vendredi, octobre 31, 2008

APRES L’ATTAQUE D’AKTÜTÜN L’ARMEE TURQUE ACCUSEE DE « NEGLIGENCE »


Le 3 octobre, une attaque du PKK contre le post militaire turc d’Aktütün, dans la province de Hakkari, a fait 20 morts parmi les soldats turcs et 23 morts parmi les combattants kurdes selon le bilan officiel de l’armée, tandis que le PKK donnait pour bilan neuf victimes dans ses rangs contre 62 morts et plus de 30 blessés parmi les soldats turcs. L’armée a riposté en bombardant les bases du PKK, dans le Kurdistan irakien, sans pouvoir établir de chiffres précis sur les victimes. Quelques jours plus tard, une autre attaque visant cette fois des policiers à Diyarbakir, faisait cinq victimes dont quatre membres des forces de l’ordre. Selon la version des autorités turques, des membres du PKK ont mitraillé un car de police. L’attentat n’a cependant pas été revendiqué par l’organisation kurde.

Comme à l’habitude, l’enterrement des soldats turcs a donné lieu à des manifestations nationalistes et vengeresses rassemblant des dizaines de milliers de personnes. L’importance des effectifs de la guérilla impliqués dans l’attaque et le nombre des victimes a secoué l’opinion publique turque. Mais cette fois-ci, la presse et les partis d’opposition ont remis en cause ouvertement les compétences de l’armée.

Dès qu’ils ont appris l’attaque, Abdullah Gül, le président de Turquie a annulé un déplacement en France qui devait avoir lieu la semaine suivante, tandis que le Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan revenait précipitamment d’une visite au Turkménistan.

Une fois encore, le gouvernement turc a demandé à l’Irak d’ « assumer ses responsabilités ». Mais le porte-parole du gouvernement irakien, Ali Al-Dabbagh, s’il a condamné l’attaque, a appelé Ankara à agir avec « sagesse et mesure ».

Dans une conférence de presse, le général Metin Gurak, qui dirige le bureau de la presse de l’état-major des armées, a affirmé que les pertes les plus lourdes étaient dues à des tirs à l’arme lourde qui venaient de l’autre côté de la frontière, en territoire irakien. Il a fait état de 23 combattants kurdes « neutralisés ». Mais le porte-parole du PKK, Ahmed Danis, a affirmé que les pertes turques étaient bien plus élevées que le bilan officiel de l’armée, sans pouvoir indiquer de chiffres précis.

L’attaque est survenue peu de jours avant l’expiration de l’autorisation d’un an accordée par le Parlement turc à l’armée d’opérer contre les bases du PKK à l’intérieur du Kurdistan irakien. Mais loin de tirer avantage de ces événements, cette fois l’armée a dû faire face à une salve de critiques, notamment dans la presse. L’importance de l’assaut, le fait qu’il soit survenu en plein jour, ait duré plusieurs heures, et le grand nombre de combattants kurdes, près de 350, ont fait s’interroger beaucoup d’observateurs sur une défaillance des services de renseignements, ou bien sur la capacité de certains officiers à tenir compte des avertissements concernant la sécurité du front.

Au moment de l’attaque, le commandant des unités de la région était à un mariage, aucune alerte n’a été donnée aux troupes alors même que des informations avaient déjà circulé sur une possible opération du PKK. Enfin, le poste d’Aktütün, de part sa position géographique, a été fréquemment la cible d’attaques, sans que l’armée ait, semble-t-il, pris des mesures particulières pour le sécuriser. « Est-ce que les soldats assurent la sécurité aux frontières et dans le pays ? Et n’ont-ils pas besoin, en ce cas, d’assurer leur propre sécurité ? Comment se fait-il que le même poste-frontière soit attaqué depuis 16 ans et combien de soldats y sont tombés en martyrs ? » interroge Mehmet Altan du Daily Star, tandis qu’Oktay Ekçi, de Hürriyet se fait plus direct : « Est-ce que quelqu’un va demander s’il y a eu faute après de tels incidents ? Est-ce que quelqu’un va demander qui est responsable ? Est-ce qu’il va y avoir une enquête officielle ? »

Chose rare, l’armée s’est crue obligée de tenir une conférence de presse afin de répondre aux critiques de la presse. Le chef-adjoint de l’état-major, le général Hasan I?s?z, a ainsi nié toute faute de la part des officiers ou des services de renseignements militaires, en réaffirmant que la plupart des pertes étaient surtout dues à des tirs provenant de l’autre côté de la frontière, et non à une infiltration du territoire turc.
De l’avis de Gareth Jenkins, de la Fondation Jamestown, interviewé par Zaman, il faut plus y voir un «  mélange d'incompétence et d'arrogance. Les militaires ont pu penser qu'il n'y avait pas de problème, qu'il [le poste-frontière] pouvait être défendu. Ils répugnent probablement à reconnaître qu'ils ne pouvaient pas le défendre. » De fait, les photos diffusées dans la presse turque montrent un poste-frontière délabré, avec des défenses pour le moins précaires, alors que sa position le rend particulièrement vulnérable aux attaques du PKK (38 depuis 1992). En réponse aux attaques de la presse concernant l’insuffisance des informations fournies par les Etats-Unis, le général I?s?z nie qu’il y ait eu faille dans le système de renseignements. Il a par contre indiqué que les Kurdes d’Irak pouvaient, d’où ils étaient, suivre les moindres mouvements du PKK mais qu’il n’y avait pas, à ce jour, de partage d’informations instauré avec le Gouvernement régional du Kurdistan. Le général turc a également accusé le GRK d’abriter les blessés de la guérilla dans ses hôpitaux et de le laisser librement circuler, ce que les autorités d’Erbil ont toujours nié.

Alors que certaines voix au sein de l’armée protestent contre la limitation de leurs pouvoirs par les réformes constitutionnelles faites en vue de l’adhésion à l’Union européenne, et demandent l’adoption de nouvelles lois « anti-terreur » d’autres voix parmi les « faucons » pointent surtout le besoin d’un renouvellement de stratégie et l’amélioration des tactiques militaires jusqu’ici employés pour lutter contre la guérilla, en remettant en cause les compétences des dirigeants de l’armée. Ainsi Önder Aytaç, un instructeur de l’Académie de police d’Ankara, prône une plus grande initiative laissée aux corps de police et dénonce le manque de coordination entre les services de renseignements en Turquie. Prenant le contrepied du discours officiel de l’armée selon lequel la cause des pertes turques venaient de tirs lancés de l’autre côté de la frontière, il affirme que l’assaut d’Aktütün pourrait aussi bien avoir été mené par des unités du PKK opérant de l’intérieur : « Ils étaient équipés d’armes lourdes, ce qui signifie qu’ils ont eu besoin de véhicules ou de chevaux pour porter ces armes. Il est hautement probable que cette attaque ait été menée par des terroristes du PKK basés en Turquie. Et si ces terroristes ont infiltré la Turquie à partir du nord de l’Irak, la situation est encore plus grave. » Et Önder Aytaç d’ajouter que plusieurs responsables, allant du commandant militaire du poste-frontière au directeur de la police du département, devraient être relevés de leurs fonctions si une telle attaque devait se reproduire.

Selon Ihsan Bal, de l’Organisation internationale de recherches stratégiques (USAK), basée à Ankara, c’est également la coordination et une coopération entre la gendarmerie, les gardes-frontières et la police qui font défaut. Il réclame par conséquent qu’une plus grande autorité soit accordée au ministre de l’Intérieur. Mais pour Nihat Ali Özcan, un analyste de la Fondation de recherche en économie politique (TEPAV), spécialisé dans les questions sécuritaires, des mesures dans ce domaine ne peuvent résoudre que très partiellement le problème : « Ce n’est pas normal d’avoir 6000 hommes en armes dans les montagnes. Si vous persistez à traiter cette situation comme étant normale, alors vous ne parviendrez à aucun résultat. Vous devez mettre en place des objectifs politiques, développer des stratégies et y mettre les moyens nécessaires, en temps et en argent, pour appliquer ces stratégies. »

Mais de nombreux éditoriaux dans la presse turque soulignent, au contraire, que la question kurde en Turquie ne peut plus être considérée sous un aspect uniquement militaire ou sécuritaire, mais qu’il a une dimension « politique, culturelle, internationale, psychologique et sécuritaire » (Akşam, 5 octobre).
Enfin cette affaire, qui survient un an après la très controversée attaque de Dağlıca, à propos de laquelle le journal Taraf avait déjà fait état de zones d’ombres, ravive les suspicions d’instrumentalisation de la violence par « l’Etat profond », alors que se poursuit le procès de l’Ergenekon. Le même journal a publié et diffusé sur son site des images infrarouges aériennes. Ces images, prises d'un drone, montrent clairement un groupe de combattants venant poser des mines dans le secteur près de trois-quarts d’heure avant le déclenchement de l’assaut. Puis, alors que les unités du PKK se font de plus en plus importantes, certains prennent position au sommet des collines, étant bien en vue des caméras du drone. Quant à l’assaut il a été entièrement filmé de la même façon. Taraf en conclut que les forces de sécurité turques ne pouvaient ignorer aucun des mouvements du PKK avant et pendant les combats, puisque ces images ont été transmises directement, durant plusieurs heures, à l’état-major. De plus, le journal publie des rapports de sécurité envoyés à ce même état-major l’avertissant de l’imminence d’une attaque, rapport où figurent même les noms, âges et date de naissances des combattants du PKK prévus pour l’opération.

Enfin le journal conteste ouvertement les propos du porte-parole de l’état-major, qui, lors de sa conférence de presse avait affirmé qu’une troupe de soldats et des gardes s’étaient déployés avant l’attaque et que des avions de guerre F-16 étaient venus en renfort. Or les informations rapportées par Taraf montrent que les renforts en soldats ne sont venus que plus tard et que seuls deux hélicoptères Cobra étaient intervenus en forces aériennes. Hasan Iğsız avait également affirmé que Bayraktepe, une colline proche du poste, n’avait jamais été prise par le PKK, tandis que les renseignements publiés par Taraf indiquent que la guérilla a pris et tenu ce sommet 8 heures durant avant de se replier.
Faisant le parallèle avec l’attaque de Dağlıca survenue l’année dernière, Taraf fait la liste des mêmes manquements militaires ayant abouti aux mêmes pertes : dans les deux cas, l’armée avait été informée de l’imminence d’une attaque, 9 jours avant, dans le cas de Dağlıca, 10 jours pour celui d’Aktütün. Pour l’assaut d’octobre 2007, l’enquête avait plus tard établi que la guérilla avait, durant toute une semaine, infiltré la Turquie avec de petits groupes et des mules, mouvements qui avaient été observés par l’armée, comme en a fait état l’enregistrement des communications entre les officiers et les soldats. Dans les deux cas, se pose la question de la lenteur des forces militaires à réagir en fonction des renseignements fournis. Enfin, dans ce même journal, Avni Özgürel voit dans la guerre contre le PKK un intérêt vital pour l’armée, en plus de lui permettre de garder une grande emprise sur la vie politique du pays : « Les revenus de l’héroïne ont été utilisés pour financer la guerre contre le PKK. Du Sud-Est à Edirne, l’héroïne est transportée dans des convois de véhicules militaires blindés. Ceux qui participent à ce trafic se disent : « Pourquoi devrais-je mettre ma vie en danger dans les montagnes face au PKK? Voire infiltrer le PKK pour recueillir des renseignements pour le compte du JITEM? Je préfère partager les gains de l’héroïne, m’enrichir et former un gang. »

La poursuite de la guerre ne profite pas qu’aux trafiquants de drogue. Elle permet surtout à l’armée de justifier son budget et ses effectifs démesurés et de maintenir sa tutelle sur la vie politique du pays, au nom de la « défense de la patrie en danger ». La guerre contre le PKK permet également de brandir constamment la menace d’une intervention militaire au Kurdistan irakien, prenant ainsi en otage la population kurde irakienne et ses institutions démocratiques.

A cet égard, il est très symptomatique que la tuerie d’Aktütün soit intervenue quelques jours avant la date d’expiration de l’autorisation donnée à l’armée d’intervenir au-delà des frontières. Nombre d’observateurs se demandent si l’armée n’a pas délibérément tendu un piège au PKK en lui offrant une proie facile afin, dans l’émotion de l’opinion publique suscitée par la mort des soldats turcs, de faire adopter par le Parlement la prolongation de son autorisation d’intervenir.

Comme en témoigne le procès d’Ergenekon, l’histoire turque récente fourmille de ce genre de coups tordus et de manipulations.

Dans ce climat de malaise et de suspicions, au cours d’une réunion de crise rassemblant des membres de l’état-major et du gouvernement, les militaires ont présenté, dans un rapport préparé par le commandement du Second corps de l’armée, basé à Malatya, une version des faits qui lave l’armée de toute défaillance dans la défense et la sécurité. Le général Ilker Başbuğ a ainsi démenti les propos du journal Taraf, en affirmant par exemple, que les images infrarouges publiées ne provenaient pas d’Aktütün et qu’elles montraient un groupe localisé à 125 km du poste. Indiquant aussi qu’il s’agissait d’images venant d’appareils américains, le Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan a demandé au ministre des Affaires étrangères Ali Babacan de prendre contact avec les responsables américains pour en déterminer l’origine et expliquer comment elles avaient pu se trouver en possession du journal Taraf. Après l’exposé, les nombreuses questions posées par les ministres montrent que ces derniers se sont montrés insuffisamment convaincus par cet exposé des faits.

La réunion portait aussi sur les mesures proposées pour lutter contre le PKK, parmi lesquelles des pourparlers directs avec les autorités du Gouvernement régional du Kurdistan.

Les pastèques de la colère

Le journal Vatan a cafté : les maires de Diyarbakir, Şirnak, Tunceli, Cizre et Hakkari respectivement Amed, Şirnex, Dêrsim, Cizîr et Colemêrg en kurde, n'ont pas fêté la célébration du 29 octobre date anniversaire de la république turque. Il faut dire que les maires DTP, comme par exemple Kazim Kurt, de Hakkari, sachant leur parti sur le point d'être interdit, expliquent qu'ils ne sentent guère enclins, en ce moment, à voir la vie en rouge et blanc. Idem pour Osman Baydemir qui au dernier Newroz expliquait qu'actuellement, près de 200 ans de prison étaient réclamés contre lui, en additionnant toutes ses poursuites ; ce qui fait que, comme le dit Vatan, aucune festivité populaire et spontanée n'a eu lieu à Diyarbakir. Et qu'on ne vienne pas dire que c'est par manque de place, insiste le journal, à qui on ne la fait pas : la mairie vient d'allouer un marché en ville pour que s'y déroule la foire aux pastèques (spécialité de la région). Préférer leurs pastèques à la Patrie, mon Dieu, quels ploucs ces Kurdes. Ils n'ont trouvé qu'un adjoint du Secrétaire général pour assister à la cérémonie. Ils ont dû tirer à la courte paille...Et le journal de continuer à balancer les noms des cancres qui ont séché : A Batman Hüseyin Kalkan n'était pas présent, et à Dersim, pire encore ils n'ont même pas envoyé un seul planton pour représenter la ville. A Cizre, idem, Ahmet Dalmış se fait porter pâle.A croire que le 29 octobre 1923 n'est pas considéré comme un anniversaire très heureux pour les Kurdes, on se demande pourquoi.

Dans le même temps, Amnesty International (USA) proteste contre la menace, lancée par le gouverneur d'Adana, de couper l'accès aux soins aux manifestants et à leurs familles (ceux qui défilent pour Öcalan au lieu de le faire pour Atatürk)."La réponse des autorités doit être en accord avec les drotis de l'homme et ne pas induire de punition collective" a déclaré Andrew Gardner, d'Amnesty International, département de la Turquie.

En Turquie une "carte verte" permet aux familles les plus pauvres d'avoir accès aux soins, très chers, même pour les classes moyennes. Il a été également envisagé de leur couper le charbon, fourni gratuitement par la Fondation de l'assistance sociale et de la solidarité. "Ces mesures pour priver de soins et autres aides les enfants soupçonnés d'avoir participé aux manifestations, ainsi que leur famille sont une forme de punition collective et violent le droit de la personne aux soins et à un niveau de vie décent, sans aucune discrimination, ajoute Andrew Gardner. "Plutôt que de violer les droits de l'homme, les autorités turques doivent s'assurer que leurs réponses aux manifestations sont compatibles avec leurs obligations de respecter et de protéger les droits de l'homme à l'intérieur de leurs territoires."

Pour une fois, les "autorités" feraient mieux d'écouter l'armée, car son chef, Ilker Basbug, touché par la grâce, ou un peu secoué par la tempête de critiques qu'il a essuyée après la pâtée l'impeccable riposte à l'assaut d'Aktütün, a appelé à normaliser les relations avec le GRK : "Il faut dialoguer avec le président de la Région du Kurdistan (oui, oui il a dit Kurdistan !) pour mettre fin à la violence. Au vu de cette question, les efforts sont positifs." Le général a même appelé à des "solutions démocratiques pour la question kurde", en expliquant que les réponses militaires ne résolvaient rien et n'empêchaient pas les jeunes de partir pour la montagne. Il a également émis le souhait que des programmes en langue kurde soient émis le plus tôt possible sur les télévisions turques. Comme dit Ron dans L'Ordre du Phénix : "Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait d'Hermione ?"


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

jeudi, octobre 30, 2008

La mort de Najm ad-Din Kubra

Nadjm al-Dîn, peut-être inspiré là-dessus par Al-Tirmidhî qui l'influença tant, ne considérait pas que la sainteté s'opposait au courage physique et notamment à l'usage des armes, ne dédaignant pas de jouer les Frère Tuck quand il s'agissait d'amener plus de justice en ce monde. Sa mort devant l'assaut des Mongols en fait déjà une figure héroïque, puisqu'il refusa de s'enfuir comme on l'y incitait. Mais le plus étonnant est ce que rapporte la tradition, à savoir que l'anéantissement du Khwarizm par Gengis Khan, il l'avait appelée de ses voeux, par souci de justice, car leKhwarizm devait payer la mort de son disciple préféré, Madjd al-Dîn. Mais son appel exaucé, il ne considéra pas devoir échapper à l'effet de sa malédiction. Sans aucun doute un cas éminent de djavanmardî, comme le rapport Paul Ballanfat dans son introduction à ses 14 traités :


"L'un des traits les plus frappants de la figure de Najm al-Dîn Kubrâ est le fait qu'il eut à affronter le cataclysme de l'invasion mongole de l'Asie Centrale sous Gengis Khân qui débuta en 1219. Selon les sources kubrawîes, Najm al-Dîn Kubrâ aurait joué un rôle capital dans le processus de cette invasion qui devait décimer la plus grande partie de la population de l'Iran. La situation des soufis, notamment, Najm al-Dîn Kubrâ, mais aussi Baha' al-Dîn Walad, le père de Jalâl al-Dîn Rûmî, était peu à peu devenue très difficile sous le règne du Khwârazshâh 'Alâ' al-Dîn Muhammad. Dans l'entourage du prince, les courtisans, les philosophes et les théologiens occupaient la première place et complotaient contre les soufis dont ils jalousaient la popularité, en particulier le grand philosophe et théologien Fakhr-i Razî. Or le fils spirituel et le disciple préféré de Najm al-Dîn Kubrâ, Majd al-Dîn Baghdadî, perdra la vie, assassiné dans des conditions ignobles sur l'ordre du roi. Les kubrawîs estimeront les théologiens et philosophes responsables de ce meurtre. Toujours est-il que les biographes rapportent que c'est en apprenant la mort de Madjd al-Dîn que Najm al-Dîn Kubrâ aurait fait une prière pour demander à Dieu de balayer le royaume des Khwârazmshâh, annonçant même au roi repentant qu'ils y perdraient tous la vie. Effectivement la mort de Kubrâ va coïncider avec la fin d'un monde et la naissance d'un nouvel ordre dans lequel les soufis et la kubrawiyya, notamment, joueront un rôle plus important. C'est dans cette situation que Najm al-Dîn Kubrâ va montrer l'un de ses aspects les plus attachants, ne manquant ni de noblesse, ni de courage. Il ne manqua pas non plus d'amour dans cet attachement si sentimental pour Majd al-Dîn Baghdadî et à ses disciples, allant jusqu'à condamner à la mort son univers et lui-même. Il enverra ses disciples les plus importants se réfugier dans leurs villes natales pour y continuer son oeuvre, et poursuivra jusqu'au dernier moment, la ville tombant par morceaux aux mains des Mongols, la formation de ses disciples. Sa noblesse apparaît nettement lorsque, ses disciples le suppliant de s'enfuir pour sauver sa vie, Najm al-Dîn Kubrâ leur répondra qu'il avait été aux côtés des habitants de sa ville dans les jours heureux et qu'il ne pouvait pas les abandonner dans le malheur. Et il fera preuve d'un extraordinaire courage, quand à un âge fort avancé, il ira armé d'un simple javelot et de pierres affronter les Mongols pour défendre sa ville au milieu des assiégés, perdant la vie transpercé de flèches. Najm al-Dîn Kubrâ est donc mort en 1221 au cours d'une des batailles que livrèrent les Mongols pendant le siège de Khwârazm. Mais il avait semé les grains du renouveau."


Il y a donc trois catégories de saints pour Nadjm ad-Dîn. Le "commun", le "milieu" et les saints supérieurs; la "classe de saints qui obtient la vision des attributs et en reçoit la lumière". Ces saints-là,il les qualifie d'un curieux adjectif :


"Au début des Dix principes, Nadjm ad-Dîn les nomme effrontés, ceux qui volent, etc. L'effronterie, l'intrépidité de ces saints tient au fait qu'ils atteignent cette solitude divine où le coeur complètement anéanti est le pur réceptable des attributs de Dieu, laissant Dieu seul à son amour."

Or je me demande si ce terme "effronté" ne renvoie pas au persan "ayyârân" (ayyârûn en arabe), qui veut dire à la fois insolents, dégourdis et désignaient aussi les confréries de brigands, ce que j'avais déjà noté dans le Roman de Baïbars : "Par ailleurs, cette complicité indulgente entre le roi et Fleur des truands (le roi s'est même fait piquer son turban par Otmân du temps qu'il était encore voyou, sans que cela semble irriter beaucoup l'Ayyoubide) permet de voir l'étendue de la collusion ou l'interaction, et même l'interchangeabilité entre le monde des "Seigneurs" mystiques et celui de la grande truanderie, entre le plus indigne du monde terrestre et le plus proche du Pôle du monde. Si les Abdal sont au nombre de Quarante, quarante aussi sont les voyous que commande Otmân avant sa conversion, et la ressemblance est encore plus frappante du fait que ces truands là se réunissent dans les grottes d'El-Zaghliyyeh, tout comme il y a une grotte des Quarante à Damas, où Baïbars a d'ailleurs passé une nuit dans le premier volume. Même façon également de s'exprimer en langage codé, incompréhensible pour les non-initiés, ces quarante-là s'exprimant bien sûr dans l'argot de la pègre, les autres dans un galimatia à sens ésotérique qui finalement a pour même but de protéger le Secret, car comme le dit El-Sâleh à chaque fois que Fleur des truands manque dévoiler ce qu'il sait du cadi : "Celui qui divulgue un secret mérite la mort". Ce qui pourrait aussi être la maxime du caïd des truands".

Pour ce qui est de l'identité du Pôle, et de son anonymat général, même envers les Quarante, hormis envers quelques privilégiés, je suis ravie que Nadjm ad-Dîn apporte de l'eau à ma source mon moulin en l'envisageant comme à part des Quarante, à la fois au-dessus mais en-dehors :

"Au-dessus se situe encore le pôle. Celui-ci est certainement d'une autre nature que les autres substituts, car il est isolé de la hiérarchie et Najm al-Dîn Kubrâ n'évoque même pas la possibilité que le saint réalisé puisse être le pôle. Il se contente d'indiquer qu'il se peut qu'il le connaisse s'il en reçoit le don."

Sa connaissance, pour Nadjm al-Dîn, semble être le fruit d'une élection totalement gratuite en apparence, qui n'aurait rien à voir avec le mérite. (Quant à son statut à lui, son élection semble encore plus énigmatique et ne doit pas être confondue bien évidememnt avec le mahdî).

"Toujours est-il que, d'après le texte de Najm al-Dîn Kubrâ, le pôle a une singularité qui le place absolument au-dessus des substituts (abdâl). Cette connaissance est un don que Dieu fait au saint en fonction de critères qui ne sont pas précisés. Le pôle est donc en principe caché et le connaître ne fait pas forcément partie de l'élection spirituelle. C'est un supplément de connaissances. Du reste, il convient de rappeler que pour Nadjm al-Dïn Kubrâ la discrétion fait partie de la sainteté, ce pourquoi la retraite est particulièrement importante dans sa discipline spirituelle, puisque par elle le saint se cache aux yeux des créatures."




Joli propos sur la relation d'amour profond, essentiel entre le murîd et son murshid (ici aspirant-aspiré) à propos de son maître 'Ammâr al-Bidlisî et qui explique l'absolue douleur et donc le châtiment implacable qu'il appela sur la ville de Khwarizm, après l'assassin de son propre murîd Madjd al-Dîn :


"La première fois que je le rencontrais, notre maître 'Ammâr dit : Nous possédons dans l'éducation trois voies : l'expression claire, l'allusion pour les intermédiaires et la réalité cachée pour les forts. Je répondis : Je désire la voie de la réalité cachée. Or la réalisation de cela consiste en ce que le coeur de l'aspirant s'annihile dans le coeur de l'aspiré de sorte que rien ne se produise dans le coeur de l'aspiré qui ne se produise dans le coeur de l'aspirant. Le coeur de l'aspiré est lui-même annihilé dans l'aspiration de Dieu, si bien que lorsque l'aspirant est arrivé, Dieu n'aspire pas à quelque chose dans que l'aspirant ne la désire."

Paul Ballanfat commente :

"Placer son aspiration dans l'aspiration du maître permet de découvrir que celui qui aspire n'est autre que Dieu - (donc : Dieu le Mûrîd...). Le rapport intime au maître est la condition de cet échange des aspirations par lequel personne d'autre n'aspire en soi que Dieu lui-même. En plaçant son aspiration dans le maître, le disciple obtient la conviction qu'il le conduira au but qu'il vise, la félicité qui est la théophanie de l'essence. Le maître, en effet, ravit le voyageur à lui-même et le conduit jusqu'à l'étreinte de Dieu."

Mais voilà l'arroseur arrosé, ou l'aspiré aspirant à son tour à son aspirant :

"Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".

Nadjm ad-Dîn part du principe bien courant que chacun a 


"une lumière primordiale placée en soi, correspondant aux organes spirituels et qui est tenue captive du monde corporel. Or il y a une correspondance entre cette substance et le ciel qui fait que celui-ci se reflète en elle. Ceci renvoie à un principe déjà évoqué, l'idée que le même n'est connu que par le même. Seule la lumière peut connaître la lumière, dira aussi le tafsîr. Ainsi la lumière interne à la substance libérée par l'invocation monte vers le ciel d'où descend une lumière céleste attirée par l'aspiration de la première."

Cette idée du même attiré par le même se trouve également dans la Sagesse orientale :"Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond". Et de même cette double attraction que Shihâb ad-Dîn décrit ainsi :



"Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; le rapport étant analogue au rapport entre la cause et le causé, comme on l'a exposé précédemment. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, c'est, chez la Lumière-Espahbad, la recherche des jouissances du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile."

Pour Nadjm ad Dîn aussi l'amour est la clef pour tirer la lumière hors du corps vers son principe céleste : 




"Or c'est à la mesure de la force interne de la substance que la lumière du haut descend, comme l'explique Nadjm ad-Dîn Kubrâ. Tout dépend en fait de l'image intérieure de la substance céleste, car le coeur contient des images, mais celles-ci sont à la mesure de la purification du coeur par l'invocation et les pratiques spirituelles. Lorsque l'amour en excitant l'invocation fait croître la substance interne, elle finit donc par avoir tant de force d'attraction que son semblable céleste est mû par son affection pour elle et la rejoint pour l'envahir complètement, si bien que la substance interne est transfigurée et que de cette conjonction des lumières paraît l'esprit qui en est comme le fils."

Ibn Sina avait déjà traité de cette dyade, mais chez lui le début du long chemin vers la réunion de ce qui avait été séparé, l'élément déclencheur, était le sentiment intime de son exil chez la nature gnostique, comme le commentait Henry Corbin 




"Au moment où l'âme se découvre comme étrangère et solitaire dans un monde qui lui avait été familier, se profile à son horizon une figure personnelle, s'annonçant personnellement à elle, parce qu'elle symbolise avec son fond le plus intime. Autrement dit, l'âme se découvre comme étant la partie terreste d'un autre être avec lequel elle forme une totalité de structure duelle. Les deux éléments de cette dualitude peuvent être désignés comme le Soi et le Moi, ou comme le Moi céleste transcendant et le Moi terrestre, ou sous d'autres noms encore. C'est à ce Moi transcendant que l'âme s'origine dans le passé de la métahistoire ; il lui était devenu étranger, tandis qu'elle sommeillait dans le monde de la conscience commune ; mais il cesse de lui être étranger au moment-même où c'est elle qui se sent étrangère dans ce monde. C'est pourquoi il lui faut de ce Moi une expression absolument individuelle, qui ne pourrait passer dans la symbolique commune (ou dans l'allégorie) sans que la différenciation individuelle péniblement conquise soit refoulée, nivellée et abolie par la conscience commune."

Chez Sohrawardî, l'amour du "faible empreint de douceur" est cause de l'amour empreint de force envers le faible. De même chez Kubrâ : Partant, comme Rûzbehan Baqlî, cet autre grand amoureux, du principe énoncé par Wâsitî : "l'attribut de majesté et l'attribut de beauté se sont heurtés et des deux a été engendré l'esprit", selon lui, "lorsque la substance interne est faible elle est animée d'affection et est attirée par l'attraction de la substance céleste." Mais plus l'amour se fortifie plus la lumière d'en bas est forte elle aussi et inverse le rapport, et "c'est elle qui possède la force d'attraction, tandis que la substance céleste est mue par une tendre affection." Mais chez lui, il semble que ce rapport d'amour peut être si fort qu'il finit par attirer Dieu comme le désireux murîd finit par captiver le murshid objet de son attente. Plus vous aimerez, plus vous serez captivant, aimant : 




"Ainsi l'amour n'a pas seulement la capacité de purifir le coeur et de le faire grandir pour l'ouvrir aux organes spirituels supérieurs, il est aussi le moyen par lequel l'ordre secret du rapport entre la beauté et la majesté se révèle dans sa vérité, en d'autres termes qu'il finit par révéler la réalité du verset coranique déjà cité : "Il les aime et ils L'aiment" (Cor. v=54), à savoir que dans le rapport entre le coeur et Dieu, c'est Dieu en fin de compte qui aime le coeur et est attiré par le coeur, lorsque celui-ci est purifié."

Le double céleste qui, chez Ibn Sîna, Sohrawardî et tant d'autres traditions gnostiques, l'Ange, semble être autre chez Nadjm ad-Dîn Kubrâ qui ne semble pas faire une grande place à l'angélologie. Là dessus, il est plus orthodoxe quand il replace, conformément au Coran, l'Ange comme voué à se prosterner devant l'Adam, 




"car, comme il le dit dans le tafsîr, la spécificité de l'homme sur les anges tient au fait qu'il se connaît, tandis qu'eux ne se connaissent pas. Mais cette connaissance est graduelle, elle se déroule dans le temps qu'il faut pour retrouver son origine. Ainsi la découverte de ce double est-elle la reconquête de soi, mais d'un soi accompli, lourd de l'ensemble du monde de l'être qu'il emporte avec lui vers son bien-aimé pour le ramener à sa source dans la résurrection."

Ce double céleste, s'il n'est l'Ange, qui est-il ? Le fruit de l'amour : 



"L'amour conduit à la naissance du double céleste, le "témoin dans le ciel" ou la "balance du monde caché" dont Junayd, que Nadjm al-Dîn Kubrâ appréciait, tout particulièrement comme en témoigne entre zutre sa Risâla al-Himma, avait pressenti l'importance. Ce "témoin dans le ciel", le témoin du coeur, l'"intermédiaire entre le néant et les phénomènes" est donc le double du mystique qui se révèle à lui dans l'expérience de l'amour par la conjonction de la lumière qui descend du trône et de celle qui monte du coeur. Cette conjonction est d'ailleurs décrite en termes magnifiques par le mystique : "Lorsque le cercle du visage est clarifié, il déborde de lumières comme une source si bien que le voyageur sent les lumières jaillir de son visage, et le jaillissement se produit entre les deux yeux et les deux sourcils. Ensuite le visage est entièrement submergé, et à ce moment il y a devant toi en face de ton visage un visage de lumière ainsi fait : il déborde de lumières et l'on voit derrière le délicat voilage qui le couvre un soleil aller et venir comme une balançoire animé d'un mouvement de va-et-vient. Ce visage est en réalité ton visage et ce soleil est le soleil de ton esprit qui va et vient dans le corps. Puis la pureté submerge l'ensemble du corps. A cet instant tu contemples en face de toi une personne toute de lumière d'où naissent les lumières." Ainsi la rencontre du témoin céleste est-elle le mystique lui-même sous sa forme qui est analogue à la lumière de Dieu. Il se présente d'ailleurs à la fois comme visage et comme esprit sous la forme du soleil, laquelle manifeste clairement sa parenté avec la lumière divine et la présence de la puissance de Dieu dans le voyageur. Ce double céleste, dit Najm al-Dîn Kubrâ, est appelé "le prééminent", "le maître du monde caché", "la balance du monde caché", toutes expressions qui se rapportent à la pure luminosité du coeur projetée en face de lui pour lui permettre de recevoir sa qualité."






Etonnante description du voyage de retour du gnostique selon Najm al-Dîn Kubrâ. Cette fois-ci, pas de montagne de Qâf, pas de cheminement avec Khidr vers un Nâ Kojâ Abâd unique, pas de stations et d'états, mais un un voyage à travers les royaumes des noms :

"A partir de Tirmidhî, Najm al-Dîn Kubrâ reprend l'idée du parcours des noms de Dieu. Le saint voyage dans les noms de Dieu. Chaque nom est en somme un univers en soi qui constitue une sorte de royaume avec son gouvernement, ses lois, etc. Le parcours des noms est donc comme le passage d'une région du monde caché à une autre, ce qui ouvre la perspective d'une géographie visionnaire, que cependant Najm al Dîn Kubrâ n'exploite pas outre mesure."

Chaque passage d'un royaume à l'autre gratifie le voyageur de nouvelles connaissances, sans qu'il perde le bagage amassé dans ses étapes antérieures. Mais tout cela a un but, qui n'est pas le même pour tous : retrouver le royaume de son nom propre, retrouver donc le gouvernorat de son être, comme dans la montée du Paradis, Dante voit à chaque âme élue des limites imposées par le degré duquel elle est, plus qu'elle n'appartient (mais je ne me souviens qu'il y ait, chez Dante, une idée de prédestination ?).

"Le mystique est donc appelé à traverser les royaumes des noms pour en acquérir la connaissance et les modes d'être. Le saint reçoit le nom qui correspond à chaque station qu'il franchit jusqu'à la station qui lui correspond, c'est-à-dire celle que Dieu lui a destinée à l'avance en lui en donnant la capacité. Lorsque le mystique a atteint cette station connue de Dieu, il se tient auprès de Dieu selon le nom qui lui a été conféré, et sa proximité est celle du nom avec l'essence. Le saint est donc celui qui se tient dans l'apudséité par le nom, et qui a ainsi achevé son voyage."

Allusion au Pôle, celui qui a parcouru tous les noms :

"L'acquisition des noms peut être totale. Un saint peut être appelé à voyager de nom en nom, au point d'être investi de l'ensemble des noms. Il est alors le prince des saints, nous dit Najm al-Dîn Kubrâ, en reprenant Tirmidhî, sans toutefois reprendre l'idée du sceau de la sainteté que le sage invoque immédiatement pour qualifier ce prince des saints. C'est celui qui a acquis la part de chaque nom pour aller jusqu'au royaume de la solitude divine. Celui qui est arrivé à ce point n'a plus à voyager, puisqu'il se situe d'ores et déjà dans l'apudséité."


Quoiqu'il en soit, quand le saint est allé jusqu'au bout de son voyage et qu'il s'est arrêté à la station de son nom, maintenant voici le tour des attributs:

"Pour Najm al-Dîn Kubrâ, lorsque le saint a atteint le nom qui lui appartient en propre et qu'il se tient dans sa station auprès de Dieu s'ajoute encore une autre distinction. Dans cette station de proximité Dieu ôte les voiles du regard intérieur de son coeur pour que s'y reflètent les attributs."

Et ainsi, ayant reconquis son nom, repris ses attributs :

"Au-delà de cette expérience par laquelle le mystique se situe dans sa station, réalise la stabilité de son être, se trouve l'expérience visionnaire du coeur qui est investi par les attributs de Dieu.

A ce stade l'essence se manifeste au saint par les attributs qui lui appartiennent et qui reforment l'intégrité du coeur brisé par la quête spirituelle en l'investissant des vertus divines par lesquelles il est existant au sens vrai et non plus métaphorique."

Mais il y a aussi l'ultime degré : celui de la pure unicité, celui des "gens de la théophanie", dont Paul Ballanfat nous dit que 


"c'est là sans doute cette solitude divine que Najm al-Dîn Kubrâ évoquait en se référant à Tirmidhî sans pour autant l'expliciter. C'est aussi ce troisième degré dont Najm al-Dîn affirme que l'on est saint que lorsqu'on l'atteint. Ce troisième degré a de très nombreuses caractéristiques dont la certitude visionnaire, l'affirmation de l'unicité, l'intimité et la vénération, et d'autres sur lesquelles on reviendra. L'une d'elle est liée à l'acquisition des noms. Il s'agit du pouvoir de faire-être, le takwîn. Ce pouvoir dérive de l'acquisition du nom suprême par lequel le saint est exaucé dans toutes ses prières. Cette acquisition est à la mesure de la certitude du voyageur et de sa connaissance des demeures, c'est-à-dire des royaumes des noms qu'il a traversés et dont il a acquis les usages."

Donc pouvoir immense, quasi-illimité, à ce stade. Et cependant, l'acquisition de ce pouvoir est paradoxalement la cause d'une absence telle de volonté personnelle. Celui qui ne peut plus vouloir, ne fait plus, ne peut plus faire, il ne peut que laisser faire par lui : c'est le faire-être. 


"C'est pourquoi ce pouvoir n'est autre que celui de la concentration visionnaire par laquelle le voyageur a franchi les étapes et les états jusqu'à annihiler son aspiration dans celle de Dieu, de sorte que ce qu'il veut n'est autre que ce que Dieu veut."

Ainsi un saint n'est qu'une antenne, un moyen de réception-retransmission, dont la tâche est d'être le plus passif possible, de ne pas interférer dans l'agir du kûn (fiat) :


"Dans cette parole se tient le secret de la relation intime entre la lumière de l'existentiateur et l'être créé de la causalité. Le saint qui est investi du nom suprême se trouve placé en position de vecteur entre les deux. Il est le lien nécessaire entre l'existence dont il participe et l'être créé sur lequel il reçoit ce pouvoir de faire-être."

Sans les Quarante, on dit que la structure même du monde se désintégrerait. Si on retient l'idée d'une création continue, et si le saint est le "vecteur" de ce kûn, cela se comprend aisément.

"Sa remontée à Dieu est ce qui permet la mise en lumière, la reconnaissance du secret de l'existence dans l'être créé auquel il est irréductible. Le saint porte le dépôt divin assigné à l'homme en ce qu'il rapporte l'être créé à sa source. Il en dévioile la réalité en lui-même, puisqu'il devient ce pur puits de la puissance entre néant et phénomène qu'est le coeur, "la voie du monde cachée", ce pur souffle circulaire de la couleur de l'air qu'est le hâ' du nom d'Allâh."


Najm al-Dîn Kubrâ, La Pratique du soufisme: Quatorze petits traités, trad. Paul Ballanfat, avant-propos.

TURQUIE : LES ATTEINTES A LA LIBERTE D’EXPRESSION DENONCEES PAR LES INTELLECTUELS


Alors que la Turquie était l’invitée cette année de la Foire du livre de Francfort, plusieurs intellectuels, écrivains et éditeurs en Turquie en ont profité pour dénoncer les atteintes à la liberté d’expression et de publication auxquelles ils doivent toujours faire face dans leur pays. L’écrivain Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006, a ainsi déclaré, lors de la cérémonie d’inauguration, à laquelle assistait aussi le président turc Abdullah Gül : « L'Etat turc continue malheureusement à punir des écrivains et à interdire des livres. Sur la base de l'article 301 du code pénal turc, avec lequel on essaie d'intimider des écrivains comme moi, des centaines d'auteurs et de journalistes sont traînés en justice et condamnés. »
Orhan Pamuk a aussi rappelé les interdictions multiples visant des sites Internet, comme Youtube, émanant de juges qui ont le pouvoir de bloquer l’accès de tout un pays à des plates-formes du WEB parmi les plus utilisées mondialement.

Répondant à l’écrivain, Abdullah Gül a affirmé que « la Turquie remplissait désormais en grande partie les exigences européennes en matière de liberté d'expression et de respect des différences culturelles », avant d’ajouter que le « succès n’était pas complet » et qu’il restait « beaucoup à faire. » Le président turc a tenu à remercier Orhan Pamuk pour sa « contribution à la reconnaissance culturelle de la Turquie »

Le ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier a reconnu lors de cette même cérémonie que « la Turquie a encore du chemin à faire. Mais il faut la soutenir. Je ne peux pas imaginer de réussir la politique d'intégration en Allemagne sans intégration européenne de la Turquie.

Mais d’autres voix dissidentes se sont exprimées avec plus de sévérité envers la Turquie. Ainsi l’opposant turc Ali Ertem, qui vit en Allemagne, a interpellé les intellectuels de son pays afin qu’ils s’opposent aux persécutions dont sont victimes les citoyens non turcs de la Turquie, dont les Kurdes. « Aujourd’hui l’Etat turc nie les crimes commis contre l’humanité, dans son histoire proche, et maintenant il emploie toute sa force pour faire disparaître la culture kurde. Les défenseurs de la paix et de la démocratie, les écrivains, les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme comme Musa Anter, Hrant Dink, Ak?n Birdal ont été victimes d’assassinat, ont été emprisonnés, ont été empêchés de s’exprimer librement. Le dernier exemple est l’interdiction, il y a quelques jours, du journal Taraf. Des dizaines d’intellectuels sont poursuivis au titre de l’article 301 du code pénal turc, en raison de leurs opinions. Tout comme l’interdiction de la langue kurde dans la vie administrative : L’enseignement en langue kurde est empêché, l’utilisation des sons comme ‘X’, ‘Q’ et ‘W’ est bizarrement interdit dans les textes. »

Un incident a d’ailleurs eu lieu durant le salon, des nationalistes turcs s’en prenant violemment à un stand kurde qui arborait le drapeau kurde et une carte du Kurdistan.

La dénonciation de la censure bloquant Youtube, Wordpress ou Dailymotion n’a pas empêché, le 20 octobre, la justice turque de fermer soudainement le site Blogger, soit le plus grand hébergeur de blogs au monde. La décision a été prise par la 1ère Chambre criminelle de Diyarbakir, sans que les raisons en soient, dans un premier temps, indiquées. Il s’agissait en fait d’un problème de droits de diffusion de rencontres de football, droits détenus par la chaîne de télévision Digitürk. Plusieurs bloggeurs ayant publié sur leur site les résultats des match et des images des rencontres, Digitürk a porté plainte. La cour de Diyarbakir a ainsi ordonné la fermeture de l’accès à l’ensemble des blogs. De nombreux bloggeurs turcs, excédés, ont manifesté leur mécontentement en créant un site commun, Sansuresansur.com, qui permet de contourner le blocage. Devant la publicité faite autour de cette interdiction, Blogger a pu rapidement être de nouveau accessible en Turquie. Mais Reporters sans frontières, qui réclame depuis plusieurs mois la levée de l’interdiction contre Youtube, s’est indigné contre cette mesure subite et disproportionnée : « Ni notifications aux utilisateurs, ni assignations à comparaître ! Les blogs hébergés sur cette plateforme ont été fermés par surprise. Il ne s’agit pas seulement d’une question de droits d’auteurs et de piratage. Cette décision est encore un exemple qu’en Turquie, des sites sont fermés entièrement en raison de la publication d’un seul contenu problématique sur un blog isolé. »

L’ONG a réclamé l’abrogation de la loi 5651, adoptée le 4 mai 2007 qui prévoit le blocage des sites Internet contraires à la loi 5816 (datant, elle de 1951 et condamnant les « délits contre Atatürk », l’incitation au suicide à la pédophilie, aux abus sexuels et à l’usage de stupéfiants).

« Suite à ces blocages abusifs successifs, nous avons la preuve que cette loi est la source principale de la détérioration de la liberté d’expression sur Internet. De plus, les fournisseurs d’accès doivent eux-mêmes bloquer l’accès aux sites qui vont à l’encontre de la loi, les rendant complices de la censure. Nous demandons la révision de la loi 5651 dans les plus brefs délais. Plutôt que de bloquer un site dans son intégralité, seul le contenu jugé « sensible » doit faire l’objet d’un litige », a déclaré Reporters sans frontières, qui a classé la Turquie au 102e rang de la liberté de la presse en 2008.

TV, Radio : Persépolis, Ten, Assyro-chaldéens


TV

Lundi 3 novembre à 11h15, jeudi 6 novembre à 22h30 sur Canal+ Cinéma : Persépolis, film d'animation de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, France/USa, 2007.

"Téhéran 1978 : Marjane, huit ans, songe à l'avenir et se rêve en prophète sauvant le monde. Choyée par des parents modernes et cultivés, particulièrement liée à sa grand-mère, elle suit avec exaltation les évènements qui vont mener à la révolution et provoquer la chute du régime du Chah.
Avec l'instauration de la République islamique débute le temps des "commissaires de la révolution" qui contrôlent tenues et comportements. Marjane qui doit porter le voile, se rêve désormais en révolutionnaire.
Bientôt, la guerre contre l'Irak entraîne bombardements, privations, et disparitions de proches. La répression intérieure devient chaque jour plus sévère.
Dans un contexte de plus en plus pénible, sa langue bien pendue et ses positions rebelles deviennent problématiques. Ses parents décident alors de l'envoyer en Autriche pour la protéger.
A Vienne, Marjane vit à quatorze ans sa deuxième révolution : l'adolescence, la liberté, les vertiges de l'amour mais aussi l'exil, la solitude et la différence."




Lundi 3 novembre à 15h25, mercredi 5 novembre à 16h15 sur Ciné Cinéma Club : Ten, d'Abbas Kiarostami, Iran, 2002 : " Ten met en scène dix séquences de la vie émotionnelle de six femmes, qui pourraient aussi bien être dix séquences de la vie émotionnelle d'une seule et unique femme. Celles-ci sont amenées à relever des défis à une étape particulière de leur vie."




Radio

Dimanche 2 novembre à 8h00 : Les Assyro-Chaldéens, Herman Teulé, Brepols : "L'auteur, Herman Teule, est un des meilleurs connaisseurs de la tradition syriaque orientale. Son livre est en pleine actualité avec la situation dramatique des chrétiens d'Irak. Il retrace d'abord l'histoire de ces Assyro-Chaldéens, puis expose leur doctrine (pour eux la foi est essentiellement mystère) et termine par une copieuse anthologie." Foi et tradition, J.P Enkiri.



Du lundi 3 novembre au vendredi 7 novembre à 6h15 : Histoire turque et ottomane. Istanbul ottomane, carrefour diplomatique (XV°-XVIII° siècle). Cours de Gilles Veinstein. Eloge du Savoir.

mercredi, octobre 29, 2008

IRAK : LES DIFFICILES NEGOCIATIONS DU « SOFA »


Plusieurs rencontres entre les Kurdes d’Irak et des responsables américains, ainsi que la visite de Massoud Barzani à Washington, ont porté principalement sur le « SOFA » (Status of Forces Agreement). Un accord doit en effet permettre aux Etats-Unis de maintenir une présence militaire à long terme en Irak, après que le mandat de l’ONU ait expiré, soit le 31 décembre 2008. Mais les négociations autour des modalités de l’accord n’avancent guère, en raison des réticences irakiennes.
Dans son fief de Salahaddin, le président de la Région du Kurdistan Massoud Barzani a d’abord reçu le général Raymond Odierno, le commandant des forces multinationales, accompagné d’une délégation. Le Premier Ministre du gouvernement kurde, Nêçirvan Barzanî, était également présent, ainsi que plusieurs responsables du GRK.

En plus des questions liées aux régions réclamées par les Kurdes comme Khanaqin, et de façon plus large, les problèmes de sécurité dans le pays, notamment à Mossoul, l’entretien a surtout porté sur le Pacte de sécurité actuellement débattu entre les Américains et l’Irak, les Kurdes s’y montrant, de toutes les composantes politiques de l’Irak, les plus favorables.

Autre visite éminente à Salahaddin, celle de John Negroponte, le Secrétaire d’Etat adjoint américain, venu lui aussi discuter du pacte et des accords bilatéraux Irak-USA. Auparavant, John Negroponte avait rencontré à Suleïmanieh Jalal Talabani, le président de l’Irak et visité Kirkouk. Dans une conférence de presse commune, Massoud Barzani a de nouveau réitéré son soutien à cet accord.

Le président kurde s’est ensuite rendu à Bagdad pour participer à la réunion du Conseil politique de sécurité nationale durant laquelle les principaux responsables politiques irakiens devaient discuter de nouvelles modalités apportées à l’accord final, alors que les Etats-Unis sont réticents à toute modification. Mais le Premier Ministre irakien, Nouri Al-Maliki a tout de même annoncé qu’il allait soumettre à la Maison Blanche une nouvelle version du SOFA.

De retour, il a déclaré à la presse, dès son arrivée à l’aéroport d’Erbil : «  Nous sommes clairement en faveur de la signature du projet d'accord. Il y a des forces qui soutiennent ce traité, d'autres qui hésitent, d'autres encore qui sont embarrassées et d'autres enfin qui ont peur de déclarer leur position. Nous avons participé dimanche soir à la réunion du Conseil politique de sécurité nationale où nous avons affiché clairement notre position. L'accord comporte beaucoup de points positifs en faveur de l'Irak. Il a été décidé d'en référer au gouvernement et au Parlement et chaque partie est libre de donner sa position. L'alternative en cas de rejet est inquiétante : cela signifie soit la continuation de la situation actuelle quand un officier américain a les prérogatives pour arrêter tous les ministres, soit les Etats-Unis quittent l'Irak et renoncent à leurs engagements envers notre pays. Nous avons toujours déclaré notre opposition à tout accord qui viole la souveraineté du pays mais la dernière version de l'accord proposée par les Américains prend en compte cette souveraineté. »

Une semaine plus tard, Massoud Barzani s’envolait pour Washington afin de discuter avec les responsables américains de ce même accord, alors que le camp irakien, et notamment les chiites, se montrent réticents. « La question de l'accord stratégique a été le thème principal de la rencontre », a déclaré le président à la presse, après son entretien avec Condoleeza Rice, avant d’ajouter que l’accord avait été discuté « en détail. »

Le président George Bush a indiqué avoir reçu du gouvernement irakien plusieurs demandes de modification et en avoir discuté avec Massoud Barzani, sans que leur teneur ait été révélée à la presse. Il a reconnu que le président kurde était un défenseur actif de cet accord. Condoleeza Rice, comme George Bush, se sont déclarés confiants sur le fait que l’accord puisse être signé avant la fin de l’année 2008, mais ce n’est pas un sentiment unanime au sein de l’administration américaine. L’expiration du mandat, si le SOFA n’était pas signé, ôterait toute légalité à la présence militaire des USA en Irak, ce qui entraînerait la suspension de toute opération armée, et le cantonnement des soldats dans leurs casernes. « Les avancées en matière de sécurité qui ont été accomplies commenceront de se défaire, car nous n’aurons plus de mandat légal pour opérer », estime ainsi le porte-parole du Pentagone, Geoff Morrell.

Une autre solution, qui serait d’obtenir de l’ONU qu’elle reconduise ce mandat, nécessiterait d’obtenir l’accord de la Russie et de la Chine, qui pourraient y apposer leur veto.

MOSSOUL : LES CHRETIENS FUIENT EN MASSE


Le débat sur l’adoption de la loi pour les futures élections provinciales n’a pas faibli ce mois-ci, au sujet de l’abrogation dans la loi électorale de l’article 50 qui garantissait des sièges aux minorités ethniques et religieuses. Les protestations sont toujours aussi vives de la part des groupes minoritaires concernés, comme les Yézidis et surtout les chrétiens, en butte à de récentes et meurtrières attaques dans la ville de Mossoul. Dès septembre, le représentant de l’ONU en Irak, Staffan de Mistura a appelé à la réintégration de cet article dans la constitution irakienne, et les minorités irakiennes ont aussi été relayées par le Gouvernement régional du Kurdistan.

A Telkif et au temple yézidi de Lalesh, les représentants de l’ONU, dont Staffan de Mistura, ont donc rencontré des délégations chrétiennes et yézidies. « La délégation de l’ONU a rencontré les directions des unités administratives. Ils ont discuté des moyens d’accorder des droits équitables aux minorités religieuses au moyen de l’article 50 » a résumé Dirman Sleman, le chef du Conseil provincial de Telkif. « La rencontre a porté principalement sur la requête que tout le peuple irakien soit représenté proportionnellement à la population, dans la loi sur les élections provinciales. » Le prince Tahsin Beg, chef des Yézidis, a indiqué qu’ils avaient souligné l’importance, auprès de l’ONU, des quotas de représentation, en estimant que la délégation de l’ONU leur avait fait part de sa « compréhension » concernant leur prise de position. Andrea Kilmer, l’adjoint de Staffan de Mistura a affirmé dans une conférence de presse que les Nations Unies « feront de leur mieux » pour garantir les droits des minorités en Irak et tout particulièrement ceux des Yézidis et des chrétiens.

Le Conseil spirituel des Yézidis a déjà émis une déclaration diffusée dans leurs centres culturels et religieux : « Au nom de tous les Yézidis, nous demandons et insistons pour la réinsertion de l’Article 50 dans la loi sur les élections provinciales ainsi que sa révision pour garantir une représentation équitable des Yézidis de Ninive. » Selon ce Conseil, la population yézidie s’élèverait dans cette province à 450,000 principalement à Sindjar, Shekhan, Telkif, et Bashiqa. Les Yézidis demandent aussi à l’ONU et au Conseil de présidence irakien le respect de leurs droits et d’être considérés comme une des composantes du peuple irakien.

Dans la Région du Kurdistan, ainsi que dans les zones protégées par les forces kurdes, les chrétiens, en plus de manifester contre l’abrogation ont également réclamé une autonomie dans leurs zones de résidence. « Nous manifesterons et protesterons jusqu’à ce que nous obtenions les droits à l’autonomie pour les chrétiens dans nos districts ainsi qu’une représentation religieuse équitable pour les minorités” » a ainsi déclaré Djamil Zeito, qui dirige le Conseil public des Syriaques-Chaldéens. Des milliers de chrétiens ont ainsi pris part aux manifestations, dans les villes d’Al-Qosh, Tel-Saqif, Qarqush, et à Duhok.

Le Gouvernement régional du Kurdistan a réitéré son soutien aux minorités. Le président du Parlement d’Erbil, Adnan Mufti a qualifié la suppression de l’article 50 d’anticonstitutionnelle : «  Le Parlement du Kurdistan soutient la demande des chrétiens et des autres composantes ethniques et religieuses concernant la loi sur les élections provinciales. La constitution régionale du Kurdistan reconnaît davantage les droits des minorités que la constitution fédérale de l’Irak. Au Kurdistan, les minorités participent au processus démocratique et jouissent de tous leurs droits civils, culturels et administratifs. » De son côté, Nêçirvan Barzanî, le Premier Ministre de la Région kurde, a déclaré « soutenir pleinement » la réintégration de l’Article 50 dans la constitution irakienne : « Nous devons garantir les droits des communautés minoritaires de sorte qu’elles aient une représentation dans notre gouvernement. Dans un nouvel Irak, fondé sur les principes du fédéralisme, de la démocratie et du pluralisme, nous ne devons pas permettre que de petits groupes de citoyens se sentent aliénés ou séparés. Nous devons toujours nous rappeler que notre gouvernement doit servir son peuple et n’existe que pour protéger ses droits et promouvoir leur bien-être. Dans la Région du Kurdistan, nous avons été vigilants afin de protéger les intérêts de toutes les minorités, et c’est une des raisons pour lesquelles les citoyens de toutes religions et ethnies y vivent en paix. »

Les protestations et les craintes des minorités religieuses de se voir marginalisées de la vie politique irakienne s’inscrivent dans un contexte sombre pour les chrétiens de Mossoul qui, dans le même temps, ont dû faire face à une vague d’assassinats, de menaces, d’intimidations et de chantage, de la part de groupes obscurs, qui semblent s’être donnés pour mission d’éradiquer toute présence non arabe et non musulmane à Mossoul. C’est ainsi que près de 300 chrétiens ont dû fuir la ville en quelques jours. Dès le 10 octobre, l’archevêque de Kirkouk, monseigneur Louis Sako, dénonçait, au sujet de plusieurs attaques, une « campagne de liquidations » contre les chrétiens du pays : « Nous sommes la cible d'une campagne de liquidations, une campagne de violences aux objectifs politiques ». Ces attaques ne sont pas les premières, et ne seront malheureusement pas les dernières. Il a aussi dénoncé l’inertie du gouvernement de Bagdad devant ces exactions : "Nous avons entendu beaucoup de paroles du Premier ministre Maliki, mais cela ne s'est malheureusement pas traduit dans les faits. Nous voulons des solutions, pas des promesses. »

De fait, le Premier ministre chiite, Nouri Al-Maliki, s’il a condamné les meurtres et les actes d’intimidation contre les chrétiens, n’a pas fait état de mesures précises concernant la protection de la population. L’indifférence des autorités irakiennes est durement pointée par monseigneur Rabban Al-Qas, évêque d’Erbil et d’Amadiya, dans un appel lancé sur Asia News : « Ce qui se passe à Mossoul aujourd'hui est précisément le résultat de l'immobilisme de l'Etat ainsi que d'une mentalité tordue, fanatique et fondamentaliste. Cette tragédie - qui rappelle la situation des chrétiens aux premiers siècles - a débuté immédiatement après la chute de Saddam Hussein en 2003. Des milliers de chrétiens et de musulmans kurdes ont été chassés, tués, enlevés, obligés de quitter Mossoul. A présent, il reste moins d'un quart de la population chrétienne de Mossoul. Les menaces, les représailles, les discriminations, le chantage, la propagande islamiste dans les écoles, les slogans sur les murs ont amené même les musulmans modérés à cesser de défendre leurs frères chrétiens contre l'intolérance. Auparavant, leurs maisons étaient ouvertes aux chrétiens. Maintenant, par crainte du fanatisme et du terrorisme, ils n'osent même plus montrer qu'ils ont des amis ou des connaissances parmi les chrétiens. Ce qui se passe ces jours-ci est le résultat d'un long silence de la part du Premier Ministre et du gouvernement de Bagdad, qui se sont montrés incapables de stopper la vague de violence contre les chrétiens. Ce qui se passe ces jours-ci est de leur responsabilité, sans oublier la responsabilité des forces américaines et des représentants des Nations Unies. »

Devant l’urgence de la situation, douze évêques chaldéens se sont réunis à Erbil avec le nonce du Vatican, le 29 octobre. De leur côté, dès le milieu du mois, le parlement kurde a tenu une session extraordinaire pour débattre de la situation à Mossoul et du sort des chrétiens fuyant la ville. Il a été décidé aussi d’envoyer une délégation du GRK sur place, afin de rendre compte des besoins de cette population menacée. Le Parlement a alloué 100 millions de dinars irakiens pour venir en aide aux réfugiés et le Gouvernement régional du Kurdistan a fait une déclaration condamnant les agissements des terroristes et demandé « à tous les ministères, départements et organisations concernés de porter assistance aux victimes autant qu’il leur est possible.

Dans un reportage du Kurdish Globe, daté du 16 octobre, Romeo Hakkari, le secrétaire général du Parti démocratique Bet-Nahrain, un parti chrétien, après une visite d’inspection auprès des familles réfugiées en hâte dans les alentours de Mossoul où la population est majoritairement chrétienne, faisait état de 14 chrétiens tués depuis le début du mois et de 1400 familles déplacées, trois maisons chrétiennes détruites, et d’un grand nombre de blessés. Pour Romeo Hakkari, il s’agit d’un plan visant à chasser tous les chrétiens de Mossoul, et le secrétaire général accuse ouvertement les groupes islamistes et les anciens membres du Baath. « Beaucoup de familles chrétiennes ont reçu des menaces directes afin qu’elles quittent Mossoul, ou bien indirectement, sur leur téléphones portables. » Romeo Hakkari ajoute que même après leur départ, ces chrétiens ont continué de recevoir des menaces par téléphone, afin de les dissuader à jamais de rentrer chez eux.

Interrogés par les journalistes du Kurdish Globe, les réfugiés confirment l’absence de réaction des autorités de Mossoul. « Nous avons quitté Mossoul sous les yeux de la police irakienne » accuse Samil Georges, un chrétien de la ville, qui a fui trois jours auparavant avec sa famille. Selon lui, il se peut même que certains policiers aient pris part, en sous-main, à ces actions visant à chasser les Assyro-Chaldéens. Réfutant les allégations d’un député arabe du Parlement de Bagdad, Osama Al-Nadjifi, de la Liste nationale irakienne, accusant les Kurdes d’être à l’origine de ces exactions, le père Zaya Shaba, un prêtre de la ville de Shaqlawa, dans la province d’Erbil, qui abrite de nombreux réfugiés, arabes musulmans ou chrétiens rétorque : « Au Kurdistan, le gouvernement kurde nous construit des églises, alors qu’au centre de l’Irak et à Mossoul, des extrémistes font exploser les églises. » Le père Shaba rappelle par ailleurs que les attaques antichrétiennes ne sont pas une nouveauté et se perpétuent depuis longtemps à Bagdad ou à Basra.

S’exprimant officiellement sur le site du Gouvernement kurde, le Premier Ministre Nêçirvan Barzanî expose ainsi la situation et les forces en présence : « Les terroristes qui étaient derrière les attaques et le déplacement des chrétiens à travers l'Irak ont poursuivi et étendu leur campagne de terreur à Mossoul. Les chrétiens qui ont fui Mossoul ne viennent pas seulement d'un ou deux districts de la ville de Mossoul, ils viennent aussi de 52 districts distincts des régions alentour. Il y a eu beaucoup de victimes à Mossoul. Des milliers de Kurdes ont été tués en raison de leur ethnie, ce qui a eu pour conséquence de chasser des milliers de familles. La ville de Mossoul est devenue aujourd'hui un refuge pour beaucoup d'organisations terroristes et des membres de l'ancien régime du Baath. Le soi-disant « Etat islamique » par exemple est devenu une organisation parapluie sous laquelle tous ces terroristes opèrent. Il est vrai que la plupart de ses membres sont arabes, mais les groupes comprennent aussi des Turkmènes et des Kurdes. Ajoutons à cela qu'il y a même des chrétiens qui sont d'anciens membres du régime du Parti Baath, qui se qualifient eux-mêmes de « résistance », qui luttent activement contre le gouvernement actuel et les Forces de la Coalition. Les terroristes ont recruté des soutiens parmi un mélange de groupes ethniques et religieux, afin de semer le doute, la crainte et les tensions parmi les gens de Mossoul. C'est une tactique terroriste classique. »

Réfutant ironiquement les accusations lancées par le député Osama Al-Nadjifi et relayées par une certaine presse hostile aux Kurdes, le Premier Ministre rétorque que les intérêts des Kurdes et des chrétiens, ainsi que des autres minorités de Mossoul, sont au contraire liés dans la région, et que les Kurdes ont tout à perdre de cette épuration ethnique et religieuse : « En ce qui concerne les intérêts nationaux kurdes, la présence de Kurdes yézidis et shabaks et de chrétiens dans la ville de Mossoul est importante pour les chiffres proportionnels de la population lors des prochaines élections provinciales. Dans ce cas, comment est-il logiquement possible que les Kurdes essaient de diminuer le nombre de chrétiens dans la ville et de donner aux Arabes la majorité parmi la population ? Ceux qui ont accusé les Kurdes de chasser les chrétiens et les autres hors de Mossoul sont les mêmes qui ont auparavant accusé les Kurdes de politique expansionniste à Mossoul et dans d'autres régions. Maintenant ces accusateurs ont complètement changé leurs assertions, en disant que les Kurdes chassent les chrétiens et les Kurdes yézidis et shabaks. Les Kurdes, politiquement, ont le plus à perdre de ces incidents, puisque la proportion des Arabes augmente. »

mardi, octobre 28, 2008

Coup de coeur du mois : Give me Love : Songs of the Brokenhearted - Baghdad 1925-1929




La maison Honest Jon's Records a l'excellente idée de rediffuser quelques chants et airs extraits de plus de 900 enregistrements réalisés par EMI (qui s'appelait alors Gramophon Company) pour la Voix de son Maître, en Irak, dans les années 20, avec des chanteurs très souvent juifs, qui chantaient en arabe ou en hébreux, des chants profanes, religieux, amoureux, ou bien des Kurdes, et quelques joueurs de violon ou de kemençe ottomans. Ces disques étaient destinés à être vendus sur place.

"En février 1925 l'ingénieur Robert Beckett - qui arrivait des indes - enregistra 200 titres pour une nouvelle série de la Voix de son Maître, le label alloué à la région. Les séances furent organisées par Meir Hakkak, l'aîné de 4 frères qui tenaient une boutique d'enregistrements, de gramophone et d'instruments dans la ville. Les années suivantes, Marcus Alexander enregistra encore 367 titres. Mais cette fois les enregistrements furent un échec, sabotés par Hakkak : on découvrit qu'il travaillait pour un rival allemand, Polyphon Musicwerke et qu'il avait délibérément replacé les chanteurs trop près du micro quand Alexander se trouvait hors de la pièce (Paradoxalement, il commanda tout de même 9090 titres de ces mêmes enregistrements pour sa boutique)." L'esprit de l'Orient est insondable, particulièrement avec des juifs comme Mr Meir Hakkak", écrivit Mr Evans, de Bagdad, à Mr Cooper à Calcutta, le directeur de la société Gramophon.)" Oui, on est en plein dans un récit colonial, très Empire vs fourbes Orientaux... On s'attend à voir arriver Lawrence d'Arabie... ou Soane.. Car ainsi que ces deux illustres agents, Mr Jean, un de ces émissaires prospecteurs vendeurs, sillonne ainsi l'Irak, et se déguise même en Arabe pour parcourir en toute sécurité la ville sainte de Kerbala, où il constate que "La majorité des habitants de la ville sont tous issus de la classe religieuse, habillés de vert avec des turbans blancs. Ils sont riches, mais d'apparence très fanatique. Jouer du gramophone en public est strictement interdit, comme toutes les boissons enivrantes. En dépit de nombreuses protestations des grands dignitaires religieux pour restreindre l'usage des instruments de musique, en privé je peux dire que la majorité des demeures ont des gramophones et divers instruments de musique." De même à Nadjaf, il constate qu'il y a beaucoup de gramophones dans la ville et une grande demande en disques, mais qu'il est impensable d'ouvrir ouvertement un commerce.

A Kirkouk, la situation est très différente. La principale boutique de gramophones et de disques est tenue par un certain Qassem El Saatchi. Mais Mr Jean constate qu'à "200 miles au nord de Bagdad, les disques de musique kurdes sont de loin les plus populaires". Cependant les négociations avec la compagnie s'avèrent les plus difficiles et Mr Jean, dégouté, déclare à ses suéprieures, à propos des Kurdes, qu'on ne peut les "blâmer pour la simple raison qu'ils sont Kurdes et parfaitement ignorants, incapables de voir plus loin que le bout de leur nez." Il se peut aussi que, pris dans leurs multiples révoltes indépendantistes, ces Kurdes-là n'appréciaient guère les Anglais... Il doit donc se rabattre sur le marché des musiques arabe et turque, en plus des disques anglais pour les résidents britanniques et l'armée.

Bagdad est décrite comme une ville de 200 000 habitants : "La majorité d'entre eux sont Arabes (mahométans). Le reste est juif, arménien, chrétien et européen."

La musique collectée est très diverse, parfois linguistiquement "syncrétique" de la part des juifs du Kurdistan, qui mêle "l'hébreux" (sans doute le néo-araméen) et le kurde, de genre varié, allant d'hymnes à des chansons "érotiques ou de grande détresse", des airs irakiens folkloriques ou modernes, des traditions venues d'Irak, de Bahreïn, du Koweït. Il y a des chants "rifi" c'est-à-dire de l'intérieur de l'Irak, le Rif, ou bien des airs du sud, ou bédouins. Il est noté que les danses arabes sont masculines, alors que les rondes kurdes sont bien sûr mixtes.

L'album est enrichi de photos de célèbres chanteurs et chanteuses d'époque, ainsi que le récit circonstancié de ces enregistrements et le témoignage du musicologue Yeheskel Kojaman, juif maintenant israélien, qui naquit et vécut toute sa jeunesse à Bagdad, dans une famille de mélomanes et s'est consacré, en Israël à ne pas laisser perdre la mémoire de la musique d'Irak. Mais s'il connaît très bien le milieu des chanteurs baghdadi, ses indications sont plus approximatives sur les autres. Ainsi il indique que deux taqsim sont joués au violon et au kemençe par des Kurdes : Kemani Nubar et Kementchedji Alecco. Or il doit s'agir de Nûbar Cömlekciyan Tekyay qui était Arménien et d'Aleko Bacanos, mi-grec mi-rom de Silivri (Marmara) et qui n'étaient pas Irakiens. Ils ont d'ailleurs fait l'objet de rééditions dans des CD de musique ottomane.

Le Kurde mentionné, Said El Kurdî, qui était-il ? Il chante en kurmandji, de façon très bohtî. S'agit-il de Seîdê Hemo (appelé aussi Seîdê Axa Cizrawî) ? Les dates correspondraient ainsi que le parcours de ce Kurde de Cizre qui se produisit souvent pour les programmes de radio Bagdad, comme tant de ses compatriotes interdits en Turquie. Mais n'ayant jamais entendu la voix de ce Seîdê Hemo, je ne peux l'affirmer. Les deux chansons sont "Eman eman lê Zeko" ("Aman Aman Zakko" dans l'album) et celle appelée "Kassem Mirô" me dit quelque chose, mais il se peut que ce ne soit pas son titre originel.

Un autre morceau, chanté par un certain Sayed Abbood, "Min Fergatak Lilyom," est encore plus msytérieux : décrit comme étant chanté mi en kurde mi en arabe, ça n'a pas l'air d'être du kurde. En tout cas pas très reconnaissable, ni par moi ni par des Sorans. Si quelqu'un en saisit un peu plus...

Enfin, voici la traduction du récit passionnant et émouvant du musicologue Yeheskel Kojaman, sur une jeunesse musicienne juive à Bagdad :

"Je suis né en 1921 à Bagdad. Je vivais dans un quartier habité seulement par des juifs, bien que nous n'ayons pas de restrictions pour aller où que ce soit. La rue s'appelait Hanoun Saghir, derrière le marché le plus petit du quartier. Quand j'ai eu 18 ans, nous avons dû déménager pour des maisons à louer, dans plusieurs quartiers de Bagdad.

Tous les juifs avaient l'habitude de donner deux prénoms à leurs fils, l'un en arabe, l'autre étant le nom d'un membre de la famille. Yeheskel était le nom de l'oncle de mon père, et j'ai pour second nom Akram, qui est arabe. Kodjaman en turc veut dire "le grand homme", parce que mon grand-père était responsable des finances de la ville sous les Ottomans et ils l'appelaient ainsi. Mon père était teinturier, ce qui était un bon métier à l'époque. Les chiites avaient l'habitude de teindre leurs vêtements en noir ou en bleu lors de l'Ashoura.

Mes frères aimaient la musique. Huit garçons et trois filles, et j'étais le n° 9. Mon frère aîné était l'ami de tous les chanteurs de maqams irakiens, et son meilleur ami était Salman Moshi. Tous les samedi matin, ils venaient ensemble à la maison et chez mon cousin, qui était juste à côté, à dix ou quinze, pour boire de l'arak bien sûr, et pour chanter des maqams irakiens. Quand j'avais sept ans, c'étaient mes chansons favorites avec celles d'Oumm Kalthoum (un de mes cousins, qui logeait dans une des pièces de notre maison quand j'avais cinq ou six ans, avait tous ses enregistrements, et il avait l'habitude de venir me tirer de mon lit chaque nuit et nous écoutions Oumm Kalthoum. A l'époque, je pouvais chanter tous ses enregistrements, sans savoir ce que je faisais, je n'en comprenais pas un mot).

En ce qui concerne les autres musiques, quand j'étais jeune homme, il y avait beaucoup de films indiens, la plupart musicaux. Je les avais tous vus plusieurs fois. J'alalis voir des films sur la musique classique, La Vie de Chopin, Schubert, j'ai vu The Great Walz 12 fois en deux semaines, et quand il est revenu à l'affiche, je l'ai revu, j'avais l'habitude de voir les films de Paul Robeson 4 ou 5 fois chacun. Mais les films les plus importants étaient les films égyptiens.

A la fin des années 20, il y avait deux bases britanniques en Iraq. L'une s'appelait Habbaniya, près de Ramadi ; l'autre était Hnaidi, "Little India", au sud de Bagdad. Tous les samedi, ils défilaient dans Bagdad près des bureaux du gouvernement, un bâtiment ottoman. Cela se faisait en musique, aussi mon père m'emmenait les voir : 50 ou 60 musiciens dans un ensemble d'instruments à vent, la plupart indiens, avec des officiers britanniques.

Mais les Britanniques n'étaient pas là comme en Egypte, où vous pouviez les voir en ville, partout, dans les cafés. Les Britanniques ne faisaient pas cela à Bagdad. Vous ne les voyiez jamais nulle part, sauf dans les bâtiments du gouvernement.

Au début, les Britanniques avaient projeté de faire de l'Iraq une partie de l'Inde, mais il y eut une révolution en 1920 et le peuple irakien a obligé le gouvernement à changer ses plans. Il devint un gouvernement irakien, indépendant des Britanniques. Depuis le jour où les Britanniques vinrent en 1917 jusqu'en 1932-1933, la monnaie qui avait cours était la roupie indienne.

A Bagdad, tous les musiciens professionnels, jusqu'en 1950, étaient juifs. J'en ai connu seulement deux qui n'étaient pas juifs : l'un était un percussioniste de la radio, nommé Husseïn; l'autre était un joueur de 'oud, Saliba Al-Qatrib, et il n'était pas irakien mais syrien. Iskendar, le violoniste qui était allé avec Muhammad Al-Qubbantchi à Berlin, était à Mossoul. Dans le reste du pays, c'était différent - je n'ai jamais vu un juif qui jouait du mutbidj. Je pense que c'était lié au Coran, qui était chanté sans instrument. Mais les musulmans qui nous rejoignaient respectaient les musiciens, même si eux-mêmes ne voulaient pas être musiciens.

Il en fut ainsi jusqu'en 1936, date à laquelle l'Institut des Arts ouvrit ses portes, et les gens, de façon générale, commencèrent à prendre des cours. Les musiciens de la police et de l'armée devaient apprendre les cuivres. A l'Institut, il n'y avait qu'un professeur oriental, pour le 'oud. Pour tout le reste, c'étaient des instruments européens, violon, piano et violoncelle.

Quand les juifs partirent en masse, au début des années 50, il y eut un vide béant à Bagdad, parmi les instrumentistes qui pouvaient jouer les maqams irakiens. Ils firent venir des musiciens de Palestine, comme Ruhi Khammash. Le gouvernement interdit à deux chalghi (joueurs de maqams) de Bagdad, Youssef Pataw et Saleh Shummail, de quitter le pays jusqu'à ce qu'ils aient appris à deux musiciens musulmans à jouer d'instruments traditionnels : Hashim ar-Radjab pour le santour et Shaoubi pour la djoza.

La musique, dans ses différents styles, était jouée dans les maisons, pour des événements spéciaux, par exemple une noce, et dans les maisons de café de Bagdad lors du Ramadan, et dans les night-clubs. Tous les clubs avaient leur propre orchestre. Jusqu'à la fin des années trente, cela devait se limiter à 5 personnes, un violon, un qanoun, un 'oud et deux percussionistes, qui jouaient de 7 heures du soir jusqu'à minuit.

Je pense que les night-clubs ont commencé d'émerger vers 1929. Yousself Za'rour Al-Kabir, un joueur de qanoun, jouait de la musique moderne avec un groupe dans un café. C'était un homme riche, et il ouvrit le premier night-club, le Hilal, ou Croissant de lune. Il fit venir plusieurs fois des musiciens de l'étranger : Oumm Kalthoum, Nadra. Très vite, il y eut 4 ou 5 clubs.

C'étaient des chanteuses qui se produisaient dans les night-clubs, des "benat" ou "filles". Ce qui était le plus important était leur beauté - elles avaient appris la danse et le chant comme des choses sans importance - et elles étaient recrutées parmi les prostituées. Elles s'attablaient avec les riches clients et commandaient du champagne, des choses comme cela. Pour une femme, il était impossible de penser à devenir chanteuse.

Badria Anwar se produisait dans les night-clubs, ainsi que Sultana Youssef avant qu'elle ne parte pour Mossoul.

Sultana Youssef était une chanteuse juive de Bagdad dont le père était un chanteur de maqams irakiens. Il l'avait abandonnée, ainsi que son frère, alors qu'ils étaient jeunes encore, et les deux avaient dû travailler pour vivre. Adolescente, elle vendait une friandise appelée sumsumiyya, faite de sésame et de sucre, et elle aurait commencé de chanter pour attirer les clients. Elle fut remarqué d'un propriétaire de café nommé Khammas, qui en fit une de ses "filles". Il reconnut la beauté de sa voix et la fit connaître. Sa famille ne voulut plus avoir de contacts avec elle - seul Youssef, un de ses neveux lui rendait visite, il avait mon âge, je le connaissais.

Aucune famille n'aurait permis à leurs filles de chanter en public et même dans les réunions de famille, elles ne chantaient pas quand il y avait des hommes présents. Le meilleur moyen de faire entendre leur voix était de chanter pour leurs enfants, alors les hommes pouvaient entrer dans la pièce. Cela ne fait pas très longtemps qu'il y a des chanteuses dans les familles.

J'ai rencontré Salim Daoud quand j'apprenais à jouer du 'oud. J'allais chez lui et nous devînmes très amis. Il était aveugle mais il se déplaçait par lui-même ou avec d'autres musiciens.

j'avais l'habitude de venir chez lui presque tous les jours. Il composait et chantait, jouait du violon, du 'oud quand j'étais chez lui. Il ne joauit du violon que dans les clubs. On l'appelait "Awwad", le joueur de 'oud, car c'était le meilleur d'Irak.

A cette époque, les cafés devinrent les lieux de réunion les plus importants pour les hommes - jamais de femmes - dans les villes d'Irak. Il y en avait partout, dans les rues les plus étroites de Bagdad, mais seuls les plus grands cafés aux abords de la ville étaient munis d'un gramophone et d'un large stock de disques. Je peux me souvenir de quelques-uns, du début des années 30, à l'est du Tigre, au bout de la rue Rachid, à Bab al-Sharqi, la porte de l'Est.

Il y avait un grand espace public, appelé le Jardin de la Laitue, et un grand café où en plus de boire aussi du thé et des rafraichissements, les gens pouvaient acheter et manger de la salade. Le long de la rive, il y avait une rue appelée Abu Nuwas, avec une série de grands cafés, chacun pouvant contenir plusieurs centaines de personnes. Des groupes d'amis attablés, bavardant et jouant aux dominos ou au tric-trac, et écoutant de la musique du matin au soir. Plusieurs pêcheurs passaient avec leur prise toute fraîche. Le patron du café pouvait choisir le poisson et le pêcheur le faisait griller selon une tradition, appelée "sagf", puis l'apportait sur un plateau avec des tomates et des pickles.

De l'autre côté du la rive, à Risafa, s'ouvrait une nouvelle avenue, très large, immédiatement après avoir traversé le pont, appelée Salihiyya, qui comprenait un autre ensemble de cafés, avec des parties couvertes ou à ciel ouvert. Beaucoup de gens aimaient écouter de la musique dans les boutiques, et cela a continué jusqu'en 1936, quand la radio irakienne a commencé d'émettre. A partir de là, la radio servait la plupart du temps et le gramophone seulement pour de courts intervalles, les jours où les étudiants venaient écouter de la musique, et puis la radio reprenait jusqu'à la fin des programmes, à 10 heures du soir.

En 1941, Rachid Al-Gaylanî mena un coup d'Etat pro-nazi, qui dura trois mois. Quand il s'effondra, l'avancée des forces britanniques ne put dépasser l'est de la ville. Ils n'entrèrent pas sur la rive ouest, à Risafa, et durant 48 heures, il y eut un pogrom contre les juifs, parce qu'il n'y avait plus de gouvernement. Ce pogrom nous a obligés, nous les jeunes gens, à faire quelque chose, et il y avait deux mouvements clandestins à Bagdad, le Mouvement sioniste et les Communistes. Presque tous les jeunes juifs avaient rejoint l'un de ces mouvements. J'ai rejoint le mouvmeent communiste et en 1949, quand j'étais en 3ème année à la faculté de Pharmacie, ils m'ont arrêté et jeté en prison jusqu'en 1958. Ma femme aussi est allée en prison, alors que nous étions mariés depuis très exactement 50 jours.

J'ai été condamné à 20 ans, mais il y eut une révolution en 1958 et ils m'ont libéré. Je devais partir, parce que dans le même temps, il avaient commencé de me surveiller, afin de me remettre en prison. J'ai été conduit sur la côte, et de là j'ai gagné une île sur un bateau très primitif, en étain. Deux jours après, ils ont amené un autre bateau, au milieu de la nuit, avec lequel j'ai atteint l'Iran. Une organisation juive à Téhéran envoyait les juifs irakiens vers Israël, par leurs propres moyens. Je suis arrivé en Israël en janvier 1962. Ma femme avait été expulsée de force vers Israël une fois purgés ses 5 ans de prison et elle s'y trouvait déjà, avec ma famille.

Quand je susi arrivé en Israël, ma soeur m'a emmené dans un marché irakien, en-dehors de Tel Aviv, appelé Shkhunat Hatikvah. Il était semblable à celui de Hanoun à Bagdad. Tous les Irakiens offraient leur marchandises en dialecte d'Irak. Soudainj'ai vu Dawoud Al-Kuweïty, qui se tenait dans une petite boutique, et vendait des ustensiles de cuisine. La boutique était si petite que si je m'y asseyais avec lui, personne d'autre ne pouvait y entrer. Lui et son frère Saleh étaient associés en affaires. Je me suis dit que si cela était arrivé à Daoud et Saleh Al-Kuwaïty, alors l'histoire de la musique irakienne allait être balayée. De ce jour, j'ai décidé d'écrire sur la musique d'Irak."

(Entretien mené avec Yeheskel Kojaman par Sara Manasseh le 27 mai 2008).

Give me Love : Songs of the Brokenhearted - Baghdad, 1925-1929.

Concert de soutien à l'Institut kurde