jeudi, mai 07, 2009

Barzan-le Mont Shirine


La voiture devait nous prendre à l'hôtel à 11 heures. Naturellement, à 11 heures, coup de fil pour nous annoncer que euh "on vient à midi". Une demi-journée pour le circuit ça va être serré. mMis l'habitude de travailler sous état d'urgence en Turquie a fait, cependant, que nous avons développé deux capacités qui nous collent à la peau en voyage :

1/ l'aptitude à boucler les sacs et vider une chambre d'hôtel en 5 minutes chrono, soit parce que la Turkish Polis avait, pouvait, aurait dû décidé-er de nous expulser, soit parce qu'il fallait être prête à anticiper une expulsion, ou bien filer dare-dare avant que les pandores se réveillent pour cause de mouchardage du taulier ; d'où l'inefficacité totale (et qui nous faisait ricaner) des ronchonneries prématurées de Rabban, toujours prêt à parier à tort que puisqu'il nous annonce qu'on lève le camp dans 3 minutes, naturellement nous le mettrons en retard...

2/ la capacité à bosser très vite sur un lieu intéressant à repérer, étudier, photographier, que ce soit Harput, Hasankeyf, Dersim, avant que les gendarmes ou la police décident de même de nous en faire partir. En ce qui concerne cette excursion amputée d'une demi-journée, c'est la deuxième aptitude qui va nous être utile.

La voiture, M.A et son comparse-chauffeur sont bien là à midi. On file vite du côté de Salahaddin et puis Bekhma. Mais avant, sur la route, il nous est déjà proposé de déjeuner. Nan mais ça va pas ? Vu le peu d'heures qu'il nous reste, les perdre à table ? Toute l'après-midi se passera donc en coups de fils reçus et donnés par M.A, qui va également passer son temps à refuser les invitations à déjeuner, dès que les correspondants apprennent que deux touristes françaises se promènent dans le coin. Sur la fin, je soupçonne fort M.A de faire exprès de téléphoner à des gens qui habitent sur la route, car lui ne dirait pas non à une halte-repas.

On décline avec fermeté, ce qui ne va pas les empêcher de s'arrêter pour acheter des gâteaux secs, des figues, des amandes, des cocas. Bon, ok, on a faim et on grignote en chemin. D'autant plus que le chauffeur, dans les lacets de montagne, va nous faire regretter Rabban et sa conduite qui ne tourne en rien l'estomac. Celui-ci est moins bon, et on commence à le sentir un peu. En fait, maintenant qu'il n'e va plus avoir plus qu'un seul diocèse, le matran d'Amedî aura plein de temps libre et on se dit qu'on devrait le prendre comme chauffeur attitré et l'emmener partout avec nous au lieu de le laisser vadrouiller inutilement de son côté (C'est une blague, Monseigneur, pas taper... ).

A peine reparti, le téléphone de M.A resonne et il nous dit qu'il a en ligne un sheikh de Barzan, qui roule juste un peu devant nous. Qui nous invite à manger (pour changer). A la station service, il gare sa camionnette près de notre 4/4 et on descend se saluer. Un vrai Barzani, en turban rouge, les yeux bleus, les cheveux blancs, parlant un très bon anglais en plus du kurde, anglais qu'il a appris dans son exil iranien. Et avec ça, très renseigné : d'emblée, nous reproche de ne pas avoir été le voir à Barzan, la dernière fois, enfin de ne pas nous être rendues à la municipalité où il exerce ses fonctions.

"Oui, bien sûr, vous avez été voir les tombes ! Je vois qu'il n'y a que les morts qui vous intéressent ! Et les vivants, alors ?" Décidément, le culte à satiété des figures historiques ne semble pas plus répandu dans la tribu qu'au sein du PDK . Les Barzani commencent à me plaire beaucoup avec leur esprit nonchalant et leur attitude pas du tout au garde-à-vous devant le défunt grand homme, indépendamment du culte officiellement pratiqué par le Gouvernement ; ça nous change des Turcs et de leur éternel héros, persuadés que le monde a cessé de tourner depuis novembre 1938.

Naturellement le sheikh relance son invitation à déjeuner, et, histoire de bien s'assurer qu'on ne filera pas, demande, toujours avec le même aplomb, laquelle des deux monte dans sa voiture ! Ben oui, une otage, c'est pratique pour s'assurer que tout le monde suit... On refuse le plus aimablement possible en tentant d'expliquer qu'on souhaite vraiment faire le plus intéressant de la région ; d'autant plus que lui-même est venu spontanément descendre en flamme le projet de barrage de Bekhma en m'expliquant ses idées alternatives, à lui. Quand il voit que, finalement, le déjeuner est à l'eau il se plante avantageusement devant Roxane et me demande de lui traduire : "Si elle veut encore prendre des portraits de moi, qu'elle le fasse maintenant, car cette fois-ci, on ne se retrouvera plus sur la route !" Roxane s'exécute et prend le vieux coq des montagnes, et enfin on repart.



Halte à Bekhma, devant ce qui a été construit du barrage (très peu pour le moment) et puis, le long de la route, tous les villages, très beaux, qui devraient être noyés par ce méga-barrage qui promet d'être une grosses catastrophe, le tout en zone sismique, en plus.

Après une halte à la fameuse grotte de Shahlyar (où il ne reste pas grand-chose à voir sur place) nous repartons et les deux guides commencent à tirer sérieusement la langue. Déjà, ils avaient eu des velléités de ne pas monter avec nous jusqu'à la grotte et de nous attendre à mi-pente, sur des bancs de repos. Pour finir, seule la honte et la surprise d'apprendre que, contrairement à ce qu'ils pensaient, nous étions plus âgées qu'eux de quelques années, les ont décidés à nous suivre. Et toujours pas de repas en vue, même pas de goûter... Impitoyables, nous sommes !


Ils craquent vers 17 heures et s'arrêtent dans un village, chez un notable qui amène d'autorité pain, miel de montagne, yaourt, thé, coca... On repart un peu calé. Il reste deux heures avant le coucher du soleil. Roxane mitraille, je profite plus nonchalamment de la vue de ces montagnes, à l'histoire si mouvementée, si tragique parfois, qui aujourd'hui regorge d'animaux (les Sheikhs de Barzan étant des écolos depuis le XVIIIème siècle, ils n'aiment guère la chasse) : loups, ours, bouquetins, panthères... Si Saywan s'était réveillée avant l'avant-dernier jour, ça nous disait d'aller à l'affût traquer la panthère sur le mont Shirin... Il ne nous reste plus de temps, dommage.

A la nuit tombée, on monte dans un village où, sur un promontoire, trône une majestueuse villa, dont l'hôte, R., nous attend avec brochettes de chèvres et grand feu. Aucune femme ici, rien que des hommes dans le personnel, ça doit être l'équivalent d'une datcha de campagne où le propriétaire de ces lieux part en excursion sur le mont Shirine (juste en face de nous), écrit un essai de religions comparées visant à montrer, m'explique-t-il, que les trois religions abrahamiques sont en fait une seule pensée religieuse, ce que j'approuve vigoureusement, et savoure tranquillement ses vins français puisque, nous apprend-on, il s'agit ici de la seule maison du village où l'on sert de l'alcool. Je gage fort qu'ils disent tous ça, ici, dans toutes les maisons. Nous optons pour les bières et tout en mâchonnant nos brochettes et nos herbes, ça discute ferme littérature : Anna Karénine, Dostoïevski, Moravia.... On trouve vraiment de tout à Barzan, et ses montagnards me plaisent de plus en plus.

Au moment du départ, à la nuit tombée, notre hôte nous tend un grand sac "pour la route". Eclatées, nous comptons à l'intérieur 6 grandes canettes de bière et un fond de whisky ! Le chauffeur ne boit pas, et nous ne faisons pas confiance à la capacité très limitée de nos vessies pour nous siffler de la bière pendant 2 heures de trajet sans dommages... C'est donc M.A qui, alors qu'il avait vertueusement bu du coca tout le long du repas, va taper dans le sac. L'hypocrisie musulmane me fera toujours rire... D'autant plus qu'arrivés devant le Shireen Palace, en descendant avec nous de voiture, il insiste pour qu'on prenne les 4 canettes restantes et le whisky, "car il ne peut pas emmener ça chez lui" ! Nous entrons donc à l'hôtel et j'essaie de prendre un air aussi dégagé et naturel que possible, les bras chargés de spiritueux...

Quand nous gagnons nos chambres, il est plus de 23 heures, nous sommes un peu vannées et c'est tant mieux, car cela permet de s'endormir vite sans trop penser que c'est la dernière nuit... Demain, ultimes courses au Bazar et ensuite, tout sera fini.


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