début de ce passage commence par une interprétation discutable des élections provinciales de 2009, en tout cas à nuancer. HRW affirme ainsi que le scrutin fut un recul pour les Kurdes dans la province de Ninive, bien qu'ils aient largement arrosé d'argent les minorités de Ninive. Or, si, comme ils l'ont eux-mêmes indiqué plus haut, les élections de 2005 ont été remportées dans tout Mossoul en raison du boycott sunnite, il est évident que les résultats allaient être modifiés dès lors que les arabes sunnites, majoritaires, participaient. Mais 19 sièges sur 34, ce n'est pas non plus une victoire écrasante, même dans tout Mossoul-Ninive, et la liste Fraternité kurdo-chrétienne l'emporte dans les districts justement réclamés par le GRK (Sindjar, Sheikhan, plaine de Ninive) ce qui fait dire, aux officiels du GRK, que ces dernières élections ont bel et bien fait figure de référendum.

Élections provinciales de janvier 2009 :

* Al-Hadbaa Liste Nationale (nationalistes sunnites): 48.4% - 19 sièges sur 34
* Fraternité Ninive (Coalition Kurdo-chrétienne) : 25.5% - 10 sièges
* Parti islamique (parti sunnite, coalisé avec Maliki) : 6.7% - 3 sièges
* Front turkmène (proches d'Ankara) : 2.8% - 1 siège
* Rassemblement pour le projet irakien (sunnite) : 2.6% - 1 siège
* Al-Mehrab ou Liste des Martyrs (parti chiite de l'ayatollah Al-Hakim) : 1.9%
* Liste de l'Unité nationale irakienne : 1.8%
* Liste irakienne nationale (alliance laïque sunnites-chiites qui a rassemblé notamment deux anciens Premiers ministres, Allwai (chiite) et Yawer (sunnite)) : 1.8%

Le texte poursuit ensuite sur un "on rapporte que" Sarkis Aghakan, l'ancien ministre des Finances, "aurait dépensé des millions de dollars dans les territoires disputés". Qu'il y ait eu énormément de dépensé pour les chrétiens, ça ne fait pas de doute mais je ne suis pas sûre que cela ne couvre pas aussi la chaîne Ishtar, les partis chrétiens pro-Kurdistan, la presse, l'accueil et le logement des réfugiés, l'ouverture d'école de part et d'autre de la frontière de la Région, en plus de financer la protection des villages de Ninive. Quoiqu'il en soit, la "marque" de Sarkis Aghajan est visible dans la région, avec nouveaux logements, églises, aide sociale, clubs de sport et de jeunesse, etc. Cela dit, ils n'ont qu'à aller à Ankawa et dans toutes les grandes villes du Kurdistan, même Shaqlawa, ils trouveront la même chose. Ce n'est pas réservé aux chrétiens de Ninive.

Mais cela suscite méfiance, suspicion, ou aigreur, de la part de "membres du clergé). Ainsi le propos d'un "prêtre de Qaraqosh" est transcrit tel quel : "Les Kurdes ont un agenda caché et utilise l'argent pour se coopter les chrétiens – ce n'est pas parce qu'il veulent aider notre peuple... Je crois que quiconque est en désaccord avec cet agenda risque sa vie."

Ce qui est dommage, quand HRW rapporte de tels propos, c'est qu'il ne mentionne pas à quelle faction politique appartiennent les chrétiens opposés à la liste Fraternité. Ni même qui ils sont et d'où ils viennent. Par exemple, tout le séminaire de Baghdad, la plupart du Patriarcat, se sont repliés entre Ninive et Ankawa, et pas parce que les Kurdes les menaçaient. Mais à l'intérieur même du clergé, par exemple chaldéen, la fraction arabe est à couteaux tirés avec la fraction kurdistanî. Quant au Patriarche il essaie à tout prix de garder le contrôle politique tout autant que spirituel sur l'ensemble des Chaldéens et a même écrit à Massoud Barzanî pour protester contre la mention des Assyriens Chaldéens etc, en voulant que, comme dans la Constitution irakienne, les Chaldéens soient mentionnés comme un peuple à part (et ceci contre la volonté de ses ouailles elles-mêmes dont les députés ont failli faire une crise pour des histoires de virgule, comme nous l'avons vu). D'autres chrétiens appartiennent au Mouvement démocratique assyrien, un temps soutenu par le PDK, brouillé avec depuis. Des chrétiens venus de Bagdad, ou de Basra se sentent "Irakiens" (en étant totalement arabisés), tandis que des chrétiens locaux, ou du Kurdistan ne parlent même plus l'arabe. Bref, ce qui est gênant dans le rapport, c'est qu'ils n'ont pas l'air d'interroger la neutralité des élites dès lors qu'elles protestent contre le GRK, les présentant comme parole absolument neutre, alors que les pro-Kurdistan sont présentés implicitement comme terrifiés ou achetés.

Or il y a très peu de factions neutres dans cette histoire. Et évidemment, le clientélisme à l'irakienne ou à la kurde joue à fond. Celui qui paie le plus a le plus de partisans, ce qui n'est pas une surprise. Ainsi d'autres "représentants chrétiens" (de quoi ? quel type de représentation ?), accusent le GRK d'acheter des allégeances tribales (c'est aussi de la même façon que l'Irak a rallié les tribus sunnites dissidentes) et de nourrir des "divisions internes" dans les minorités, en fondant des sociétés alternatives (à qui ?) qui favoriseraient le pouvoir kurde et bloqueraient les autres.

Ce que je crois sans peine, de même que les "églises" ou des ONG hostiles aux Kurdes se sont vu couper les fonds par le GRK. C'est tellement évident dans l'esprit des Kurdes qu'ils ne s'en cachent absolument pas et la réponse de Mohammed Ihsan, l'ancien ministre des Affaires extra-régionales, chargé de ces territoires donc, est des plus limpides et ingénues : "Nous ne sommes pas des anges, nous sommes des politiciens, et c'est la politique. Rejoignez-nous et nous vous donnerons ceci et cela", tout en niant les pressions et les menaces. Quant aux fonds dont disposait Sarkis Aghajan, le (toujours) ministre de l'Intérieur, Karim Sindjari, a répondu tout aussi nettement : "Ce n'est pas l'argent d'Aghajan, mais l'argent du GRK... Il n'a rien fait par lui-même, il l'a fait par le biais du GRK. Le Premier Ministe l'avait ordonné."

Ce qui est sûr, c'est que c'était effectivement la politique de Nêçirvan Barzani au sein même de la Région et pas seulement pour les chrétiens. Le Centre Lalesh des Yézidis à Duhok était soutenu financièrement par lui, ainsi que des programmes de relogement des chrétiens dans leurs anciens quartiers, comme à Zakho, en indemnisant les musulmans qui s'y étaient installés entre temps. Parfois c'était effectivement les Finances, parfois c'était directement le Premier Ministre.

Est-ce un si grand traumatisme pour les chrétiens de se faire arroser de partout ? Sheikh George Kako, un leader chrétien "pro-Kurdistan" (un chrétien qu'on appelle Sheikh et Kako, celui là on est SÛR qu'il est ne vient pas du sud arabe...) raisonne comme un paysan madré, en confirmant à HRW : " Je souhaite que la région reste disputée cent ans car nous continuerons à recevoir des fonds des deux côtés. Laissons-les nous entretenir."

Il est intéressant –ou significatif – que HRW n'ait pas relevé "les deux côtés" de ces propos en demandant quel était l'autre parrain. De façon générale, les "représentants des minorités" interrogés viennent des factions anti-Kurdistan, que ce soit les Shabaks, les chrétiens, les yézidis. On aurait quand même pu équilibrer les dires en présentant les points de vue divergents, mais ce n'est jamais le cas. Les leaders hostiles au GRK "représentent" toute leur communauté, les leaders pro-Kurdistanî sont quasi-absents du rapport ou confondus avec "les Kurdes"

Il est dit ainsi que "les Kurdes" soutiennent le centre culturel Lalesh, et paient les employés, centre qui a des branches dans la plupart des villes kurdes (toujours sans distinguer la Région et les territoires extérieurs). Il aurait été judicieux de préciser que le siège en est à Duhok et que cette politique des minorités n'est pas seulement destinée aux territoires revendiqués, c'est celle que le GRK applique dans la Région (le clientélisme aussi et pas seulement envers les minorités). Et que par ailleurs les dirigeants de ces centres sont des notables politiques, parfois députés, de la Région du Kurdistan. Il est d'ailleurs étonnant qu'ils ne soit jamais fait mention de Mîr Tahsin Beg, qui est quand même le chef, en principe spirituel et politique des Yézidis, et qui n'est pas dur à trouver à Sheikhan. Il aurait été intéressant de l'entendre à ce sujet.

Vient un point sur lequel vont se planter royalement les rapporteurs de HRW, c'est la question des ethnies. Tout commence par un propos de Qusay Abbass, le seul élu shabak au Conseil provincial de Ninive (les autres boycottent, s'ils font partie de la liste Fraternité, ou n'ont pas eu de siège), qui accusent les Kurdes de vouloir les "kurdifier" comme les Arabes ont voulu les arabiser auparavant. Tout comme les partis yézidis "indépendants" c'est-à-dire anti-GRK, qui se plaignent d'être marginalisés en étant écartés de la manne financière du GRK. À vrai dire, je ne vois pas trop comment le GRK aurait le devoir de financer des partis adverses ou pro-"on reste dans l'Irak"...

La question est plus pertinente concernant l'administration et la sécurité assurées par les milices locales. Étant financées par le GRK, il est évident que ce n'est pas une force neutre. Karim Sinjari souligne que les Peshmergas sont dans la Région depuis 2004 à la demande des USA et de l'Irak du temps où Mossoul-Ninive ressemblait à Falloujah. Le fait est que la "protection" kurde a sécurisé les lieux, même si ce n'est pas autant que dans la Région du Kurdistan (mais on ne peut demander aux Peshmergas de moins contrôler Ninive et en même temps d'assurer la sécurité quasi-totale qu'il y a dans les provinces de Duhouk, Erbil et Suleïmanieh, c'est pourtant ce qu'on va leur reprocher plus loins).

Karim Sinjari affirme que les gens qui vivent dans les territoires revendiqués souhaitent le rattachement au GRK. Bassem Bello, maire chrétien de la ville mixte de Tell Kaif (mi-chrétiens mi-arabes sunnites), voit les forces kurdes comme "illégales". À ce stade, on se dit que vivement un référendum qui éclaircirait les positions des uns et des autres, mais on peut l'attendre encore longtemps...

Vient ensuite les plaintes concernant les Peshmergas et les Asayish.

(à suivre)

samedi, novembre 21, 2009

TV, radio : Yol, les rois du désert, Zeugma, chrétiens d'Irak, Oleg Grabar, génocide arménien, Orhan Pamuk, Lucette Valensi, Ibn Khaldûn

TV :


Mardi 24 novembre sur Cinécinéma Club à 22h30 : Yol, de Yilmaz Güney et Serif Gören.










Vendredi 27 novembre à 20h40 sur Planète Doc : Les Rois du désert, documentaire de Diego Buñuel (France, 2003), dans le cadre de la semaine "20 ans de l'agence Capa".

à 20h35 sur Histoire : Les derniers jours de Zeugma, documentaire de Thierry Ragobert (France-Belgique, 2000).

Radio :


Samedi 21 novembre à 16h45 sur Fréquence protestante : Les chrétiens d'Irak, d'Istanbul à Bagdad, avec Sébastien de Courtois (EPHE). Par C. Boulanger.


à 22h11 sur France Culture : Oleg Grabar, historien d'art, spécialiste de l'art islamique, correspondant étranger de l'Académie des inscriptions et Belles-Lettres. Affinités électives, Francesca Isidori.

Dimanche 22 novembre à 6h00 et 22h11 : Le génocide arménien, avec Ahmet Insel, économiste et Michel Maria, philosophe. Cultures d'Islam, A. Meddeb.

à 14h05 sur France Inter : Orhan Pamuk. Cosmopolitaine ; P. Jacques.

Du Lundi 23 au jeudi 26 à 20h00 : Lucette Valensi, historienne spécialiste de l'Islam méditerranéen ; À Voix nue, V. Beaumont :

- Lundi : De l'orientalisme à l'anthropologie du monde musulman;
- Mardi : Écrire l'histoire de l'Afrique du nord;
- Mercredi : L'historienne et la définition des espaces de recherche;
- Jeudi : Les itinéraires de la mémoire;
- Vendredi : Lucette Chemla, la céramique et le TGM (Tunis-Goulette-Marsa).

Jeudi 26 à 13h30 sur RCF : Ibn Khaldûn, le grand historien de l'Islam, avec Gabriel Martinez-Gros, historien du Moyen-Âge arabe, par M-F. Tinel.

vendredi, novembre 20, 2009

De l'amour et des amants




Lausanne, musée cantonal des Beaux Arts
C'est cette conjonction qui explique en tout cas le charme étrange duTawq, ce livre d'amour fils d'une guerre civile. Pourquoi lui avoir choisi le thème de l'amour en effet si, comme je le laisse entendre, les malheurs de la Communauté l'ont inspiré ? Ibn Hazm répond dès les premiers chapitres. L'amour y est d'abord défini comme une fitna, une sédition, une guerre civile. Aimer, c'est choisir, contre tous les autres, un seul qu'on en distingue, et qui vous en distingue par l'amour même qu'on lui porte ; c'est donner, quand il est en cause, un sens singulier aux gestes, aux signes et aux mots que les hommes ont ordinaire en commun. L'amant est un étranger au pays du partage, un barbare travesti dans la cité, toujours sourdement hostile à ses usages et à ses lois.
Gabriel Martinez-Gros, Introduction à De l'Amour et des amants, Ibn Hazm
Ah, que l'on est loin des tièdes philia et agapè chrétiennes ! Même le pape, qui essaie pourtant de réhabiliter l'Éros dans son encyclique sur l'amour s'obstine à le circonscrire – avec une grande mauvaise foi car il n'est pas idiot –à la sensualité, à la jouissance possessive. L'amour qui est fitna, sélection, exclusion, sédition, guerre civile, ça a tout de même une autre allure que ce programme de bon père, bon époux, bon paroissien, garant de la paix sociale...

Et pourtant, celui qui disait :

Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix mais l'épée ; car je suis venu séparer l'homme d'avec son père, la fille d'avec sa mère, et la belle-fille d'avec sa belle-mère ; et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. (Matthieu 10, 34-36)

"Croyez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous assure, mais au contraire, la division ; car désormais s'il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes contre les autres ; trois contre deux, et deux contre trois ; le père sera en division avec son fils et le fils avec le père ; la mère avec la fille, et la fille avec la mère ; la belle-mère avec la belle-fille, et la belle-fille avec la belle-mère." (Luc, 12, 49-53)
... ne réclamait pas non plus un amour équitable et bienséant – Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi – finalement, de quel amour parlait-il ?

Sur l'étrange destin des Omeyyades, si honnis des chiites, lignée imamicide, hypocrites, infidèles, auxquels Ibn Hazm voue un étrange et fidèle amour. Du sang du Prophète, de la langue du Prophète, tueurs de sa lignée, même pas ouvertement comme les juifs parents du Christ, non pis : Musulmans suspects, dissolus, séditieux, un califat exilé de La Mecque et de Médine comme les juifs de Jérusalem, califat occidental (au sens où Occident s'entend comme terre d'exil et de déreliction par les Ishraqî), un anti-califat, au fond, comme il y eut les anti-papes. Après les juifs errants, les Qoraychis errants...

Il faut avoir, comme Ibn Hazm – et nombre de ses contemporains, sans doute, les poèmes du Tawq en font foi – l'esprit rompu aux virtuosités de la métaphore et de l'analogie, pour en déduire la suite : l'amour, ce sont les Omeyyades. Ce n'est plus de l'amour qu'on leur voue qu'il est question ici, mais de cette évidence : il n'est pas de meilleure traduction historique de l'amour, dans la double définition que nous en avons donnée – à la fois dissidence et mémoire –, que l'aventure omeyyade. De mémoire, il n'en est pas plus longue dans l'Islam. Leur règne traversait les quatre siècles d'existence que comptait alors la nation de Muhammad, pour toucher à l'origine : La Mecque et la Révélation. Ou plutôt, au-delà même de cette origine, leur nom réveille le souvenir obscur, et presque obsédant pour le citadin de l'An Mil, de ces Bédouins d'avant l'Islam qu'il se reconnaît pour ancêtres, ignorants de la parole divine, comme longtemps les Omeyyades, et pourtant maîtres de cette langue arabe où le Coran devait se déployer ; sans souci de la Loi, mais poètes incomparables de la guerre, et de l'amour précisément. Nul thème ne pouvait mieux convenir au plus haut lignage de La Mecque, quand elle n'était pas encore le cœur interdit de l'Islam.

Mais cette patrie, les Omeyyades l'ont quittée. De siècle en siècle, leur histoire ne fut qu'errance et dissidence, Ils ont les premiers rompus avec l'Orient, et brisé l'unité, jusque-là maintenue, de la Communauté musulmane. Un siècle auparavant, en 660, c'est au prix d'une première guerre civile qu'ils s'étaient emparés du pouvoir. Mais ces épisodes sanglants ou glorieux, toujours entachés de la violence d'une fitna, ne sont que les répliques d'une autre sédition, plus grave, d'une faille plus profonde et à jamais active : le refus de la Révélation, le rejet du Prophète, l'absence des Omeyyades à Médine, dans la première cité musulmane.

C'est l'ultime ambiguïté de l'histoire omeyyade comme de l'amour. Cette rébellion ne se comprend pas sans la communauté qui la subit. La mémoire des Omeyyades est celle d'une faute originelle qui représente sans cesse la Loi qu'elle a bafouée, le Prophète qu'elle n'a pas suivi. Par ce biais coupable, la trace andalouse mène au havre dont la pensée ne peut se séparer de l'exil où les Omeyyades se sont rejetés, c'est-à-dire à l'Islam, dont ils furent de si piètres croyants, avant de porter ses armes aux extrémités de la terre. De même, c'est à l'extrémité des routes du souvenir omeyyade, dans l'extrême enfance des Arabes, quand tout paraît se dissoudre dans l'incertain du désert, que sont données les certitudes de l'Islam, qui survivront aux Omeyyades.

Gabriel Martinez-Gros, Introduction à De l'Amour et des amants, Ibn Hazm



François Boucher, 1747, Art Institute, Chicago. 

Après les insinuations du langage, quand on est déjà accepté et complice, viennent les indications du regard. Ils tiennent, dans le code de l'amour, un rôle admirable, et réalisant d'étonnantes prouesses. On peut s'y rompre ou s'y unir, y promettre ou s'y menacer, y saisir au collet ou y apaiser, ordonner ou interdire, y conclure des engagements, y alerter contre l'œil hostile, y éclater de rire ou y pleurer de tristesse, poser des questions et y répondre, y défendre et y accorder. Chacune de ces significations correspond à une disposition du regard qu'aucune définition ne circonscrit, aucune image, aucune description, ou très mal. Il faut voir pour savoir. De ce code, je ne donnerai donc ici qu'une idée sommaire.

Un coup d'œil en coin, une seule fois, veut dire "non" ; un battement de paupière, "j'accepte" ; prolonger le regard, "je souffre", "je suis malheureux". Fermer les yeux un instant se lit "joie". Montrer du doigt ses paupières indique la menace ; tourner la pupille dans une direction, puis la ramener rapidement met en garde contre ce qu'on aura ainsi désigné ; deux prunelles voilées au coin de l'œil interrogent ; ramener la pupille vers le coin inférieur témoigne d'une opposition ; tonner des deux prunelles, du milieu de l'œil veut dire "interdiction absolue", etc. Mais pour bien comprendre, il faut que l'œil soit présent.

Sache que l'œil supplée aux messages, qu'il fait saisir les intentions. Les quatre autres sens sont les portes du cœur et les percées de l'âme. L'œil en est le guide le plus sûr pour le chemin le plus long, celui dont le travail mérite toute confiance. C'est l'éclaireur sincère de l'âme, celui qui la conduit droit au but, son miroir poli où se reflètent les réalités, où elle saisit les essences et comprend le sensible. On a dit : "Aucun enseignement ne remplace ce qu'on voit."


Rien n'est pire chez les humains que la délation, c'est-à-dire la calomnie. C'est un trait qui dénonce une constitution fétide, une branche pourrie, un naturel putride, une éducation prostituée. Le calomniateur est nécessairement un menteur, puisque la calomnie est une branche du mensonge, une de ses espèces, et je n'ai jamais une seule fois aimé un menteur. Je pardonne, chez un ami, toutes les tares, mêmes graves, et je le remets entre les mains de son Créateur Tout-Puissant. Je jette le voile sur ce qui en apparaît dans son caractère, sauf quand je sais qu'il ment. Ce mensonge, pour moi, ternit tous ses mérites, lui retire toutes ses supériorités, et chasse tout ce qui vaut en lui. Je n'en espère plus, par principe, aucun bien. De toute faute, en effet, on peut se repentir, et sur tout vice jeter le voile et le rachat. Pas sur le mensonge. Il n'y a pas moyen de revenir sur un mensonge, ni de le cacher, par définition. Je n'ai jamais connu, et je ne sais pas qu'on ait jamais connu, un menteur qui ait abandonné le mensonge sans jamais y retomber. Je n'ai jamais rompu le premier avec une de mes relations, sauf quand il m'apparaissait qu'elle mentait. À partir de là, c'est moi qui vise à l'éviter, qui m'attache à m'en défaire. C'est une faille secrète que je n'ai jamais vu chez quiconque n'était pas aussi soupçonné de méchanceté dans l'âme, ou montré du doigt pour quelque difformité monstrueuse de ses fibres intimes. Que Dieu nous préserve de Son abandon. 

L'union est un des visages de l'amour. C'est une fortune illustre et une halte ombreuse, un cercle bienheureux et une aurore joyeuse ; c'est la vie soudain neuve, l'éclat du quotidien, c'est le bonheur sans fin et une grâce immense, que Dieu nous donne. Si ce bas monde n'était une demeure d'emprunt, d'épreuves et d'incertitude, et le Paradis seul havre des récompenses que le haïssable me menace plus, je dirais que l'union avec l'aimé connaît cette même pureté sans trouble, cette jubilation sans mélange et sans tristesse, cet achèvement du désir et ces espérances comblées. J'ai fait l'expérience de tous les plaisirs, j'ai saisi toutes les fortunes, où qu'elles mènent. Ni les faveurs du pouvoir, ni les avantages de l'argent, ni même être quelque chose quand on était rien, ni le retour après l'absence, ni le salut après la peur et l'exil loin du puits de son clan, rien n'égale dans une âme l'union amoureuse, surtout quand elle est si longtemps empêchée que le feu prend, que la flamme monte et que l'espérance s'embrase. Une prairie qui s'illumine après la pluie, l'aurore d'une fleur quand les nuages nomades lèvent leur camp nocturne dans la douceur du matin, le murmure des eaux qui percent les mille couleurs des parterres, la grâce des blanches citadelles qui assiègent de verts jardins ; non, rien ne dépasse l'union avec un aimé dont la nature satisfait, dont le caractère plaît, dont les traits rivalisent avec la beauté. L'éloquence renonce à l'imiter, la clarté du discours y tourne court. 

J'ai foulé le tapis des califes, j'ai siégé au conseil des rois. Je n'y ai jamais rien constaté qui approche la crainte révérencieuse que l'amant montre à son aimé. J'ai vu les vainqueurs tenir à leur merci la vie d'un chef ennemi, j'ai vu gouverner les ministres, j'ai partagé l'heureuse outrecuidance de ceux qui dirigent l'État ; mais je n'ai jamais observé d'exultation plus intense, de joie plus rayonnante que celle d'un amant certain du cœur de son aimé, assuré du penchant qu'on a pour lui et de l'affection qu'on lui porte. J'étais là quand on faisait paraître en présence des souverains des gens qui avaient à se disculper. J'ai eu en face de moi des hommes accusés d'avoir partagé les pires crimes avec des rebelles et des tyrans. Mais je n'ai rien vu de plus humble qu'un amant interdit devant celui qu'il aime avec égarement, quand il est irrité, aveuglé par la colère et submergé par l'injustice.

J'ai éprouvé les deux situations. Dans la première, j'étais plus tranchant que le fer, plus acéré que l'épée, incapable de m'abaisser, dédaigneux de me soumettre. Dans la seconde, j'étais plus humble qu'une vieille harde, plus souple que le coton. Je me hâtais de m'humilier dans l'espoir d'un profit, et je ne manquais pas une occasion de marquer ma soumission pour y trouver davantage. Ma langue se déliait, je sondais l'obscure subtilité des mots pour m'expliquer plus clairement. Je multipliais les tons et les genres. J'allais en un mot à la rencontre de toyt ce qui pouvait me faire agréer.

Les accusations injustes sont une des faces de l'éloignement, Elles viennent au début et à la fin de l'amour ; au début, comme signe d'un amour vrai ; à la fin comme signe d'une tiédeur qui annonce déjà les lointains de l'oubli. 



Le premier degré de la fidélité, c'est d'être fidèle à qui vous est fidèle. C'est un devoir, une loi qui s'impose à l'amant comme à l'aimé. Ceux qui la violent ont la vilenie dans le sang. Il ne leur reste ni disposition, ni aspiration au bien.

(…)

Le second degré de la fidélité, c'est de la maintenir à qui vous trahit. C'est le fait des amants, et non des aimés, dont ce n'est pas la manière, et que rien n'engage. Il y faut, en outre, une résolution que seuls peuvent soutenir les plus durs à la peine, les cœurs larges, les âmes libres, les vastes générosités, les citadelles de l'intelligence, les natures nobles, les intentions sans taches. Qui oppose la trahison à la trahison ne mérite pas d'être blâmé ; mais celui qui y répond comme nous le disions le surpasse de la tête et des épaules. La fin de cette fidélité, c'est de renoncer à rendre injure pour injure, d'écarter d'une main ferme tout ce qui ressemble à la guerre, en paroles ou en actes, de contenir autant qu'on peut ces violences qui déracinent l'amitié, de continuer à mettre son espoir dans l'affection et d'aspirer à en être un peu payé de retour, tant qu'un petit nuage promet une goutte de réconciliation, ou un éclair au loin, ou un grondement à peine audible… Même quand le désespoir tombe, quand la colère affermit son règne, il y a de la douceur à épargner celui qui l'a trahi, à protéger celui qui fait mal, à sauver celui qui blesse, quand le souvenir de ce qui fut oppose encore sa tendresse au ressentiment pour ce qui est. Respecter la protection qu'on a offert est une loi intangible pour l'homme intelligent. Vivre sa nostalgie, ne pas oublier ce qui n'est plus, ce dont le vrai temps est consommé, est un des signes les plus sûrs d'une vraie fidélité. C'est un très beau trait, qu'il convient de cultiver dans toutes les nuances du commerce des hommes, en toute circonstance.

(…)

Le troisième degré, c'est la fidélité absolue du désespoir, quand la mort a tout dénoué, quand elle a saisi à l'improviste. Dans cette situation, la fidélité est plus haute et plus belle que celle de la vie, quand on peut encore espérer revoir l'autre.

(…)

Sache que la fidélité incombe à l'amant, et qu'il y a plus d'obligation que l'aimé. Il y est tenu par sa condition : c'est lui qui prend l'initiative de l'attachement, lui qui s'expose à nouer le pacte, lui qui vise à raffermir la tendresse, lui qui appelle de ses vœux un commerce vrai. Il marche au premier rang dans la quête du pur amour, il se donne le premier pour but le plaisir qu'on gagne à l'amitié ; le premier il se passe le mors d'amour le plus serré qu'il peut, et la bride la plus courte. À quoi rimerait tout cela s'il se refusait à y ajouter la touche finale ? Qui lui dit de susciter la tendresse, s'il néglige d'y mettre le sceau de la fidélité à celui qu'il désire ?
L'aimé, lui, n'est qu'un pôle qui attire, une direction du désir, qui choisit de l'agréer ou de le négliger. S'il l'accepte, il comble l'espérance. S'il se refuse, il n'est pas juste de l'en blâmer. Se proposer l'union, insister pour l'obtenir, travailler à accorder les caractères, à étendre la complicité au temps de l'absence comme à celui de la présence, de fidélité dans tout cela, point. Car c'est sa propre fortune qu'on cherche, c'est à sa propre joie qu'on s'efforce, c'est pour soi qu'on ramasse ce bois. L'amour appelle sur ses traces, et pousse en avant qu'on le veuille ou non. En vérité, on ne peut se louer d'être fidèle quand on est incapable de ne pas l'être. 

Ibn Hazm, De l'Amour et des amants, trad. Gabriel Martinez-Gros 

La maîtrise du désir charnel




m. XVIº s, Khosrow et Shirin

À l'opposé d'Ibn Hazm, Ibn 'Arabî et tant d'autres, on a les positions d'Abû Hamid Ghazalî sur l'amour, très pauliniennes : "mieux vaut s'abstenir mais mieux vaut se marier (au moins pour les murîds) que brûler. Ce qui fait que, au fond, tout à fait logiquement, pour ce wanabee soufi, il y a pire que la fornication qui vous ravale au rang des animaux. Il y a le 'ishq, l'Éros, la passion, qui fait de vous pis qu'animal, puisqu'il ne laisse même pas le loisir de s'apaiser par l'assouvissement de l'âme charnelle. Son horreur en est comique : l'amour est un vice contre nature.

La deuxième chose, c'est que ce désir peut aboutir, avec quelque égarement, à la passion amoureuse ('ishq), qui constitue une ignorance totale des fins normales du coït. Cela dépasse, en bestialité, les bornes des animaux. En effet l'amoureux ne se contente pas de rechercher la jouissance sexuelle qui est le plus vil des appétits et qui mérite le plus qu'on en ait honte ; il est persuadé que cet appétit ne saurait être satisfait que par un unique objet, alors que l'animal satisfait son appétit là où cela se trouve et il s'en contente, tandis que l'amoureux ne se satisfait que d'une personne déterminée au point qu'il soumet son intelligence au service de son désir. C'est la maladie des cœurs vides qui n'ont aucun souci. Il faut se préserver de ses premières manifestations uniquement en évitant de regarder et de penser à plusieurs reprises (à la même personne). Sinon, ce mal s'installe fermement, et il devient difficile de s'en défaire.


Pour Ghazalî, voici les critères de choix d'un mariage équilibré :

Il faut que la femme soit inférieure à l'homme dans quatre choses, sinon elle le méprise :
- l'âge,
- la taille,
- l'argent,
- et l'illustration [sans doute la position sociale]

Mais il faut qu'elle lui soit supérieure en quatre choses :

- la beauté,
- l'éducation,
- la crainte de Dieu
- et les bonnes mœurs.

En bref, l'époux idéal est de bonne taille, pas trop beau, a du bien, est de bonne famille, pas trop jeune, et pas trop instruit. La femme idéale est belle, instruite, pieuse et chaste. On comprend pourquoi les philosophes et les soufis jugeaient que la femme était plus apte à la voie spirituelle. Les murshids avaient moins de boulot avec les murîds féminins.

Abû Hamid al-Ghazalî, La Maîtrise de l'amour charnel.

"Kermanshan est notre ville, nous ne la céderons à personne"

16 novembre, Université de Téhéran. Hommage et protestation des étudiants kurdes après la pendaison de Ehsan Fattahiyan. Discours et slogans :

Le Kurdistan sera une tombe pour ses ennemis (ou pour les fascistes) ;

le Kurdistan est prêt pour la résistance ;

Non aux prisons, fédéralisme en Iran !

Terreur, exécution, torture, c'est la justice islamique !

Kermanshan est notre ville, nous le la céderons à personne ;

Tant que les Kurdes vivront, le Kurdistan continuera d'exister ;

Vive le Kurdistan, mort aux terroristes !

Donnez-nous la liberté ou la mort !

Libérez tous les prisonniers politiques.







On le voit, ceux-là, à ce moment-là, sont loin de la "Révolution verte". C'est une autre partie qui se joue, et qui remonte à bien plus loin.

Depuis, selon le blog du PDK-Iran à Londre, 5 des étudiants ont été arrêtés. Il s'agit de :

Leila Mohammedi
Pekhshan Azizi
Sirwe Weisi
Ahmed Ismaili
Amanj Heydari.

Par ailleurs sur le même blog il est indiqué qu'une quarantaine de prisonniers politiques kurdes sont en grève de la faim.

jeudi, novembre 19, 2009

Les Kurdes et la Grande Peste


En ces temps d'épidémie, un petit flash back pour se remettre dans l'ambiance... Les horreurs de la Peste noire qui tua sans doute un tiers de la population au Moyen-Orient et un tiers de l'Europe. Apparue en 1347 en Égypte, la France la vit passer entre 1351-1355, l'Angleterre dans les années 1360. On voit que la maladie a eu le temps de tourner.


D'Asie centrale, de l'Iran, du Kurdistan, il semble que ce soit les campements mongols et les soldats qui n'aient pas qu'un peu aidé à sa propagation. L'Empire mongol était une des premières tentatives de mondialisation des échanges et du pouvoir. On en a vu vite les effets nocifs...

« C’est alors qu’éclata une épidémie de peste comme on n’en avait encore jamais vu depuis l’Islam. Elle s’introduisit en Égypte à la fin de la saison où les prairies verdissent, donc pendant l’automne au cours de l’année 748 (1347). Elle s’infiltra dans l’ensemble du pays dès le début de Muharram 749 (avril 1348) et atteignit son maximum en Égypte durant les mois de Sha’bân, Ramadân et Shawwâl (de novembre 48 à janvier 49).
La mortalité journalière au Caire et au Vieux-Caire fut de dix, quinze et même vingt mille personnes. Les civières et les banquettes destinées au lavage des corps furent fabriquées gratuitement. D’ailleurs on transportait les morts, la plupart du temps, sur de simples planches, sur des échelles, sur des battants de porte : on creusait des fosses dans lesquelles on jetait trente, quarante cadavres, ou même davantage. L’individu atteint de la peste crachait le sang, poussait des hurlements et mourait. La famine se faisait également sentir dans tout l’univers.


Cette épidémie était sans précédent, en ce sens qu’elle n’affecta pas spécialement une région à l’exclusion d’une autre, mais qu’elle s’étendit à toutes les parties de la terre, à l’Orient comme à l’Occident, au Nord comme au Sud ; en outre elle engloba non seulement toute l’espèce humaine, mais aussi les poissons dans la mer, les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages.
Elle prit naissance au pays du grand Khan, dans le premier climat, à six mois de marche de Tebriz, contrée habitée par les Hitai et les Mongols, qui adorent le Feu, le Soleil et la Lune, et qui sont subdivisés en plus de trois cent tribus. Tous périrent sans raison apparente, dans leurs campements d’hiver ou d’été, dans les pâturages ou au cours de leurs randonnées à cheval ; leurs montures périrent aussi, et les cadavres des bêtes et des gens étaient abandonnés sur place. Cette catastrophe s’est produite en l’année 742 (1341) selon les informations en provenance du pays d’Uzbek.
Le vent transmit la puanteur de ces cadavres à travers le monde : lorsque ce souffle empoisonné s’appesantissait sur une cité, un campement, une région quelconque, il frappait de mort à l’instant même hommes et bêtes. Les soldats de l’armée du grand Khan périrent en nombre considérable, que Dieu seul connut. Le grand Khan lui même et ses six enfants moururent également, et personne ne subsista pour assurer le gouvernement.

La contagion gagna toutes les régions de l’Orient, le royaume d’Uzbek, les parages d’Istanbul et de Césarée de Cappadoce, pénétra à Antioche, où toute la population disparut….

C’est ainsi que la population des montagnes de Qaramân et de Césarée fut presqu’entièrement anéantie, en même temps que les bêtes de charge et le bétail. De peur d’être victimes de cette calamité, les Kurdes se lancèrent dans l’émigration, puis, rencontrant partout des cadavres, ils revinrent à leur point de départ et succombèrent tous….

Des pluies torrentielles, comme on n’en avait jamais signalées, étaient tombées à une époque inaccoutumée dans le pays des Hitai. Les bêtes de trait et le bétail souffrirent et périrent sans exception, puis ce fut le tour des humains, des oiseaux et des bêtes sauvages, et la région des Hitai devint déserte. En trois mois, seize princes moururent. La Chine fut presque complètement dépeuplée. L’Inde subit aussi ce fléau, mais dans des proportions moindres que la Chine.
Ce fut ensuite le tour de Bagdad. L’homme se découvrait soudain un gros abcès au visage : à peine y portait-il la main qu’il mourait subitement….

A Damas la maladie se manifesta de la façon suivante : un petit bouton poussait derrière l’oreille, qui suppurait rapidement, puis c’était un bubon sous l’aisselle, et la mort survenait très vite. On nota aussi la présence d’une tumeur qui causa une sérieuse mortalité. Quelque temps plus tard, ce furent des crachements de sang, et la population était terrifiée de la multitude des décès : le maximum de survie après les crachements de sang était de cinquante heures. La mortalité journalière à Alep fut de cinq cent personnes. A Gaza, du 2 Muharram au 4 Safar (un mois) selon le rapport du gouverneur de la province, plus de vingt deux mille personnes décédèrent et les marchés furent fermés.
Cette mortalité gagna les terrains de culture de la banlieue de Gaza. C’était la fin des labours : on trouvait certains hommes morts tenant en main leur charrue ; d’autres étaient tombés le poing fermé sur des semences. Les bestiaux furent frappés : on narra l’incident d’un paysan qui avait emmené vingt bœufs pour travailler dans son champ : ils moururent l’un après l’autre ; l’homme les vit tomber et rentra à Gaza, d’où il partit pour le Caire.
A Qatyâ les cadavres étaient épars sous les palmiers et devant les boutiques : il ne resta plus que le préfet, deux de ses domestiques et une vieille servante. Ce préfet démissionna et le vizir le remplaça par Mubarak, majordome de Tukhjy.

Dans tout le Delta, les corps gisaient sur les chemins, car on ne trouvait personne pour les enterrer. A Mahalla, la mortalité fut si forte que le préfet ne recevait plus de plaignants, et le cadi requis pour une signature destinée à la validation d’un testament ne pouvait se procurer de témoins qu’au prix d’énormes difficultés, par suite de leur nombre infime. Les hôtelleries n’étaient plus gardées.
L’épidémie s’étendit à toute la campagne au point que presque tous les fellahs moururent. On ne pouvait trouver personne pour faire rentrer les cultures. Les riches se dégoutèrent de leur fortune et la distribuèrent aux pauvres…
Dans la Buhayra, les barques contenaient leurs équipages de pêcheurs morts, ayant en main des filets remplis de poissons morts : les poissons étaient couverts de boutons.

Au Caire et au Vieux Caire, la peste atteignit d’abord les femmes et les enfants, puis les vendeurs, et le nombre de décès devient très grand. Le Sultan partit pour Syriaqûs et y demeura du 1er au 20 Rajab. Au début la mortalité journalière fut de trois cent personnes pour dépasser, à la fin de Rajab, le chiffre de trois mille….
La peste augmenta par la suite au point qu’il fut impossible de dénombrer les morts. A la fin de Ramadan, le sultan revint de Siryâqûs. En Shawwâl, apparurent de nouveaux symptômes qui consistaient en crachements de sang. Le malade ressentait une fièvre intérieure, suivie d’une envie incoercible de vomir, puis il crachait le sang et mourait. Personne n’avait le temps de consulter les médecins ni de prendre des potions ou des médicaments, tant la mort survenait brusquement. Au milieu de Shawwâl, les cadavres s’amoncelaient dans les rues et les marchés ; on finit par désigner des équipes pour procéder aux inhumations et de pieuses personnes se tenaient en permanence dans les divers lieux de prière du Caire et du Vieux Caire pour réciter les oraisons funèbres. Cette épidémie dépassa les bornes de l’entendement et il fut impossible de dresser une statistique. Presque toute la garde royale disparut et les casernes de la Citadelle furent vidées de leurs effectifs.
 Au début de Dû l-qa’da (21 janvier) le Caire était devenu un désert abandonné, et l’on ne voyait aucun passant dans les rues : un homme pouvait aller de Bab Zuwayla à Bab al Nasr sans rencontrer âme qui vive. Les morts étaient trop nombreux et tout le monde ne pensait qu’à eux. Les décombres s’entassaient dans les rues. Les gens circulaient avec des visages inquiets. De partout on entendait des lamentations
…


On effectua le dénombrement des personnes pour lesquelles on avait récité les prières des funérailles dans les oratoires des faubourgs hors de Bab al Nasr, de Bab Zuwayla, de la Porte brûlée, de l’esplanade de la Citadelle, à l’oratoire du Tueur de Lions en face de la mosquée de Qaswûn : en deux jours, on compta treize mille huit cents décès, sans y adjoindre ceux qui périrent dans les marchés, dans les propriétés non bâties, à l’extérieur de la porte du Fleuve, ceux qui furent abandonnés dans les boutiques, ou dans les quartiers de Hussayniyya et de la mosquée d’Ibn Tulûn…
Suivant une autre estimation, il y eut vingt mille décès en une seule journée. La statistique des funérailles au Caire, durant les mois de Sha’bân et de Ramadan (novembre et décembre), donna le chiffre de neuf cent mille ! »

Ibn Tagrîbirdî, La Grande Peste (historien mamelouk né en 812/1409, s’appuie sur des témoignages, et poursuit l’histoire d’Egypte).
Traduction de G. Wiet in Etudes d’Orientalisme dédiées à la mémoire de Levi-Provençal, Maisonneuve et Larose, Paris, 1962.

Il n'est pas précisé d'où ces Kurdes émigrèrent pour fuir la peste et d'où ils s'en retournèrent, pour finalement mourir. Comme l'historien vient tout juste de mentionner l'Anatolie centrale, Kahraman, Kayserî, il est possible que ce soit le Diyar Bakr, ou même plus à l'ouest, puisqu'ils s'étaient avancés sous la poussée mongole.

Rappelons aussi, pour les amateurs de frissons médiévaux, que madame Xenopsylla Cheopis, est une des puces agentes de la Peste noire qui existe toujours dans un de ses "réservoirs naturels" du Kurdistan... On comprend dès lors que des populations de nomades avec leurs troupeaux, soient de très bons passeurs de l'épidémie, tout en en étant bien sûr les victimes privilégiées.

Concert de soutien à l'Institut kurde