jeudi, juin 18, 2009

Les chrétiens de la citadelle d'Arbil (1) : origine et installation de la garnison des qayadjiyé

La Citadelle d'Arbil, tenue longtemps par les Turcs apparentés aux Zangides, comme Muzaffer Gökburî (également beau-frère de Saladin) fut prise par les Mongols en 1258, après six mois de siège. Les garnisons alors devaient en être turques et kurdes, peut-être aussi arabes, en tout cas probablement musulmanes en majorité. Il n'empêche que la population chrétienne (et juive) y était importante et sous les Mongols, la composition de la garnison semble avoir changé. Le pouvoir ilkhanide d'alors favorisait plus les chrétiens que les musulmans, d'une part parce que beaucoup de Mongols étaient chrétiens ou avec des sympathies chrétiennes, d'autre part parce que c'est une constante dans l'histoire du pouvoir au Moyen-Orient de s'appuyer sur des milices de groupes minoritaires ou allogènes (les Turcs des Abbassides, les Arméniens et les Noirs des Fatimides, etc.). Comme les chrétiens avaient perdu sous la loi mongole les obligations de la dhimmiya, ils étaient d'ailleurs parfaitement habilités à s'armer. D'ailleurs, la description qu'en fait le continuateur de Barhébraeus nous montre que ces chrétiens là n'étaient pas tous de paisibles citoyens : les montagnards chrétiens, appelés qayadjiyé par les Mongols, semblent être les ancêtres des turbulentes et combatives tribus nestoriennes du Hakkarî. Marco Polo mentionnait déjà des Kurdes chrétiens, mais le terme kurde étant fréquemment employés pour désigner un mode de vie, semi-nomade et montagnarde, une organisation tribale, etc., cela ne donne pas à coup sûr de renseignements sur leur "ethnie" ou leur langue d'origine. Riccoldo nous présentait, lui, les Kurdes comme de terribles attaquants de moines et de monastères (mais les monastères ont toujours suscité la convoitise des brigands en raison des biens qu'ils recélaient).

Le continuateur de Bar Hebraeus nous les montre ainsi en train de terroriser de paisibles cultivateurs kurdes, comme n'importe quel chef de tribu en quête de pillage, ce qui montre bien que l'oppression de la paysannerie par les tribus n'étaient pas nécessairement l'oppression de l'islam contre les dhimmis : c'est seulement la vieille inimitié nomades/sédentaires, ces derniers servant de bétail ou de proie aux premiers. Ceci se passe au temps du roi Argun, (mort en 1291) et cela peut expliquer l'hostilité des Kurdes envers les qayadjiyé, que va relater plus tard l'Histoire de Mar Yabhallaha :

[...] parce que c'était l'hiver et que beaucoup de neige était tombée sur les cimes des montagnes où se trouvaient les Kurdes, les troupes mongoles ne purent ni les capturer ni les soumettre. C'est pourquoi ils revinrent dans la plaine, où les Kurdes étaient de pauvres ouvriers agricoles qui payaient le tribut. Les Mongols les spolièrent et les tuèrent, saccageant leurs demeures et les brûlant ainsi que les magasins de grain. Ces malheureux furent maltraités, en particulier par les montagnards qui étaient avec les Mongols, appelés qâyâciyé, parce que ceux-ci étaient chrétiens et haïssaient les musulmans. Ils infligèrent de grands dommages aux Kurdes et commirent à leur encontre des atrocités indescriptibles. Ils tuèrent les hommes sans pitié et firent prisonniers d'innombrables femmes, jeunes hommes et filles. Ils pillèrent tout ce qu'il leur fut possible d'emporter de nourriture et brûlèrent le reste. Pour cette raison, à cause de ces montagnards, les musulmans furent saisis de haine contre tous les chrétiens et dirent : "Sans ces montagnards, les Mongols, jamais, au grand jamais, n'auraient maltraité ainsi les Kurdes, parce qu'actuellement un grand nombre d'entre eux sont devenus hagaréen (musulmans), et ils ne feraient aucun mal aux musulmans, s'ils n'y étaient pas contraints par leurs officiers". Puis, l'été venu, les Mongols s'en furent, abandonnant les territoires de Mossoul et d'Arbil ; mais les Kurdes, qui étaient descendus des montagnes et s'étaient rassemblées par dizaines de milliers, vinrent dans la plaine. Alors les gens des villages se mirent à fuir devant eux et se réfugièrent dans la ville et dans les forteresses. Toute la population de la campagne d'Arbil monta dans la citadelle et, immédiatement, les Kurdes l'assiégèrent. Mais la divine providence fit obstacle à leur furieux élan, et leurs attaques contre la citadelle ne réussirent qu'en partie. Chaque fois qu'ils se regroupaient en masse pour l'attaquer, sept ou huit d'entre eux étaient tués [...] Quand les Kurdes surent que des Francs étaient arrivés à Mossoul (200 "Francs" en route vers Bagdad où ils étaient censés construire une flotte pour le khan, qui projetait d'attaquer l'Egypte) ils supposèrent qu'ils étaient venus à leur secours et pour sauver la citadelle et ils abandonnèrent le siège en s'éparpillant dans la campagne. Alors, ceux de la citadelle délivrés [du siège] des Kurdes décidèrent d'aller chercher les habitants de Bet Sayyade et de les conduire dans la forteresse afin qu'ils ne subissent pas de représailles de la part des Kurdes. Les faits qui suivirent prouvèrent que si on les avait laissés là ils n'auraient pas souffert. Ainsi donc ces montagnards, les qayadjiyé, au nombre d'environ deux cents hommes à cheval, descendirent de la citadelle et se rendirent à Bet Sayyade, sans se soucier de quiconque que d'eux-mêmes, recherchant en premier lieu leur propre avantage. Lorsqu'ils arrivèrent, ils louèrent leurs montures aux laboureurs et poursuivirent à pied. Ils avancèrent ainsi dispersés, comme un peuple sans chef, jusqu'aux approches de la cité. Alors les Kurdes qui étaient aux aguets et les attendaient les prirent par surprise et bien que peu d'entre eux fussent tués, presque tous furent faits prisonniers et leurs biens saccagés.
Barhébraeus [continuateur], Chronographie, 1987, p. 517-519).

On peut s'étonner du ton assez sévère du continuateur de Bahébraeus envers ses coreligionnaires, les qâyâdjiyé et la relative compréhension, voire sympathie, qu'il manifeste envers les Kurdes, "pauvres ouvriers agricoles" malmenés par ces brutes de montagnards. Dans le second volet de leurs aventures, où le biographe de Mar Yabhallaha détaille leur fin tragique, les mêmes commentaires sévères à leur encontre se retrouvent. Peut-être faut-il y voir, là aussi, au-delà du clivage de la religion, les chrétiens contre les musulmans et vice-versa, un autre clivage, très présent dans la mentalité intellectuelle et religieuse du Moyen-Orient médiéval : la répugnance pour la violence, les armes, la désapprobation envers les groupes nomades, bons guerriers, mais plus proches de l'animalité que de la civilisation en raison de leur tempérament combatif, qui en fait d'eux des bataillons redoutables mais aussi des "fous furieux" portés sur la férocité, comme le disait Ghazali (et Ibn Khaldûn, plus tard reprendra ce type du nomade naturellement guerrier, en présentant aussi les Kurdes et les Bédouins comme leur exemple par excellence) :

...le summum du bonheur consiste à vaincre, conquérir et tuer, ou attaquer à l'improviste, emmener des captives et faire des prisonniers. Telle était la conviction des Arabes bédouins (du paganisme) ; elle est celle aussi des peuplades kurdes et d'un grand nombre de fous furieux. Ils sont voilés par les ténèbres des tendances naturelles à la férocité, qui les dominent et qui, lorsqu'elles atteignent leurs fins, leur procurent les plus grandes voluptés. Ces hommes-là sont contents d'être au niveau des animaux féroces, et même plus bas encore.

Le "bon" musulman urbain médiéval comme le "bon" chrétien avaient horreur du sang et la guerre inter-religieuse n'était pas si bien vue de part et d'autre, l'horreur provoquée par le crime du sang versé l'emportant parfois sur le sentiment d'une guerre juste, pour la bonne cause.

De plus ces qayadjiyé sont présentés comme impulsifs et stupides, allant se jeter sans prudence dans le traquenard tendu par les Kurdes. On retrouve là encore cette notion d'animalité, qui mêle bravoure et valeur au combat à un défaut d'intelligence et de réflexion, propres à l'homme en pleine possession de ses facultés raisonneuses.

Dans le récit qui va suivre du siège et de l'anéantissement de ces qayadjiyé, on les dépeint donc avec tous les défauts des garnisons, ivrognerie, bêtise, et même impiété puisqu'un certain nombre, semble-t-il, ne prêche plus guère le christianisme...

(prochain épisode : le massacre des chrétiens d'Arbil)




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