mercredi, mars 11, 2009

Voyage en Turquie d'Asie : Arménie, Kurdistan et Mésopotamie. Diyarbakir.


Bitlis, Erzurum, avaient laissé une impression de pays désolé, froid, misérable, avec des Arméniens terrorisés. Descendant vers Diyarbakir, et arrivant dans la vallée du haut Tigre, le pays laisse une toute autre impression aux voyageurs :

"Toute la contrée que nous traversons est fertile et bien cultivée : Arméniens et Kurdes y vivent en bonne intelligence et sont plus occupés à cultiver leurs terres ou à soigner leurs bestiaux qu'à taquiner leurs voisins ou à leur chercher noise sous de mauvais prétextes. De gros et florissants villages, généralement surmontés d'un vieux château, habitation du bey, s'aperçoivent de toute part, la campagne est remplie de troupeaux, et, fort affairés au labour de leurs terres, les naturels nous saluent cependant toujours d'un amical bonjour.

Nous mangeons et séjournons indifféremment dans les maisons kurdes ou arméniennes et, n'était la différence de langage, il serait presque impossible de reconnaître les uns des autres ces habitants du même pays. Logés de la même manière, cultivant le sol de façon identique, tous également habillés, aux champs ou dans les rues, hommes ou femmes, jeunes filles ou garçons, vieux ou jeunes, d'une immense chemise de toile plus ou moins sale, les jambes complètement nues et généralement crottées jusqu'aux genoux, la coiffure seule établit quelque différence, les Musulmans portant presque tous le fez qui est remplacé chez les chrétiens par un turban ou un bonnet quelconque.

Dans les maisons, la richesse plus grande se fait déjà sentir ; les pièces plus spacieuses sont mieux éclairés, meublées avec quelque recherche et les jeunes épouses, restant chez elles, la figure découverte, portent de jolies robes bleues ou rouges et rehaussent leur parure et leur coiffure de nombreuses pièces de monnaie attachées sur un mince fil de cuivre. Quelques essais de vergers entourent les villages et une masse d'animaux domestiques grouillant dans la cour de chaque maison et s'y livrant aux courses les plus folles, nous permettent de changer un peu notre ordinaire qui, depuis trois mois, ne se compose guère que de poulets étiques et de blé bouilli.

Avec quelle joie nous nous asseyons maintenant, une fois l'étape terminée, à la porte de notre logis et combien il nous est doux, au lieu de nous blottir grelottants dans l'âtre de quelque gigantesque cheminée, de nous reposer tranquillement débarrassés de toutes fourrures et manteaux inutiles, réchauffés par le printemps qui nous environne de toutes parts, en contemplant longuement, au milieu du calme et du silence de la nature, si majestueuse en cet endroit, le beau soleil d'Orient se couchant majestueusement sur les plaines immenses de la Mésopotamie."


A Diyarbakir, cependant, le vali n'a guère la tâche plus facile que son collègue de Bitlis, et nous régale une fois de plus des hauts faits d'un bey kurde, fort chatouilleux sur l'honneur et le respect que les fonctionnaires ottomans lui doivent :

"Tout le premier il se plaint de la brusque réforme de la justice dans ce pays à demi soumis, et nous cite l'exemple d'un bey kurde auquel le procureur impérial a fait porter, quelques jours auparavant, par un gendarme un mandat de comparution devant le tribunal de Diarbékir. Il devait y répondre de nombreuses exactions commises contre des Arméniens, et même de quelques actes de brigandage à main armée. Arrivé au domicile du bey, le zaptieh descendit de cheval et remit l'assignation à l'intéressé, puis fut tout étonné en voyant celui-ci jeter le papier à terre avec dédain après l'avoir parcouru et s'amuser à le faire tourner avec son bâton : "Tu parais surpris, lui dit alors le Kurde, de ce que tu me vois faire. Mais songe donc qu'autrefois, lorsque le vali voulait faire venir l'un d'entre nous au chef-lieu du vilayet, il envoyait cent, deux cents des tiens pour tâcher de le surprendre et de l'amener ensuite par force ou trahison. Rarement d'ailleurs ils obtenaient le résultat recherché, et, le plus souvent, s'en retournaient bredouilles malgré leurs bonnes carabines et leurs grands sabres. Et toi, tu voudrais, seul avec ce papier sur lequel on a tracé je ne sais quel grimoire, m'amener à ton pacha pour comparaître devant des tribunaux comme un simple Arménien. Tiens, remonte vite à cheval, va-t-en, et rapporte à ton chef le cas que je fais de son invitation." Ce disant il piétinait et lacérait le mandat. Le surlendemain, on envoya bien cinquante cavaliers de l'armée à sa recherche, mais il était déjà loin dans la montagne, à l'abri du courroux des autorités."


Malgré cela, Armand-Pierre de Cholet note la relative pacification de la région, qu'il impute à la rigueur du vali, et la prospérité des Arméniens de Diarbékir :

"La population de Diarbékir est fort mélangée et les sectes religieuses y sont très nombreuses ; les catholiques latins, arméniens, chaldéens, syriaques, les Arméniens orthodoxes, ainsi que les Musulmans y ont leurs temples et leurs prêtres. Néanmoins la majeure partie, celle qui est commerçante et riche, est arménienne orthodoxe et fort dévouée à sa religion. Grâce à la tolérance actuelle et à la bonne administration du vali, elle peut sans contrainte se livrer aux rigides pratiques de son culte et possède plusieurs églises dans l'intérieur de la ville. Malheureusement son clergé laisse beaucoup à désirer sous tous les rapports et principalement au point de vue de la simonie et du relâchement des moeurs."


C'est un notable arménien qui raconte au comte de Cholet trois anecdotes assez cocasses sur la façon dont les mariages se font ou se défont, pour peu qu'on y mette le prix. Ainsi, "

"une vieille matrone possédait une petite fille d'une grande beauté, et, voulant s'en défaire moyennant un bon prix, s'était avisée de la fiancer à un de ses vieux compatriotes fort riche qui lui avait fait en échange un cadeau considérable."


Mais voilà, la fillette avait du caractère et, ne pouvant avoir vu son fiancé avant le jour du mariage, comme c'était de coutume (sur ce point, apparemment, les chrétiens n'avaient rien à envier aux musulmans), elle avise devant l'autel le barbon qui ne lui semble pas à son goût, jette voile et bague,

"et se sauve à toutes jambes. On la rattrape, mais quoi qu'on puisse faire pour la retenir et la convaincre, elle repousse de toutes ses forces ceux qui lui conseillent un aussi honteux mariage et voilà le prêtre fort embarrassé par son refus, devant l'Arménien qui réclame avec violence, criant qu'il a déjà payé la cérémonie, qu'il est venu à l'église pour se marier, et qu'il veut à toute force qu'on lui donne une femme ou qu'on lui rende son argent. L'officiant se met donc en quête et trouve, par hasard, dans la foule une pauvre jeune fille de bonne volonté : séance tenante, on les marie et le nouveau couple quitte l'église aux applaudissements ironiques de toute l'assistance."


Autre péripétie encore plus cocasse, qui pourrait s'intituler "de l'inconvénient des mariages groupés." En effet, par économie, il arrive souvent que des couples se marient le même jour, dans la même cérémonie,

"à trois ou quatre époques fixes de l'année. On range alors les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, à la file indienne, et, chaque groupe se présentant successivement reçoit la bénédiction nuptiale."


Or, comme nous l'avons vu, les fiancées ne voyant jamais leur fiancé avant le mariage, et arrivant à la cérémonie le visage caché par un voile, on explique au comte qu'"il se produit fréquemment des erreurs" :

"Parmi les vingt ou trente couples dont on devait bénir l'union à la cathédrale se trouvaient deux Arméniens dont l'un, gros commerçant de la ville, était fiancé à une riche et jolie veuve, tandis que l'autre, pauvre diable sans sou ni maille, l'était à une fille peu fortunée et peu gracieuse. Placés l'un derrière l'autre, ils se présentent successivement devant le prêtre et sont pour la vie liés à celles qu'ils croyaient être la compagne de leur choix. Ils sortent donc avec tous les co-mariés du même jour sous le péristyle de l'église, et, là, suivant la mode du pays, tirant leurs sabres, ils relèvent brusquement et tranchent l'épais voile noir qui, jusqu'à ce moment, leur a caché les traits de leur femme. Mais, ô surprise ! les futurs ont sans prendre garde changé de place et c'est justement la jeune et charmante veuve qui se trouve avoir épousé son pauvre compatriote, pendant que le riche Arménien est devenu légitime possesseur de la vilaine et misérable fille. Ce dernier proteste immédiatement et réclame sa promise, mais l'évêque consulté déclare qu'il ne peut annuler la cérémonie et y faire procéder de nouveau que si les deux couples y consentent et reconnaissent tous deux qu'il y a eu erreur. C'est en vain qu'on essaye alors de faire partager ces idées à l'heureux époux de la veuve, qui déclare que, bien et dûment marié, il prend et gardera sa femme, et, sans que l'on puisse l'en empêcher, il l'emmène à son bras et rentre directement chez lui."


Goûtant peu la morale de l'interversion, pourtant, sans nul doute oeuvre d'un ange malicieux ayant jugé que tout cela faisait un peu trop bien assorti et donc bien monotone, et qu'il fallait rééquilibrer les choses, ou bien attaché aux mariages de castes, le comte conclut, fort désapprobateur :
"On ne peut que blâmer sévèrement la coupable légèreté et le manque de surveillance qui permettent à de pareils faits de se produire."

Même opprobre sur la légèreté cléricale à propos d'un remariage sans veuvage, le prêtre arménien jugeant, si on lui graisse un peu la paume, que le divorce à la musulmane a du bon :

"Mais que penser de l'aventure arrivée à une jeune femme arménienne, employée au consulat de France et mariée à un de ses compatriotes ivrogne et querelleur ? Lasse d'être toujours battue, elle le quitte deux années ; puis, ayant amassé quelques économies et désirant de nouveau convoler en justes noces, elle va trouver le prêtre schismatique, curé de sa paroisse, et lui demande de choisir un nouvel époux. Quoique connaissant parfaitement son premier mari et sachant qu'il se portait à merveille et habitait à quelques maisons de sa femme, ce prêtre sans morale n'hésita pas un instant, moyennant un léger cadeau, à unir sa paroissienne à un deuxième homme avec lequel elle vit actuellement au vu et au su de toute la ville !"




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