vendredi, mai 01, 2009

Midi, Saint-Joseph, Ankawa

Dans la cour-jardin qui entoure l'église Saint-Joseph, le soleil tape. Il fait peut-être 30°c. A Erbil, à la fin d'avril, c'est déjà le début de l'été. Maintenant, presque tout le monde est sorti, les gosses jouent et courent partout, les familles se mêlent aux prêtres et aux évêques. Les gosses viennent à nouveau se faire photographier, rameutant les copains pour l'occasion, ou désignant un adulte pour qu'on lui tire le portrait. Ces petits chrétiens commencent à subir l'influence des Kurdes pour ce qui est de la photo. Déjà, je trouve les gens d'Ankawa nettement plus décontractés (et aimables, disons-le clairement) qu'en 2007 où ils donnaient l'impression qu'on les offensait si on les abordait en leur parlant kurde. Les enfants, eux, le parlent ou du moins le comprennent. Peut-être qu'à la longue, ces réfugiés débarqués de Bagdad, de Bassorah, ou de Mossoul, réalisent peu à peu qu'ils n'ont pas atterri dans un pays de "tueurs de chrétiens par vocation", mais que pour le moment, c'est au contraire les villes qu'ils ont fuies qui ont aiguisé pour eux le couteau du boucher. Les discours ambigus d'une certaine hiérarchie ecclésiastique, qui a toujours été conciliante avec le jeu de Bagdad, quelle qu'en soit le régime, finissent par tomber devant la réalité. Ou alors c'est l'influence de leur évêque par interim qui s'est fait sentir. Rabban disait d'ailleurs que le quartier commençait à devenir une communauté, "avec de la solidarité, de l'entraide". On verra ce qu'en fera son successeur.

Dans la cour, je tombe assez vite sur Mar Patros pendant que Roxane est très occupée à mitrailler un peu tout le monde avec ses appareils. Lui non plus ne nous avait pas vues, n'ayant pas davantage pensé à regarder en haut, dans la mezzanine. Bon, à sa décharge, il n'a jamais assisté à une messe à Saint-Joseph pendant qu'on y était, lui, et ne sait pas que ce n'est pas la première fois qu'on s'y perche. En tout cas, il a été la cause d'un des plus grands rires de ce voyage (qui en a compté beaucoup). Alors que Roxane nous avait rejoints, et que nous bavardions tous les trois dans la cour, un peu en avant de la porte qui mène de l'église à l'évêché, Patros s'interrompt soudain pour nous avertir d'un ton plein de révérence et en enfilant tant de titres à la queue leu-leu que je n'en garantis, de mémoire, ni l'ordre ni l'exactitude : "Voici Son-Excellence-Sa-Béatitude, etc.", qui sonnent comme le "Très Précieux" de Tintin au Tibet : Tournant la tête je vois s'avancer, un peu en avant de son escorte, le Patriarche, revêtu cette fois de sa tenue de cardinal, robe et chapeau rouge vif, qui lui donne comiquement l'air, vu sa petite taille et ses allures trottinantes, d'un petit chaperon rouge... Qui n'allait pas tarder à croiser le Grand Méchant Loup en la personne de l'évêque de Zakho. En effet, le Patriarche se hâte dans la direction de l'évêché avec toujours cet air mi-absent mi-inquiet qui laisse supposer qu'il est soucieux avant tout de ne pas se perdre ou d'oublier où il est censé aller. Sa Béatitude passe donc devant nous, qui étions sur son passage, et même se faufile entre Patros et moi, prétendant passer son chemin sans se faire remarquer. Du coup, Mar Patros en oublie ses manières pleines de componction et agrippe le pauvre petit vieux par la manche en aboyant un truc en araméen qui, vu le ton, devait être "Tu pourrais être poli et dire bonjour aux dames !" et hop, il le fait pivoter d'un quart de tour, si bien que Son Excellence se retrouve nez à nez avec moi, et qu'on se dévisage un peu interloqués : moi parce que je n'avais pas compris tout de suite ce que Patros reprochait à ce pauvre homme et le Patriarche parce qu'il devait être désemparé de se retrouver soudain à l'est, alors que le pilotage automatique était jusque là cap au nord. Il me tend une main d'un air incertain et apeuré. Ah, d'accord ! Je lui saisis amicalement et vigoureusement la pogne, et la secoue avec un aimable merhaba ! A ce moment-là un fidèle zélé s'interpose et ne laissant pas le temps à Sa Béatitude de récupérer sa main, s'en empare pour la lui baiser. Se retirant, le paroissien d'Ankawa laisse face à face à S.E. Emmanuel III et Roxane, qui me racontera avoir saisi dans ses yeux une lueur de panique, car il ne savait plus, finalement, s'il devait donner sa main à baiser ou à secouer. Il en a été quitte pour un second "merhaba !" Patros le remet dans la bonne direction et il retrottine, soulagé, jusqu'à disparaître du côté de l'évêché. Et Mar Patros, qui a retrouvé son air déférent, ne tarde pas à le suivre (car on commençait à distribuer les en-cas).

N'ayant guère envie de me taper leurs sandwiches étouffe-chrétiens sous le cagna, ni de faire la queue pour une canette de pepsi, je reviens vers la margelle près de la porte de l'évêché, où Roxane s'est perchée pour continuer à prendre la foule ou les gamins venant poser tour à tour. Je m'y perche à mon tour, mettant en sûreté le sac photo. Plus loin, je vois Rabban qui sort de l'église, avançant plus lentement que ses collègues en raison de tous les gens qui sont sur son chemin et à qui il taille une bavette. Soudain, il ressort son appareil qu'il tend dans notre direction. A cette distance je me demande ce qu'il espère avec son gadget-miniature mais je souris gracieusement (j'ai appris à sourire gracieusement quand on me prend en photo même si je déteste ça) en retour. Il a l'air d'être dans son mode "agneau" aujourd'hui, pas la peine de réveiller le loup qui ne dort jamais longtemps. Mais, peut-être incertain de ce que je l'avais vraiment vu, le voilà qui se met à sautiller sur place et à faire un coucou de la main, toujours avec son sourire d'ange de lumière, devant ses interlocuteurs étonnés qui n'avaient rien remarqué de l'échange muet, et se demandent ce qui lui prend. Quand il redescend sur terre (on avait déjà remarqué son côté Foudre bénie quand il est content),


il se rappelle leur existence et explique alors, avec de grands gestes en notre direction, probablement ce qu'on est, ce qu'on fait. Puis ça repapote et nous retournons, sur notre margelle, aux séances photos-portraits (Roxane) et aux bavardages anglo-kurdes (moi) avec les gamins et les chrétiens qui cherchent à s'abriter sous les 30 cm d'ombre entre le mur et les arbustes.

Quelques minutes plus tard, il déboule, bonjour, bises émues, tout ça, puis il s'enquiert de quand on est arrivée de Shaqlawa. "Ce matin à 9 heures", réponds-je (en pensant férocement en mon for intérieur mais en m'abstenant de polémiquer à voix haute : "Et ce n'est pas grâce à TON coup de fil"). Il garde son sourire ravi puis s'exclame : "Mais ne restez pas au soleil, comme ça !" Cela me fait rire, car on s'est quand même baladé plein de fois ces dernières années sous des climats plus féroces et je réplique :"Tu sais, on a l'habitude !" ce qui semble encore plus l'enchanter : "Vous avez l'habitude !" Il ressort son appareil, faisant hurler Roxane, irréductiblement photophobe en ce qui LA concerne. Mais comme elle a toujours un gros objectif en main, elle a la ressource de se planquer derrière, tandis que moi, stoïque, j'essaie de garder bonne contenance en me répétant "je veux pas voir le résultat, je veux pas le voir... Puis Rabban repart dare-dare parler à ses ouailles et Roxane me fait alors remarquer que même si on avait voulu "ne pas rester sous le soleil", elle ne voyait pas où on aurait eu de l'ombre dans la cour. Ce qui est dommage, c'est qu'elle ne lui a pas posé la question directement, et sur le coup ; ça nous aurait évité un drame, un de plus...

Car les évêques filent tous vers l'évêché, Patros a disparu on ne sait où, la foule se clairsème peu à peu, Rabban a eu soudain l'air traversé par une idée subite et repasse à toute allure, franchissant la porte et ne reparaissant plus. Et voilà encore une crise existentielle qui tombe sur l'équipe : doit-on attendre qu'il se rappelle notre existence, doit-on entrer à notre tour dans l'évêché, ou doit-on retourner dans Erbil, sans même avoir pu dire au revoir à tout le monde, ce tout le monde s'étant évaporé ? Je ne sais pas où ont filé les soutanes noires, rouge, et tout le saint frusquin après la cérémonie, mais si le Patriarche et son staff plus le synode et les trois nouveaux prêtres sont en déjeuner officiel dans l'évêché, je me vois mal faire irruption dans les lieux sans y avoir été conviée : "Euh... nan c'était juste pour dire salut !" Pourtant, c'est pas logique, je sais qu'il y a quelque chose qui bloque, à la fois dans mon cerveau et dans l'enchaînement des événements. Roxane aussi hésite, on attend un peu dans la cour, puis on se tire à notre tour, par le jardin de l'évêché au cas où. Le 4/4 blanc est là, tout semble quiet, mais on ne sait ce qui se passe à l'intérieur, et la fenêtre du bureau, toujours grillagée et voilée, ne laisse rien voir de qui l'occupe. Oh et puis merde ! Il avait qu'à s'expliquer ! Agacée, je suis Roxane et on remonte l'allée. "Bon attend", me dit-elle, on peut toujours manger un morceau dans Ankawa, au cas où il se rappellerait subitement notre existence et donnerait un coup de fil (genre un miracle) on sera pas loin." Je dois dire que passant devant la porte, j'ai balancé. un quart de seconde à faire demi-tour. Allez quoi, il s'agissait juste d'aller vérifier un soupçon... Et pour finir, ce n'est même pas un amour-propre idiot qui l'a emporté, mais une réticence bien plus funeste et persistante, qui alimentera un mois plus tard, la morale d'une leçon que je me prendrai en pleine tête.

Dans Ankawa, tout est fermé, bien que l'on soit vendredi et non dimanche (pourtant, dans un quartier chrétien, hein) mais Ankawa c'est souvent toujours un peu mort. On échoue dans une boutique de baklava, et puis comme on n'a rien d'autre à faire et que Roxane brûle d'envie de voir ses photos, on repart au Shireen Palace. Au visionnage des clichés, pris de loin au téléobjectif et qui se révèle maintenant en pleine taille, on passe un bon moment soit à s'extasier, soit à se poiler de rire, car il y a des clichés croquignolets (et inmontrables rêvez pas !).

1 commentaire:

  1. Anonyme1:51 PM

    excellent cet article, vraiment trop drôle, j'imagine les scènes

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