dimanche, août 31, 2008

KHANAQIN : BRAS DE FER ENTRE KURDES ET IRAKIENS


Alors que la crise parlementaire autour de la question des futures élections irakienne, battait son plein, c’est un autre conflit qui a opposé, dans un même temps, les gouvernements d’Erbil et de Baghdad, cette fois dans le domaine de la sécurité intérieure.

En effet, le 10 août, les Peshmerga qui assuraient jusqu’ici le contrôle au nord de la province de Diyala du distrist de Khanaqin, se sont vus intimer l’ordre par le ministère de la Défense irakien et le commandant en chef des forces terrestres irakiennes, Ali Ghidane, de se retirer au profit de troupes de l’armée irakienne. Mais les forces kurdes ont refusé d’obtempérer sans un ordre du gouvernement d’Erbil, comme l’a expliqué à la presse leur général Nazem Kirkouki, qui commande cette brigade de Peshmerga, forte de 4 000 comnbattants : « Nous ne recevons nos ordres que de la présidence de la région autonome du Kurdistan. Nous avons une brigade déployée dans les localités de Saadiya, Qara Tapa, Jalawla (dans le nord de Diyala) et nous ne bougerons pas car nous n'avons pas reçu jusqu'à présent d'ordre de la présidence de nous retirer. Nous sommes venus pour participer au rétablissement de la sécurité dans la région et depuis lors nous avons pris part avec les forces américaines et irakiennes à de nombreuses opérations. »

C’est effectivement à la demande des Etats-Unis et de l’Irak que ces Peshmergas assurent depuis deux ans le contrôle de cette province, qui était alors en proie aux actions terroristes d’Al-Qaïda. Depuis, l’action des troupes kurdes ont notablement augmenté sa sécurité. Les districts de Diyala peuplés de Kurdes sont réclamés par le Gouvernement kurde et font partie des régions qui doivent être soumises au référendum prévu par l’article 140. Ils relevaient auparavant de la province de Suleïmanieh.

Depuis le 29 juillet, une opération conjointe de l’armée irakienne et de forces américaines, a envoyé 40 000 soldats dans la province de Diyala, afin de la purger des réseaux terroristes d’Al-Qaïda. Mais les Kurdes objectent que les régions de la Diyala qu’ils contrôlent ne sont plus tenues par les terroristes, comme l’explique le général kurde Jabar Yawar : « La zone où nous nous trouvons est sécurisée et n'a pas besoin d'opérations militaires ni d'un déploiement de l'armée irakienne. Nous avons donné notre sang pour y maintenir la paix. »

Le porte-parole du ministre irakien de la Défense, le général Mohammed al-Askari, ne dément pas que c’est à la demande du gouvernement de Bagdad que les Peshmergas se sont déployés au nord de Diyala, mais estime qu’à présent, leur mission est terminée : « La brigade des Peshmergas était venue du Kurdistan pour prendre position dans la vallée de Khamrine quand l'armée et la police irakiennes étaient occupées ailleurs. L'accord stipulait leur retrait quand l'armée irakienne serait prête. Aujourd'hui nous sommes venus leur dire que nous n'avions plus besoin d'eux. »

Mais la décision soudaine des Irakiens de réinvestir toute la Diyala n’est peut-être pas qu’un hasard de calendrier, alors que dans le même temps, les députés kurdes et arabes, ainsi que les différentes factions de Kirkouk, se disputent au sujet du partage des pouvoirs dans cette province. Alors que militairement parlant, les Peshmergas et les Asayish (forces de sécurité) tiennent Kirkouk relativement bien en main, les Kurdes craignent ouvertement qu’en cédant la place à Khanaqin, non seulement ils pourraient perdre tout espoir de voir le rattachement de cette région au Kurdistan, mais qu’en plus, le déploiement de l’armée irakienne ne s’étende à toutes les régions revendiquées, comme l’a confié sous couvert d’anonymat à l’AFP une responsable kurde de Souleimaniyeh : « Nos dirigeants ont peur que si l'armée irakienne réussit à se déployer dans la province de Diyala, elle veuille le faire aussi dans les régions de Kirkouk et de Mossoul où sont présentes nos forces. ».

Malgré cela, le ton du gouvernement kurde a commencé par se montrer conciliant. Jafar Moustafa, secrétaire d'Etat du gouvernement autonome kurde pour les Affaires des peshmergas, a affirmé que des réunions se tenaient entre son gouvernement et le ministre de la défense irakien « pour trouver une solution ». Mais sur place, les commentaires étaient beaucoup alarmistes. Le maire du district de Djalawla, une banlieue de Khanaqin, a déclaré sur les ondes d’Aswat al-Iraq, que la situation était explosive et pouvait empirer à tout moment : « La présence des troupes irakiennes créée des tensions avec les forces des Peshmergas, durant ces derniers jours. Des deux côtés, la situation peut exploser, à chaque minute. » Le maire a expliqué que les Peshmergas craignaient d’être cernés et isolés dans la zone de Khanaqin par les Irakiens et que les tribus arabes travaillaient avec les forces irakiennes pour former des conseils locaux, d’où les Kurdes craignent d’être marginalisés, voire exclus. « Le commandement de la police de Diyala a décidé une police pour le district de Djalawlaa, et n’a recruté que des hommes arabes pour cela. C’est une violation de la loi. »

Le 15 août, cependant, Jafar Moustafa annonçait que les Peshmergas se retireraient de Qara Tepe, la place qu’ils occupaient dans le district de Khanaqin, dans les dix jours à venir, après qu’un accord ait été passé avec le gouvernement de Baghdad. Une rencontre avait eu lieu entre une délégation kurde, menée par le vice-président du GRK, Kosrat Rassoul et Fadel Mirani, secrétaire du Parti démocratique du Kurdistan, le parti de Massoud Barzani), et le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki. Mais dans les jours qui suivirent, l’arrivée des troupes irakiennes a créé très vite des tensions, non seulement avec les Peshmergas encore sur place, mais aussi au sein de la population kurde.

Le 23 août, des soldats irakiens ont investi, sans avertissement préalable, le quartier général des forces kurdes, raid qualifié de « boulette » par un responsable de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti de Jalal Talabani, président kurde de l’Irak. Mahmoud Sankawi a déclaré à la radio Aswat al-Iraq qu’ils avaient informé l’adjoint du Premier ministre, le Kurde Barham Salih, de cet incident, et soumis un memorandum à Nouri al-Maliki, dans lequel il était expliqué que « les Peshmerga ne sont pas l’armée du Mahdi », faisant allusion à la loi sur le démantèlement des milices armées, que certains groupes arabes auraient souhaité voir s’appliquer au cas des forces kurdes. Mahmoud Sankawi a indiqué que Barham Saleh s’était entretenu avec le ministre de la Défense, et avait obtenu que soit annulée l’évacuation des bâtiments gouvernementaux tenus par les Kurdes, sans que le gouvernement irakien ne confirme officiellement cet accord.

Trois jours plus tard, le 26 août, c’était au tour des habitants de Khanaqin de protester contre la présence de l’armée irakienne et l’instauration de checkpoint dans le district. Les manifestants, regroupés devant les bâtiments de la mairie, ont eux aussi envoyé un memorandum pour demander le départ des soldats, en indiquant que la situation « stable » de Khanaqin ne nécessitait pas leur présence.
De son côté, le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, recevant le 28 août une délégation de hauts responsables de l’ambassade américaine, a exprimé sa « surprise » devant la décision irakienne d’investir les zones nord de la Diyala : « Khanaqin est une zone sûre et il est surprenant que l’armée irakienne y pénètre sous prétexte de combattre le terrorisme. » Massoud Barzani s’est également interrogé sur le manque total de coordination entre les décisions du gouvernement central et la Région kurde.

Alors que le 29 août, le général Muneim Ali, commandant la 4ème brigade de la 5ème armée irakienne, annonçait le lendemain que ses hommes contrôlaient « totalement les zones de Qara Tapa, Jalawla, et al-Saadiya, dans Khanaqin, le Premier ministre Al-Maliki menaçait, selon un député du principal bloc chiite au parlement de Baghdad, de se livrer à des « actions légales » contre les forces kurdes si elles cherchaient à se déployer hors des zones qui leur étaient assignées, menace niée par Fouad Hussein, le directeur de cabinet de la présidence kurde, alors qu’une délégation de responsables kurdes se rendait à Baghdad pour discuter de la crise de Khanaqin avec les responsables irakiens. Finalement, les Peshmergas ont obtenu le droit de rester dans les bâtiments publics qu’ils occupent depuis 2003.

Dans une interview donnée à Asharq al-Awsat, le président kurde Massoud Barzani, expliquait les racines de la crise par la mauvaise volonté du gouvernement de Baghdad à considérer les Kurdes comme de véritables partenaires : « Nous sommes partenaires mais nous n'avons aucun rôle dans le gouvernement. Nous ne sommes pas partenaires sur les questions de sécurité, d'économie et les questions militaires, et nous ne sommes pas du tout informés sur ces institutions. Lors de ma récente visite, nous avons obtenu de bons accords et les moyens de les appliquer. Nous avions un programme dans lequel nous nous accordions avec le gouvernement de Bagdad. Mais lorsque nous sommes retournés dans la Région du Kurdistan, tout ce sur quoi nous nous sommes mis d'accord a été ignoré et marginalisé. Cet état de chose ne sert pas ni notre coalition ni l'Irak ni le futur de l'Irak. Tout devrait être accompli sur les principes de l'entente et du partenariat. C'est le seul moyen de construire le nouvel Irak. Les conséquences d'une autorité de monopole sont bien connues. Cette situation ne peut amener aucun résultat bénéfique pour l'Irak. »

Massoud Barzani a qualifié la mainmise irakienne sur certains districts de Khanaqin d’ « énorme erreur » en soulignant aussi que le comportement sur place des troupes irakiennes a considérablement contribué à aggraver la situation : « Quand le gouvernement a demandé aux forces kurdes de se retirer, elles se sont réellement retirées. Mais les forces militaires qui ont remplacé les Kurdes sont arrivées avec des slogans provoquants et ont agi exactement comme l'ancienne armée, celle qui a commis les crimes contre le peuple kurde dans le passé, notamment ceux durant l'opération Al-Anfal. Ainsi, ces forces sont arrivées avec les mêmes slogans, la même mentalité, et ont agi de la même manière. »

KIRKOUK : REPORT PROBABLE DES ELECTIONS PROVINCIALES


La crise provoquée par le vote, en juillet dernier, d’une loi électorale dénoncée par les Kurdes concernant le statut de Kirkouk, loi à laquelle le Conseil de présidence irakien a finalement mis son veto, ne s’est pas apaisée avec les vacances parlementaires. Le ton a non seulement monté d’un cran entre Bagdad, Erbil et Kirkouk, mais les tensions qui jusque là s’étaient concentrées sur un seul des territoires kurdes détachées par l’ancien régime, se sont étendues à Diyala, avec la décision du gouvernement central de remplacer les Peshmerga qui y assuraient la sécurité, par des troupes irakiennes.

Dès le début du mois, juste après l’annonce des 26 membres kurdes du Conseil provincial de Kirkouk (sur un total de 41 sièges), réclamant le rattachement de la province à la Région du Kurdistan, Ali al-Dabbagh, le porte-parole du gouvernement irakien, a fait savoir son opposition à « tout geste unilatéral » visant à changer le statut de la région : « Le gouvernement irakien appelle au calme tous les groupes et parties de la province de Kirkouk et à ce qu’ils s’abstiennent de toutes mesures menant à une escalade qui nuirait à l’unité nationale. Le gouvernement irakien refuse catégoriquement toute mesure unilatérale pour changer le statut de Kirkouk. » Ali Al-Dabbagh a ajouté que son gouvernement répondrait avec fermeté à « tout abus ou menace sécuritaire de la part d’un quelconque groupe armé ».

Dans le même temps, le parlement irakien tenait une session extraordinaire pour résoudre enfin le casse-tête que cette loi électorale représente à Kirkouk, puisque devant décider, avant même le scrutin, d’un partage ethnique du pouvoir entre les Kurdes, les Turcs et les Arabes, sans tenir compte de la démographie réelle de la province. Ce conflit bloque en fait la tenue des élections provinciales dans tout l’Irak, et il semble de moins en moins certain, malgré l’insistance des Etats-Unis, que ces élections auront lieu en octobre prochain, tandis que la querelle se propage dans tout le pays.

Cependant, dès le 4 août, Mahmoud Othman, un député influent de l’Alliance kurde au parlement irakien, annonçait que les partis politiques irakiens et kurdes étaient sur le point de trouver un accord sur la loi électorale, alors que le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, venait de rencontrer à Baghdad les principaux leaders politiques arabes, en présence de Staffan de Mistura, le représentant de l’ONU en Irak, auteur d’un rapport très controversé lui aussi sur la question des territoires revendiqués par les Kurdes, et l’ambassadeur américain, Ryan Crocker. Dans une déclaration à l’AFP, Mahmoud Othman a notamment indiqué que des modifications seraient faites à l’article 24 initialement adopté en juillet dernier, et que les élections à Kirkouk pourraient être ajournées de 6 mois. En attendant, une commission parlementaire pourrait être créée pour se prononcer spécialement sur le statut de la province, commission qui devrait soumettre ses rapports à la fois au gouvernement central et à celui d’Erbil, ainsi qu’aux deux parlements.

L’accord envisagé n’a pas empêché le président kurde Massoud Barzani, de fustiger, lors d’une conférence de presse donnée le 5 août, le projet de loi avorté, en le qualifiant même de « conspiration » : « Pour nous, il est clair que ce qui s'est passé le 22 juillet était une grande conspiration et représentait un grand danger pour le processus démocratique et constitutionnel en Irak, et particulièrement pour les Kurdes ». Massoud Barzani a également réitéré la position kurde sur le partage des pouvoirs à Kirkouk, à savoir qu’il devait se décider en fonction des résultats électoraux obtenus, et non par un partage en trois parts égales, des membres kurdes, turkmènes et arabes, qui ne correspond pas au poids démographique de chacune des communautés.

Les accusations de Massoud Barzani, sur la « conspiration » que représenterait cette loi, ont été reprises et précisées par Mahmoud Othman, qui a accusé ouvertement la Turquie de chercher à réduire l’influence politique des Kurdes en Irak, et en la présentant comme l’instigatrice principale du premier vote de la loi : « La Turquie a manoeuvré pour faire adopter une loi anti-kurde au Parlement. Elle est derrière l'adoption de l'article 24 de la loi électorale car elle essaie par tous les moyens de réduire les acquis obtenus par le Kurdes après la chute de Saddam Hussein. » Le député kurde critique aussi le « rôle négatif » des USA, qui, selon lui, auraient laissé faire la Turquie dans cette affaire de l’article 24. Il a aussi fait part de pressions de la part du gouvernement britannique pour que les Kurdes se plient aux exigences arabes et turkmènes.
Finalement, ce n’est pas un délai de six mois que les Nations Unies ont proposé, pour l’ajournement du scrutin, mais d’une année entière, comme l’a annoncé Mahmoud Othman, s’exprimant une fois encore au nom de l’Alliance kurde : « Nous avons accepté le projet en cinq points de l'ONU qui consiste (notamment) à repousser les élections à Kirkouk au plus tard jusqu'à décembre 2009 et de laisser la discussion se poursuivre durant un an pour régler la question de cette province ». Le député a indiqué aussi que l’ONU souhaitait, en attendant, le maintien du Conseil provincial de Kirkouk en l’état, avec, donc, une majorité kurde, et de « faire une étude sur la démographie de cette province », ce qui reviendrait, si cela était réellement mis en place, à remplir partiellement le programme prévu par l’article 140 de la constitution, lequel prévoyait un recensement de la population de Kirkouk, avant la tenue d’un référendum.

Selon Khaled Al-Attiya, vice-président du Parlement irakien, se sont montrés favorables aux propositions des Nations Unies les chiites du Conseil suprême islamique en Irak (CSII), ceux du parti al-Dawa, les sunnites du Parti islamique et du Front de la Concorde. Les chiites partisans de Moqtada as-Sadr, des sunnites du Front irakien pour le dialogue national s’y sont opposés, ainsi que des députés turkmènes qui souhaitaient, eux, que les élections soient repoussées en 2009. Cette opposition a réussi à faire capoter, une fois de plus, le vote de la loi, malgré l’insistance du porte-parole Khalid al-Attiya, à ce qu’un accord soit trouvé et que les élections puissent avoir lieu cette année, dans le reste du pays. Mais Fawzi Akram, un député turkmène partisan d’As-Sadr, a parlé de « ligne rouge » au sujet de la province disputée, en refusant tout ajournement des élections) Kirkouk.

Mais au-delà de la question électorale, l’ONU et son représentant en Irak travaillent toujours à élaborer une solution pour toutes les régions disputées en Irak, et non pas seulement Kirkouk : « Nous allons proposer entre septembre et octobre des options pour un accord global sur les régions disputées, dont bien sûr Kirkouk, qui est le problème le plus chaud actuellement en Irak », a déclaré à la presse Staffan de Mistura. « J'espère que vers octobre, les options que nous allons proposer seront prises en considération et de manière constructive par toutes les parties et qu'une formule de compromis sera trouvée afin d’apporter une solution pacifique et juste à Kirkouk. ».

Lors de la publication de son premier rapport et des solutions qu’il proposait, les Kurdes avaient vivement dénoncé l’impasse que le représentant de l’ONU faisait sur l’article 140 et le référendum prévu. Cette fois-ci, Staffan de Mistura semble vouloir parer par avance les critiques kurdes, en avançant que cela n’excluait pas la tenue d’une telle consultation populaire, faisant suite au plan qu’il doit proposer : « Cette formule pourra éventuellement ensuite être confirmée par un referendum. » Les propositions des Nations Unies porteront sur 30 à 40 régions de l’Irak, bien que, selon De Mistura, seules 12 districts posent vraiment problème. Le rapport qu’il avait délivré en juin concernait les régions d’Akre, Hamdaniya et Mahmour (province de Ninive) et Mandali (Diyala). Dès l’automne, le représentant de l’ONU a assuré que ses propositions pour Sindjar, Tell Afar, Toulkay et Shaikhan (province de Ninive), Kifri (province de Suleïmanieh), Khanaqin (Diyala) et Tuz (Salaheddin) seront soumises au Conseil de présidence de l’Irak.

Pendant ce temps, le président de la Région du Kurdistan se rendait pour la première fois depuis son élection à Kirkouk, où, dans un discours, il réaffirmait le « caractère kurde » de la ville, tout en voulant « transmettre un message de paix à Kirkouk qui est à la fois une ville du Kurdistan et d'Irak ». Cette visite a été boycottée par les représentants du Front turkmène (parti soutenu par Ankara) et ceux du Bloc arabe uni. Mais Massoud Barzani a contesté à ces deux groupes politiques le droit de s’exprimer au nom de tous les Arabes et Turmènes de Kirkouk : « J'ai invité à cette réunion des personnalités qui ne sont pas d'accord avec nous mais elles ne sont pas venues. En tout cas, ils ne représentent pas tous les Arabes et les Turcomans de la ville et quand ils seront prêts au dialogue nous le serons aussi. »

Sur la question du référendum, lui aussi repoussé sine die depuis décembre 2007, il a réitéré son attachement au respect de l’article 140, seule solution viable, selon lui : « Toutes les composantes de cette ville doivent vivre ensemble car est fini le temps où le fort pouvait dévorer le faible. Je suis venu ici pour dissiper la peur et assainir l'atmosphère entre les différentes composantes. ». Le président a ajouté que le fait d’affirmer que Kirkouk était une partie du Kurdistan, ne signifiait pas que ce n’était pas une région irakienne, niant ainsi avoir des visées séparatistes, ce dont l’accusent fréquemment des politiciens arabes, tout aussi bien que le gouvernement d’Ankara.

Mais il est d’ores et déjà assuré que les élections ne pourront avoir lieu en octobre, comme prévu initialement. Selon le chef de la commission électorale, la mi-septembre, dernier délai possible, selon le chef de la commission électorale, Faradj al-Hadjdari, un vote de la dernière chance pourrait faire adopter la loi pas plus tard que la mi-septembre : « Si la loi est adoptée le 9 ou le 10 septembre, les élections pourront avoir lieu le 22 décembre », a-t-il expliqué à l’agence de presse Reuters. Si c’est plus tard, nous pourrons essayer pour le 31 décembre. »

samedi, août 30, 2008

IRAK : LES CHRETIENS REFUGIES N’ESPERENT PLUS EN BAGDAD


Depuis le début de la guerre civile dans les régions arabes d’Irak, la communauté des chrétiens, particulièrement visée par les islamistes n’a eu d’autre choix que de fuir le pays ou de se réfugier dans la Région du Kurdistan ou dans les régions annexes dont la sécurité est assurée par les Peshmergas, comme à Ninive. Un nombre croissant de ces chrétiens espèrent de moins en moins en une solution apportée par le gouvernement de Bagdad, comme le rapporte un reportage du Kurdish Globe. Ainsi le père Joseph Yohannes, prêtre dans un village chrétien de cette province, estime que sa communauté est plus considérée comme une « minorité » allogène en Irak que comme des citoyens irakiens à part entière et pense que leur statut serait meilleur au sein du GRK : « Parfois, nous sentons que le gouvernement de Bagdad nous considère comme des réfugiés en Irak, comme si nous n’étions pas originaires de ce pays. Si nous rejoignons la Région du Kurdistan, la communauté chrétienne composera alors 15 à 20% de la population ; de cette façon, nos droits seront mieux préservés. »
Malgré la rencontre récente du pape Benoît XVI et du Premier ministre irakien, le chiite Nouri Al-Maliki, le père Joseph ne se montre guère optimiste sur une amélioration du sort des chrétiens d’Irak, même si cette question a été centrale dans les entretiens entre le souverain pontife et le chef du gouvernement. En attendant dans la région de Ninive, las d’attendre une protection incertaine des autorités irakiennes, les chrétiens tendent plutôt à s’organiser en milices d’auto-défense, appelées « gardiens d’églises » car financés par des fonds religieux. A l’instar du système de sécurité établi dans la Région du Kurdistan, la circulation entre les différents villages est surveillée et filtrée par de nombreux check-point. Saleem Yusuf, qui commande une de ces gardes civiles dans le village de Kramalis, explique que le but de ces check-point est d’empêcher les voitures kamikaze d’entrer dans les villages pour y exploser, comme ce fut le cas en août 2007, cette fois contre deux villages yézidis, dont les victimes se sont comptées par centaines. Le seul village de Kramalis est ainsi protégé par 250 gardiens.
Autres menaces, en plus des attaques suicide, les enlèvements contre rançon qui touchent toutes les communautés irakiennes, ou les exécutions sommaires. La ville de Mossoul est une des plus touchées par cette terreur. Ainsi, le père Joseph avoue n’être plus retourné à Mossoul depuis trois ans. En février dernier, le rapt, suivi de la mort de l’archevêque chaldéen de cette ville, monseigneur Paulos Faraj Rahho, qui était originaire de ce même village de Karamlis a profondément frappé les esprits.
Mais les chrétiens désireux de fuir, ou déjà réfugiés, doivent faire face à d’autres difficultés que sécuritaires. Le chômage et la perte de leurs ressources sont les problèmes majeurs de leur vie quotidienne. Parmi les chrétiens de Ninive, nombre d’entre eux, explique le père Joseph, travaillaient dans les usines ou avaient des postes administratifs. Ou bien, dans la capitale irakienne, ils possédaient des restaurants, des boutiques, qu’ils ont dû laisser derrière eux, sans grand espoir de retour.
Mais le sort des réfugiés irakiens dans les pays voisins, comme la Syrie ou la Jordanie est encore moins enviable. Ayant tout laissé derrière eux, ils ne bénéficient pas, comme dans la Région du Kurdistan, d’une aide à l’installation, d’un logement et d’une allocation mensuelle. Aussi, leurs revenus fondent vite, dans les villes arabes, pour trouver un logement et de quoi vivre, sans que là aussi, ils puissent espérer trouver rapidement un emploi. Des ONG sur place, font même état de discriminations envers les chrétiens, de la part même des employés locaux du Haut-Commissariat aux réfugiés. « Ces chrétiens qui fuient la persécution en Irak nous racontent qu'ils sont discriminés par les institutions sensées leur venir en aide. Dans le contexte actuel où la guerre d'Irak attise la haine entre chrétiens et musulmans au Moyen-Orient, les responsables du HCR et des ambassades devraient s'assurer du traitement équitable de tous les réfugiés, quelle que soit leur croyance » accuse Michel Varton, directeur de Portes Ouvertes France, dans un communiqué diffusé en juillet dernier sur le site de l’association.
Les membres de l’ONG Portes Ouvertes présents sur place ont ainsi fait état de plaintes et de des témoignages émanant de ces réfugiés d'Irak : « J'ai vu que les formulaires des chrétiens sont systématiquement rejetés alors que ceux des musulmans sont immédiatement approuvés. Cela s'est vérifié des milliers de fois. Chaque famille peut vous raconter un exemple vécu », raconte ainsi l’un d’eux.
Cet état de choses est d’ailleurs confirmé par un responsable chrétien local : « Le problème vient du fait que la plupart des employés du HCR et des ambassades qui accueillent les réfugiés sont des musulmans. Ils ne veulent pas entendre que nous sommes persécutés par d'autres musulmans en Irak. C'est une situation que la plupart des hauts fonctionnaires ignorent. »

vendredi, août 29, 2008

ERBIL : REFORME DE L’EDUCATION AU KURDISTAN D’IRAK


Pour l’année scolaire à venir, la Région du Kurdistan d’Irak s’est attelée à la réforme de son système éducatif, afin d’améliorer le niveau de son enseignement. Les programmes introduisent ainsi l’apprentissage de la langue anglaise dans les classes primaires et font une place plus grande aux activités d’éveil et de réflexion personnelle, alors que les pratiques scolaires, dans la plupart des pays du Moyen-Orient, sont essentiellement basées sur l’apprentissage par coeur, sans esprit critique.
Hero Talabani, l’épouse du président d’Irak, a expliqué que ce besoin de réforme dans l’enseignement se faisait sentir dans la Région du Kurdistan, comme pour le reste de l’Irak. Les problèmes majeurs dans ce domaine sont avant tout le manque d’écoles dans un pays qui compte une population majoritairement en âge scolaire, ainsi que des programmes aux contenus obsolètes, qui ne répondent plus aux besoins éducatifs du 21ème siècle.
Autre difficulté dans l’apprentissage des élèves, le système de rotation entre classes du matin et classse de l’après-midi, qui, selon elle, ne permet pas aux élèves d’assimiler assez de connaissances avec seulement trois heures et demi de cours réel dans une journée. Mais ces ces rotations permettent de pallier au nombre insuffisant d’établissements, bien que la Région kurde s’attache activement à combler ce retard. Ainsi, Hero Talabani explique que depuis 2003, soit depuis la chute du régime de Saddam Hussein, il s’est construit plus d’écoles au Kurdistan qu’entre 1958 et 2003 dans cette même région.
Le ministre de l’Education du GRK, le Dr. Dilshad Mohammad, est un actif partisan de ces réformes et a entrepris, à la fin du mois, une tournée dans divers pays européens, où il a rencontré des « experts » sur la question de l'enseignement, en Autriche, en Allemagne, et aussi auprès de l'ONU. Le Dr Abdulrahman a résumé ainsi ses impressions, après ces divers entretiens et consultations : « Nous avons beaucoup en commun avec les pays européens que nous avons visités, c'est une première chose. Cela inclut le défi lancé par les nouvelles technologies et leur implantation réussie dans les écoles, mais aussi un équilibre approprié entre un enseignement académique et professionnel, afin de créer une main d'oeuvre qualifiée. Mais beaucoup d'experts ont aussi souligné le contraste offert par les défis et les opportunités au Kurdistan, qui a une si forte population scolaire, en comparaison avec le défi en Europe de faire face à une population de plus en plus vieillissante. »
A Genève, au bureau international de l'éducation de l'UNESCO, le ministre kurde a participé, avec des représentants du ministre irakien de l'Education et le directeur du bureau irakien de l'UNESCO, Mohammed Djelid, à une rencontre ayant pour objet un nouveau programme éducatif pour tout l'Irak et avec des aménagements spécifiques pour la Région du Kurdistan.
L’UNESCO est déjà impliqué en Irak, dans un projet de 5 millions de $ US, pour une refonte générale des programmes scolaires irakiens, et encourage d’autres régions irakiennes à suivre l’exemple de la Région du Kurdistan en anticipant les réformes. En 2007, l’organisation a ouvert un bureau à Erbil, à la demande du gouvernement kurde. Les aides dispensées par l’UNESCO concernent aussi bien la formation des professeurs que des campagnes de prévention sanitaire et d’information, par exemple pour lutter contre les épidémies de choléra. C’est pourquoi l’UNICEF et l’Organisation mondiale de la santé sont aussi actifs dans le domaine de l’éducation, que ce soit dans les écoles primaires ou secondaires, avec un projet d’information et de prévention du choléra, lancé depuis octobre 2007 dans les villes du GRK, Erbil, Sulaïmanieh, Dohuk, tout comme à Bagdad, Basra et d’autres gouvernorats irakiens.

mercredi, août 27, 2008

TV, radio

TV
Mercredi 3 septembre 2008 à 21h45 sur Planète: Etats-Unis/Iran, le bras de fer. Documentaire de Greg Barker, USA, 2007, 54 mn.
Radio
Dimanche 31 août à 18h40 sur RFI : La laïcité en Méditerranée. Avec Pierre-Jean Luizard (CNRS) auteur de Laïcités autoritaires en terres d'islam (Fayard) ; Ahmet Insel (université Galatasaray, Istanbul) ; rediffusion. Rivages, D. Desesquelle.

Sohrawardî et les Platoniciens de Perse

Du monde imaginal que Sohrawardî appelle 'alâm al-mithâl puisque chez lui, barzakhsignifie autre chose :

"La connaissance du monde imaginal, c'est-à-dire de l'Orient moyen, est, elle aussi, une "connaissance orientale", tandis que la perception sensible et la fantaisie sécrétant de l'"imaginaire" sont des connaissances "occidentales".

Ce monde imaginal assume une fonction imprescriptible. C'est lui qui nous délivre du dilemme si courant de nos jours, lorsque, à propos de faits spirituels, certains se demandent : mythe ou histoire ? Les événements de l'Orient moyen ne sont ni l'un ni l'autre. Ce monde est le lieu d'événements propres. C'est en Orient moyen ou "huitième climat" que font éclosion les Révélations données aux prophètes, que s'accomplissent les événements de la hiéro-histoire, les faits racontés dans les récits visionnaires, les manifestations du Xvarnah ou Lumière-de-Gloire, et que s'accomplit enfin l'événement de la Résurrection (qiyâmat), prélude aux palingénésies futures."

Surgissement assez drôle d'une "obligation inattendue" pour les modernes "orientalistes" :

"Il y a ainsi une succession d'Orients auxquels, en se relevant de son exil occidental, l'être humain "se lève", d'un monde à l'autre, en une "ascension hiératique" de matins et d'illuminations. C'est cela l'istishrâq, littéralement la "quête de l'Orient". Le mostashriq, c'est le pèlerin mystique, "à la quête de l'Orient" (il y a un certain humour dans le fait que la langue moderne désigne par ce même mot les savants orientalistes ; le vocabulaire ishraqî risque de mettre ces derniers devant des obligations inattendues)."

Quand "Aristote" s'en mêle, convoque le murîd dans le monde imaginal, comme Dumbledore retrouve Harry à King Cross Station (Of course, it is happening inside your head, Harry, but why on earth should that mean that it is not real ?), faisant un sort définitif aux "Aristotéliciens" :

"Antérieurement à son grand livre, Sohrawardî donne déjà une description de la connaissance "orientale" dans son "Livre des Elucidations", et il le fait sous forme de récit d'un songe, ou plus exactement d'un entretien visionnaire advenu dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Il était alors, nous dit-il, obsédé par le problème de la Connaissance ; il s'adonnait sans relâche à la méditation de ce problème et restait accablé par les difficultés, sans entrevoir de solution. Mais voici que certaine nuit, il se sent comme enveloppé d'une grande allégresse, d'une lumière resplendissante, et il voit se préciser progressivement devant lui une silhouette humaine. Il l'observe attentivement, et bientôt il reconnaît Primus Magister Aristote sous une forme dont la beauté l'émerveille. Il fera allusion dans un autre de ses livres à cet entretien, pour préciser qu'il se passa à Jâbarsa, c'est-à-dire dans l'une des cités de l'Orient moyen, du "huitième climat", le monde imaginal auquel nous faisions allusion ci-dessus et dont cet exemple suffirait déjà à montrer que le schéma des mondes ne peut s'en passer.

Y a-t-il un trait d'humour dans le langage platonicien que tient Aristote ? Ou bien n'est-ce pas simplement la trace de la conviction où l'on était que l'auteur de la Théologie (en fait un remaniement des oeuvres de Plotin) avait toujours été ésotériquement platonicien, et que seuls ses successeurs étaient responsables du péripatétisme ? A la fin d el'entretien, Sohrawardî demande à Aristote si les philosophes de l'islam (Fârabî et Avicenne) se sont rapprochés du rang de Platon. Mais Aristote de réponde : "Pas d'un degré sur mille !" Alors Sohrawardî reporte sa pensée sur Abû Yazîd Bastamî et Sahl Tostarî, deux maîtres du soufisme dont les noms ont figurés précédemment ici dans la généalogie des Ishrâqiyûn, Bastamî transmettant le levain des Khosrawânîyûn, Tostarî transmettant le levain des Pythagoriciens. Aristote lit dans la pensée du visionnaire et lui déclare, heureux et approbatif : "Oui, ceux-là sont les philosophes et les théosophes au sens vrai (al-falâsifa wa'l-hokamâ haqqan). Ils ne se sont pas contentés de la connaissance ordinaire. Ils l'ont dépassée, pour atteindre à la Connaissanceprésentielleunitive. Ils ont pris leur point de départ là où nous-même avions pris le nôtre, et ils ont énoncé ce que nous avons nous-même énoncé. - Là-dessus, poursuit l'auteur, le Sage me quitta et me laissa pleurant sur notre séparation. Ah ! deuil et pleurs sur cette condition misérable."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. II, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse, II, La théosophie orientale, 1, "La connaissance orientale".

Avant de partir, le Magister Primus lui donne cette ultime directive, c'est-à-dire la bonneorientation : "Reviens à toi-même et la difficulté se résoudra pour toi."

"Lorsque Mollâ Sadrâ Shirazî caractérise à son tour la spiritualité ishraqî comme un entre-deux (barzakh) qui conjoint à la fois la méthode des purs soufis tendant essentiellement à la purification intérieure, et la méthode des philosophes tendant à la connaissance pure, il exprime ainsi, en toute fidélité à l'inspiration du shaykh al-Ishrâq, ce qui fait l'essence de la "théosophie orientale". Il y a en effet un certain soufisme qui a délibérément écarté, sinon méprisé, tout enseignement philosophique comme suspect de retarder le spirituel dans son effort vers le but ; et il y a une philosophie qui a ignoré ce but, en se satisfaisant de ses problèmes théoriques. Pour un ishrâqî, un "oriental" de l'école de Sohrawardî, le mystique dépourvu de formation philosophique est en grand péril de s'égarer ; en revanche, le philosophe qui ignore que sa philosophie doit éclore en une réalisation spirituelle personnelle, gaspille son temps en une recherche inutile.

Ce n'est ni à l'un ni à l'autre que s'adresse le livre de la Théosophie orientale, lequel suppose tout d'abord une sérieuse formation philosophique chez son lecteur. Celui-ci aura dû commencer par étudier la philosophie péripatéticienne, discutée tout au long des ouvrages formant la trilogie propédeutique. Mais la seconde condition est que ce lecteur ne veuille pas en rester là. L'école ishrâqî n'est ni une tarîqat (congrégation) de soufis, ni un club de philosophes."

"Un troisième trait enfin n'est autre que celui qui caractérise la personne du Pôle mystique, l'Imâm caché, comme détenant la seule autorité irrécusable, celle de l'Esprit. On dira sans doute que l'idée s'en retrouve ailleurs, en d'autres régions religieuses ou mystiques. Certes, on le rappellera ici même au cours des pages qui suivront, parce que s'en trouve confirmée la signification universelle. On peut même dire que la théosophie shî'ite duodécimaine, chez Qâzî Sa'îd Qommî par exemple, a trouvé dans l'idée de l'Imâm le fondement d'une théologie générale des religions. Dans cette mesure même apparaît dérisoire l'explication consistant à dire qu'il était naturel qu'une communauté malheureuse cherchât, après coup, dans cette idée et dans l'attente de la parousie de l'Imâm une compensation à son échec temporel. En général, ce genre d'explication est professé par ceux qui restent complètement étrangers au fait spirituelde la foi vécue. En tout cas, nous nous le sommes déjà demandé, quelle est la valeur de ce genre d'explication, lorsqu'il s'agit de la Perse depuis l'époque safavide ? La position du shî'isme n'y était nullement celle d'une minorité persécutée. Non, ni les propos de Sohrawardî concernant le pôle, ni ceux des penseurs shî'ites concernant l'Imâm caché, ne dépendent des contingences historiques. Ils visent une vérité d'essence, une revendication permanente, l'unique souveraineté de l'Esprit."

"Orient de Lumière, Lumière orientale, Lumière-de-Gloire, sont autant de désignations d'une même source des sources. Et c'est bien de la source des sources qu'il s'agit. Sohrawardî le répète dans ses livres : l'expérience de ces Lumières n'est point connaissance théorique d'un objet, formation d'un concept ou représentation à partir d'un concept. Elle est ce qui rend possibles et fonde toutes les connaissances de théosophie orientale : La Lumière n'est pas elle-même l'objet de la vision ; elle est ce qui fait voir."

"L'événement qui orienta de façon décisive la courbe de sa vie spirituelle, Sohrawardî y fait allusion en une brève confidence personnelle, disons en une sorte d'"autocritique", à un moment capital de son livre de la Théosophie orientale. Il s'y réfère à une vision directe qui fit éclater ses doutes et les limites dans lesquelles il s'enfermait en compagnie des philosophes péripatéticiens. Les opinions auxquelles il inclinait au début de sa carrière, en furent bouleversées. Comme le soulignent ses commentateurs, il s'agit de la période d'adolescence de l'auteur, lorsqu'il faisait ses débuts en philosophie. La doctrine péripatéticienne dont il prenait la défense, c'était la cosmologie limitant le nombre des Intelligences angéliques, comme motrices des Sphères, à dix ou cinquante-cinq sans plus. Le voici maintenant, ayant pris clairement conscience de son erreur de jeunesse : si merveilleux que puissent être l'ordonnance et les relations qui règnent dans le monde des corps, lequel est le monde de la nuit et des ténèbres, celles qui règnent dans le monde des nobles et pures Lumières sont nécessairement antérieures et supérieures. Or, que peuvent faire les philosophes péripatéticiens avec un plérôme d'Intelligences limité à un nombre aussi dérisoire ? Non, les relations et proportions qui règnent dans le monde de la Lumière, sont infiniment plus merveilleuses, plus réelles et complexes que celles que nous découvrons en ce monde-ci et qui n'en sont que l'ombre projetée.

Ce que Sohrawardî rejeta tout d'abord, c'était donc une cosmologie qui ignorait les mondes aux multitudes d'êtres de lumière. La conversion du shaykh al-Ishraq est liée à une révélation de l'angélologie, et celle-ci, il le rappellera en maintes occasions, était par excellence ce qui inspirait la pensée et réglait le culte des anciens Perses. Notons-le : Sohrawardî a eu le pressentiment des merveilles insondables du "Ciel des Fixes" (appellation groupant aussi bien tous les systèmes et galaxies qui sont en-dehors de notre système solaire). Sa découverte de l'angélologie allait de pair avec une révolution astronomique faisant éclater les Cieux limités de l'astronomie d'Aristote ou de Ptolémée, tandis qu'en Occident la révolution astronomique se fit aux dépens de l'angélologie. Et ce n'est pas un des moindres signes du contraste de nos cultures."

"De même, dans les Récits visionnaires de Sohrawardî (par exemple le "Bruissement des Ailes de Gabriel", le "Récit de l'exil occidental") se montre au début, ou à un autre moment, un personnage mystérieux qui, en faisant allusion à ceux qui sont au-dessus de lui, déclare : "C'est moi qui suis leur langue ; les êtres comme toi ne peuvent communiquer avec eux".De même, chez le néoplatonicien Proclus, il y a les Anges-herméneutes qui révèlent et interprètent aux âmes humaines ce qui est pour elle le Silence, l'Inexprimé des anges et des dieux des hiérarchies supérieures. Quiconque se hâte, prétend se passer de ces médiateurs, oublie la vérité tout simplement phénoménologique : sous quelque forme que se présente à lui la divinité suprême, cette forme correspond à son mode d'être à lui, car elle ne peut se montrer à lui autrement que par sa capacité, son aptitude à la saisir. Elle lui révèle simultanément sa limite, et lui indique, comme par le "geste" même qu'est son être, l'Au-delà de cette limite. C'est cela la signification de l'Ange, ce que Sohrawardî indique sous le nom de l'Ange de l'humanité, et ce qu'il éprouve à l'apparition de la Nature Parfaite."

"Le principe régulateur de son herméneutique, Sohrawardî fut en mesure de le mettre en oeuvre non seulement dans la récitation du Qorân, mais aussi dans la lecture du livre qui est, pour la Perse islamique, comme une Bible où se conserve la geste héroïque de l'ancien Iran, à savoir le "Livre des rois", le Shâh-Nâmeh de Ferdawsî (X° siècle). On peut concevoir que Sohrawardî ait lu le Shâh-Nâmeh comme nous-mêmes lisons la Bible ou comme lui-même lisait le Qorân, c'est-à-dire comme s'il n'avait été composé que "pour son propre cas". Son cas, nous venons d'en rappeler la nature ; le Shâh-Nâmeh pouvait donc ainsi devenir l'histoire ou la métahistoire de l'âme, telle qu'elle est présente au coeur du gnostique. Spontanément donc, c'est toute l'histoire de l'âme et du monde de l'âme que Sohrawardî pouvait percevoir jusque dans la trame du Shâh-Nâmeh, en le lisant au niveau duquel il est lisible dès que l'on a présente à la pensée la totalité de l'être et des mondes de l'être, c'est-à-dire à la façon dont l'éminent Proclus savait lire l'histoire de la mystérieuse Atlantide comme histoire vraie et simultanément comme "image d'une certaine réalité existant dans le Tout". Un commentaire du Shâh-Nâmeh développé en ce sens aurait l'intérêt passionnant de nous le montrer interprété d'une manière analogue à celle dont la piété hellénistique interpréta l'Odyssée d'Homère. Malheureusement, en dehors du personnage insigne de Kay Khosraw, le shaykh al-Ishraq ne nous a suggéré que l'herméneutique spirituelle du cas de trois héros du Shâh-Nâmeh : Zâl, Rostam, Esfandyar. Mais la portée en est considérable."

"Ce qu'il avait à dire, c'était non plus seulement la doctrine théosophique en sa cohérence conceptuelle, mais cette même doctrine devenait événement de son âme ; chaque étape de la doctrine devenait une étape, c'est-à-dire un état vécu, réalisé par l'âme accomplissant en acte le pèlerinage que décrit la doctrine. L'exposé didactique devient récit. Le récit n'est donc pas le point de départ de la doctrine ; il ne parle pas d'événements ayant leur lieu en ce monde-ci, le monde phénoménal, monde de l'histoire exotérique. Il est d'ores et déjà l'exhaussement de la doctrine au niveau des événements qui s'accomplissent dans le monde de l'Âme, dans le malakût. C'est pourquoi, si, du point de vue didactique, la doctrine est le sens ésotérique du récit, il reste que, du point de vue de l'accomplissement, c'est le récit qui est l'ésotérique de la doctrine. Chaque fois donc qu'à l'une quelconque des phases de l'événement on met en référence, pour "éclaircissement", tel ou tel point de la cosmologie, de la psychologie ou de l'angélologie, il ne faut pas perdre de vue que la théorie cosmologique, par exemple, n'est nullement comme telle le sens ésotérique du Récit qui la métamorphose en événement. Elle n'en est le sens ésotérique qu'à condition d'être exhaucée au niveau du Récit qui la métamorphose en événement. Alors, oui, elle est le sens du récit, parce que le récit en est lui-même l'événement, l'accomplissement. Ce "circuit herméneutique" ne fait que refléter la doctrine fondamentale de Sohrawardî : une philosophie qui ne s'achève pas en une expérience mystique, une ascension "hiératique", est stérile et privée de sens. Réciproquement une expérience mystique sans formation philosophie préalable, risque fort d'égarer et de s'égarer. Mais l'une et l'autre ensemble se conjoignent à un niveau supérieur à celui de l'une et l'autre prises isolément."

"1) L'analyse de la simple proposition : "je me connais moi-même", telle qu'elle se présente dans les contextes gnostiques, conduit à une idstinction fondamentale entre le "je" qui est le sujet connaissant, et le "moi" qui est l'objet connu ou reconnu. Le premier, c'est "moi" tel que je suis au cours de l'expérience quotidienne dans l'immédiat, au sein du monde de la perception sensible, "moi" subissant les sommations de ce monde du "phénomène" qui en grande partie m'oriente et me détermine. Le second, c'est "moi" tel que je suis au-delà des phénomènes et des apparences, des contingences de la genesis. C'est le moi réel, authentique et essentiel, substantiel et permanent. Sans doute est-il perçu par la connaissance intérieure comme à l'intérieur de moi-même. Mais simultanément il est perçu non pas comme un phantasme, mais comme ayant une existence objective, comme "un être qui est et demeure en soi" (mieux vaudrait parler de "soi" que de "moi") ; il est notre archétype éternel, "nous-mêmes dans notre éternité". Son existence est si bien objective qu'elle est éprouvée comme celle de l'"ange personnel", de l'"homme de lumière", du "Guide personnel", ou bien typifiée à la façon d'un vêtement d'origine céleste, ou d'une image, une icône (eikôn), Double ou "Jumeau céleste".

"2) La connaissance de soi aboutit à l'union, ou plutôt à la réunion de ce moi apparent (le "je" qui connaît) et de ce moi transcendant, et c'est redevenir "ce qu'en moi je suis et n'ai cessé d'être". Il ne semble pas, cependant, qu'il convienne de parler de fusion ni de confusion. En outre, la jonction présuppose non pas une simple réflexion, mais un retour. Le moi céleste garde sa réalité objective, comme celle du miroir qui me fait face et en qui je me connais et me reconnais.

Le miroir étant ce qui me fait connaître ma "face" réelle, briser ce miroir détruirait cette union même ; il n'y aurait plus de "visage", plus de connaissance "visage contre visage".

"La gnose est connaissance salvatrice en ce sens qu'elle sauve celui qu'elle sauve en lui dévoilant son origine. Il y a interconnexion entre connaître ce que l'on est, qui l'on est, et connaître ce d'où l'on est, celui par qui l'on est. Connaître sa race, son extraction, sa famille, c'est pour le gnostique connaître sa vraie patrie, connaîtrecomment il était et  il était, connaître la catégorie d'êtres à laquelle il appartient."

mardi, août 26, 2008

Journée d'études : Fereydun Âdamiyatet, l'historiographe de l'Iran moderne


FEREYDUN ÂDAMIYATET L’HISTORIOGRAPHIE DE L’IRAN MODERNE
Sorbonne – salle Bourjac- 17 rue de la Sorbonne — Paris

samedi 13 septembre 2008 — 10h-18h (entrée libre)

"Fereydun Âdamiyat (1920-2008) a profondément marqué les études historiques sur l’Iran Qâjâr. Cette journée d’études cherchera à mettre son rôle d’historien et d’intellectuel en perspective. Des chercheurs non-iraniens seront associés à des collègues iraniens pour lui rendre hommage et évaluer son oeuvre."

10h00 – Bienvenue et présentation générale : Yann Richard, Sorbonne nouvelle
10h15 – ﺮﻤﻋ نﺎﯾﺎﭘ یﺎﻫلﺎﺳ رد ﺖﯿﻣدآ (Âdamiyat dans ses dernières années) : Ali Dehbashi, directeur de la revue Bokhârâ, Téhéran
11h00 – Relecture de l’étude de Fereydun Âdamiyat sur Amir Kabir : Christoph Werner, professeur à l’Université de Marburg (Allemagne)
11h45 – Fereydun Âdamiyat et l’histoire du mouvement constitutionaliste : Nader Nasiri, m. de conférences à l’Univ. Marc Bloch de Strasbourg, Gr. d’ÉtudesOrientales, Slaves et Néo-helléniques (GEO) - UMR Mondes iranien et indien

12h30 – 14h30 Déjeuner

14h30 – Âdamiyat et l’évolution de l’historiographie iranienne : Yann Richard
15h15 – ﻥﺍﺮﻳﺍ ﺭﺩ ﯽﺒﻠﻃ ﺩﺪﺠﺗ ﻭ ﺖﻴﻣﺩﺁ ﻥﻭﺪﻳﺮﻓ (Âdamiyat et l’histoire de la modernité chez les intellectuels iraniens) : Jamshid Behnam, ancien professeur à l’Université de Téhéran et René Descartes(Paris)
16h00 — Pause
16h15 – An Iranian voice in the ‘Historikerstreit’ ? Âdamiyat on the rise of National Socialism and the fall of the Weimar Republic : Oliver Bast, Senior lecturer, University of Manchester, UMR Mondes iranien et indien
17h00 – ﺖﻴﻣﺩﺁ ﻥﻭﺪﻳﺮﻓ ﺎﺑ ﯽﺘﺳﻭﺩ ﻭ ﯼﺭﺎﮑﻤﻫ ﻝﺎﺳ ﻞﻬﭼ (Quarante années de collaboration et d’amitié intellectuelle avec Âdamiyat) : Homa Nategh, ancien professeur à l’Univ. de Téhéran et à la Sorbonne nouvelle
17h45 – 18h00 synthèse finale – Yann Richard

Journée d’études organisée avec le soutien del’UFR Orient et monde arabe (Sorbonne nouvelle), de l’UMR Mondes iranien et indien (CNRS, Sorbonne nouvelle, EPHE, Inalco), de l’EA 1340 Groupe d'Etudes Orientales, Slaves et Néo-helléniques (GEO) de l’Université Marc Blochet de dons.

lundi, août 25, 2008

Jeanne la pucelle et le Bourgeois de Paris


Jeanne d'Arc, 1429, par Clément de Fauquembergue
On eût bien étonné, et même hautement scandalisé le clerc auteur du Journal d'un Bourgeois de Paris, si on lui avait dit, en 1429, quand Jeanne vint mettre, avec les Armagnacs, le siège devant Paris, qu'elle serait canonisée presque cinq cents ans plus tard. Déjà parce que, depuis un quart de siècle, Paris, gouverné par Bourgogne et puis l'Anglais, souffre cruellement des exactions des Armagnacs, qui se comportent pis que "Sarrasins" envers les villes, villages, et le peuple qu'ils rançonnent, massacrent, violent, torturent, affament. Or cette Pucelle, "pleine de feu et de sang, de meurtres de chrétiens", est à leur tête et vient attaquer Paris, sacrilège de plus, le jour de la "Nativité de Notre-Dame", en menaçant de mettre tous les Parisiens à mort s'ils ne se rendaient. Mais cette impudence là est vite punie car les troupes armagnacques échouent : "En vérité, Paris n'avait disposé pour cet assaut d'aucun homme d'armes, sinon de quarante ou cinquante Anglais qui firent très bien leur devoir, et les Parisiens s'emparèrent de la plus grande partie du charroi dans lequel l'ennemi avait amené ses bourrées. Rien de bon ne pouvait leur advenir pour avoir voulu faire une telle tuerie le jour de la sainte Nativité de Notre-Dame."

L'Anglais, le Bourguignon, le Dauphin, au fond le clerc s'en fiche, il ne voit que désolations pour le pays, tandis que les Grands que le sort des pauvres indiffère donnent de somptueuses fêtes payées par de lourdes tailles supportées par les Parisiens ; les seigneurs sont des seigneurs de la guerre, guère mieux que les routiers et les brigands, parfois les mêmes. Aussi, le camp du roi Henri l'Anglais n'est ni pire ni meilleur que celui du Dauphin, sauf que ce dernier est allié aux Armagnacs et qu'il les déteste. Mais tous les soldats sont criminels, chevaliers ou capitaines et en plus, pillards d'églises et quelle que soit leur nation, c'est bonnet blanc et blanc bonnet :

"Il ne se passait guère de quinzaine sans que trois ou quatre cents Anglais, ou plus ou moins, ne vinssent à Paris, mais ils étaient toujours défaits et mis à mort dès qu'ils allaient sus aux Armagnacs. Ils attribuaient cela au fait que, pendant le siège d'Orléans, le comte de Salsebry avait pillé et fait piller l'église Notre-Dame de Cléry et que, par malheur, il était mort bientôt après, tué par un boulet de canon ; le siège, qui avait coûté si cher, avait dû être levé et beaucoup des leurs avaient été tués et capturés. De même, ils furent presque tous tués et pris après le sac de l'église Saint-Côme à Luzarches, puis à Chelles-Sainte-Baudour. Et cependant, qu'ont-ils fait à l'église de Saint-Maur-des-Fossés et partout où ils purent avoir le dessus ? Les églises sont pillées de telle sorte qu'il n'y reste plus ni livres saints, ni calices, ni reliques d'or, d'argent ou de tout autre métal ; ils jettent soit le corps de Notre-Seigneur, soit ces reliques. Tout leur est indifférent et ils s'emparent même des vêtements. IL n'y a plus personne qui ne soit maintenant en armes pour quelque parti, français, anglais, armagnac, bourguignons ou picard, et rien n'échappe à leurs rapines, à moins que ce ne soit trop chaud ou trop lourd. C'est grand' pitié et grand dommage que les seigneurs ne soient pas d'accord et si Dieu n'en a pitié, toute la France est en grand danger d'être perdue. De toutes parts, on y gâte les biens, on y tue les hommes, on y allume des incendies. Il n'y a pas d'étrangers ni de Français qui ne disent : Dimitte, mais cela va toujours de mal en pis, comme on s'en aperçoit."

Aussi quand Jeanne est prise, "on lui démontra tous les grands et douloureux maux, qui, par sa faute, étaient advenus dans la chrétienté et surtout au royaume de France, comme chacun sait : elle était venue assaillir Paris qu'elle voulait mettre à feu et à sang ; le jour de la Nativité de Notre-Dame, elle avait commis et fait commettre plusieurs grands et énormes péchés ; à Senlis, et ailleurs, par son hypocrisie, elle s'était fait idolâtrer par le peuple qui, dans sa simplicité, la suivait comme une sainte pucelle parce qu'elle leur avait donné à entendre que le glorieux archange saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite et plusieurs autres saints et saintes lui apparaissaient souvent et lui parlaient amicalement, non comme un Dieu se révèle parfois, mais corporellement et de bouche à bouche."

Or ce qui a dû paraître le plus blasphématoire et scandaleux aux yeux de notre clerc, c'est de prétendre que les archanges et les saints, et Dieu, donc, aient pu ordonner de tuer des chrétiens. Car c'est cela que déplore tout le long de la guerre le narrateur : ce n'est pas une guerre nationale, mais une guerre fratricide, c'est une tuerie de chrétiens par des chrétiens. Même les guerres contre Sarrasin et autres païens n'ont jamais été si bien vues qu'on imagine, alors imaginez ici... D'autant plus que la Pucelle n'a pas l'air encline à la douceur si on la contrarie :

"C'est ainsi qu'elle arriva jusqu'au roi de France, lui disant qu'elle était venue sur l'ordre de Dieu, qu'elle le ferait le plus grand prince du monde, mais qu'elle lui demandait de donner l'ordre de tuer sans merci tous ceux qui lui désobéiraient. Saint Michel et plusieurs autres anges lui avaient donné, disait-elle, une très riche couronne pour le roi, ainsi qu'une épée, mais elle ne la lui remettrait pas avant la fin de la guerre. Elle chevauchait tous les jours avec le roi, seule femme parmi tous ces gens de guerre, vêtue, montée et armée comme un homme, un gros bâton en main. Quand l'un de ses gens se méprenaient, elle frappait dessus à grands coups de bâton, comme une femme très cruelle."

"En plusieurs endroits, elle fit tuer des hommes et des femmes, soit dans une bataille, soit volontairement, car elle faisait mourir sans pitié, quand elle le pouvait, tous ceux qui n'obéissaient pas à ses lettres. Elle répétait et affirmait ne rien faire que sur l'ordre de Dieu, ordre transmis très souvent par l'archange saint Michel, sainte Catherine ou sainte Marguerite, non pas comme Notre Seigneur fit à Moïse au mont Sinaï, mais en lui disant en propre les secrets de l'avenir."

La semaine où elle fut brûlée, "le plus mauvais, le plus tyrannique et le moins pitoyable de tous les capitaines armagnacs fut pris par de pauvres compagnons et enfermé au château de Dourdan. A cause de sa méchanceté, on l'appelait La Hire."

On ne le dira jamais assez, le Moyen-Âge a haï la guerre, comptée au rang des trois fléaux majeurs, avec la peste et la famine (le trio étant souvent inséparable). Ceux qui ont besoin de la guerre, ce sont les chevaliers, et eux seuls, car c'est leur raison d'être. Face à eux, comme dit Marc Bloch, dans La Société féodale, ils ont "l'horreur du sang versé, qu'enseignait l'Eglise ; la notion traditionnelle de paix publique ; le besoin surtout de cette paix." De fait, qui fut jamais dupe de ce rôle de protecteur des faibles que l'Eglise s'efforçait de faire endosser à la chevalerie ? "en un temps d'échanges rares et difficiles, pour devenir riche, quel moyen plus sûr que tantôt le butin et tantôt l'oppression ? Toute une classe dominatrice et guerrière vivait surtout de cela et un moine, froidement, pouvait faire dire à un petit seigneur, dans une charte : je donne cette terre "libre de toute redevance, de toute exaction ou taille, de toute corvée... et de toutes ces choses que par violence les chevaliers ont coutume d'extorquer aux pauvres..."(Cartulaire de Saint-Aubin d'Anger, éd. B. de Broussillon, t. II, n° DCCX, 1138, 17 sept.).


samedi, août 23, 2008

En islam iranien

"L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le "monde intérieur", c'est-à-dire "ésotérique".

Ces passages-là me font irrésistibleement penser aux cours d'Onfray sur "l'histoire de la philosophie" :

Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue "historique" au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique", de leur situs dans la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer" causalement par "leur temps", voire de les réduire, causalement encore, à des "précédents", pour finalement conclure que, bien entendu, "de notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée", etc. "

"Pour la même impérieuse raison, le "milieu" dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer nos recherches métaphysiques. Quant à leur milieu "social", nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient ; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (l'"allogène" des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie."

Comme on peut décider d'être un écrivain japonais, ou bien au XX° siècle, appartenir à l'école des sculpteurs grecs pré-classiques, ou bien en 1186, décider que l'on est un Maître de l'ancienne Perse, ou bien au XXI° siècle se décider gnostique d'Iran et du XII° siècle, s'il vous plaît :

"On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du "temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante "être de son temps" prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au "temps chronologique", au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie "historicité". La métaphysique "existentielle" de Mollâ Sadrâ Shîrazî nous fait comprendre qu'il n'y a pas de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelées. Ainsi comprise la tradiction est tout le contraire d'un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la "gnose".

On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire liée à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le "nôtre", simplement parce que la chnonologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une "réversion" radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'oeuvre accomplie par un Sohrawardî, comme "résurrecteur" de la théosophie de l'ancienne Perse. A quoi bon alors ce mot d'"irréversible", prodigué de nos jours à tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique."


Notre attention fut retenue naguère par l'art de découper dans une matière le vide d'une silhouette, celle d'un vase, celle d'un personnage. Au fond de ce vide, empêchant la contemplation de s'égarer, une surface colorée qui manifeste la forme vidée de la matière, mais sans remplir le vide. Avancer la main dans ce vide ne serait nullement "toucher" la forme. Il y a là comme un équivalent de cette "épiphanie des incorporels" que l'art byzantin a excellé à suggérer, par de tout autres moyens. En fait se trouve suggérée une apparition dans la quarta dimension, la seule où peuvent apparaître les Invisibles. Un exemple de ces figures n'immanant pas à une matière, puisque celle-ci en a été évacuée, se trouve dans la salle de musique du palais de 'Alî Kapou à Ispahan. Une explication technique est que ces figures servaient de "caisse de résonnance". La légende dit mieux : elles conservaient les vibrations sonores, si bien que le souverain, venant seul se recueillir dans la salle, entendait une seconde fois le concert. Car peut-être la seule trace que laisse l'apparition des Invisibles, est-elle une incantation sonore perceptible par la seule oreille du coeur."

Henry Corbin.


jeudi, août 07, 2008

TV, radio

TV
Jeudi 14 août à 22h30 sur ARTE : Le Procès de Saddam Hussein, documentaire d'Esteban Uyarra (Danemark, 2001). 75 mn. (redif. le 21/8 à 10H45).
Radio
Mercredi 20 août à 17h03 sur RCF : Sébastien de Courtois - dans les pas des chrétiens d'Orient sur les routes de la soie. Visages, par T. Lyonnet.

lundi, août 04, 2008

AGCCPF-PACA : Actes du séminaire 2007, Dimension conflictuelle du patrimoine






Introduction
Par Christine Breton, conservateur du patrimoine, programme européen du patrimoine intégré de la Ville de Marseille
- Ouverture
- La valeur de discorde
- Sur la frontière.
"La présentation de chacun montre à quel point les métiers patrimoniaux sont confrontés à la problématique du conflit. L'expérience de Mireille Jacotin face aux conflits violents dans l'espace méditerranéen et ma propre expérience face à ceux liés à la désindustrialisation dans les quartiers industriels et populare de Marseille nous ont amenés à chercher les moyens de dépasser l'affect. Nous avons trouvé dans les écrits de Gabi Dolff, experte auprès de la division patrimoine du Conseil de l'Europe, les bases de ce séminaire.

La première partie est construite sur quatre expériences croisées qui dessinent les valeurs conflictuelles du patrimoine dans le champs de l'économie (Prosper Wanner), de l'environnement (Odile Jacquemin), de l'histoire (Jean-Baptise Pisano) et du social (en suivant la figure de Nicolas de Peiresc avec Jean Dhombres). Dans la seconde partie, sous la houlette de Mireille Jacotin, nous entrons dans la complexité de quatre réalités patrimoniales conflictuelles en Palestine, en Algérie, au Tassili, au Kurdistan, avec, respectivement, l'association Archivistes sans frontières, le parc national du Tassili et l'Institut Kurde de Paris."




Le Nûbara biçûkan d'Ahmedê Khanî : un dictionnaire arabo-kurde à l'usage des enfants

Introduction
Le Nûbar ou Nûbihara biçûkan fut rédigé par le sheikh Ahmedê Khanî à l'usage de ses jeunes élèves venant tout juste de mémoriser le Coran, afin qu'ils se familiarisent avec la langue arabe. Ecrit vers les années 1680, c'est un ouvrage qui fait date dans l'histoire de la lexicologie kurde, car c'est le plus ancien dictionnaire connu en cette langue. Il offre aussi l'intérêt d'être un document sur les méthodes d'enseignement dans les écoles coraniques (ou kuttab) du Kurdistan à l'époque ottomane et sur le caractère bilingue de l'enseignement dans les petites écoles et les madrassa du Kurdistan. De plus, bien éloignés de l'image péjorative qui est parfois prêtée aux kuttab ottomanes - apprentissage par coeur sans compréhension des textes, méthodes d'enseignement parfois brutales, usage exclusif de la langue arabe - le Nûbar, écrit à la fin du XVII° siècle, témogne au contraire d'un esprit pédagogique assez intelligent et d'un souci d'adapter cet enseignement à l'âge et à la culture d'origine des enfants kurdes.
Le Nûbar doit beaucoup à la structure traditionnelle des lexiques rimés, en usage dès le haut Moyen-âge musulman pour la langue persane, et qui fut aussi adoptée pour les dictionnaires ottomans. Mais si la forme ce ce petit dictionnaire est classique, le champ lexical et le niveau de vocabulaire choisis montrent un souci constant, de la part de l'auteur, de s'adapter à l'âge de ses élèves.
Nous allons voir que le classement a priori déconcertant des groupes de lemmes à l'intérieur des sections se plie en fait à une combinaison de plusieurs systèmes, assonnances, associations d'idées, termes contraires, etc., qui, en plus de la rime et de la métrique, devaient faciliter la mémorisation. Quant à l'étude du champ lexical et des thèmes sélectionnés pour l'apprentissage du vocabulaire, elle permet aussi d'esquisser l'environnement familier d'un jeune Kurde du Bohtan et des provinces adjacentes, auquel se rattachent la plupart des mots traduits de l'arabe.
Enfin, le succès que connut ce lexique, dont témoigne son usage constant dans les madrassa kurde jusqu'au début du XX° siècle, est aussi à replacer dans une histoire plus large : celle de l'apprentissage écrit du kurde et d'un enseignement en kurde dans les écoles religieuses.


Ahmedê Khanî et le Nûbar

Ahmedê Khanî, l’auteur du célèbre Mem et Zîn, est né en 1651 (1), sans doute dans la région de Hakkarî (actuellement au Kurdistan de Turquie). Nous savons peu de choses sur sa vie, sinon qu’il voyagea en Egypte et à Istanbul, et peut-être en Iran, puis revint vivre au Kurdistan, où il enseigna les sciences religieuses (2). Il mourut en 1706 à Dogubeyazit, où son mausolée s'élève juste en face du fameux palais bâti par le prince kurde Ishak Pacha.
Le Nûbar qu’il pourrait avoir achevé, selon des indications quelque peu cryptées laissées à la fin du manuscrit, en mars 1683, à l’âge de 32 ans, est le premier dictionnaire arabo-kurde connu. Dans son introduction, il explique clairement ses intentions et les destinataires de son ouvrage : pouvoir fournir aux enfants kurdes ayant achevé l’étude du Coran, c’est-à-dire sa mémorisation, un lexique leur permettant de comprendre et de se familiariser avec l’arabe, qui restait pour eux une langue difficile, si ce n'est tout à fait inconnue.

L’enseignement coranique des kuttab ou écoles coraniques pour enfants était en effet fondé sur l’apprentissage par cœur des sourates, sans que le sens en soit forcément compris. Le Nûbar se veut donc un lexique de base en arabe à l’usage des élèves ayant achevé le premier stade de leurs études, même si cela ne leur donnait certainement pas la clef de toutes les sourates coraniques :


"Ceux qui, quand ils auront terminé le Coran
Doivent aborder la science des lettres,
Et ainsi par ces quelques notes,
Pour ces natures angéliques,
Que s’ouvre la porte de leur intellect
Et qu’ils puissent étudier facilement"



Si l’on excepte les passages purement poétiques, l’introduction et le rappel des bases de l’islam, le Nûbar comporte plus de 730 mots (lemmes) et expressions kurdes, pour traduire près de 990 mots et expressions arabes. Il s'agit donc d'un lexique assez court, qui ne dépasse jamais plus de 40 pages dans ses diverses éditions.
Le Nûbar fut imprimé en 1906 à Istanbul. Une autre version, à partir d’un autre manuscrit, de la main de Molah Muhammad Wanî, avait été imprimée en 1903 à Berlin par A. von Lecoq. Les variantes entre les deux versions sont peu nombreuses et portent sur le choix de certains mots mais pas sur le sens. Une édition en caractères latins, mais qui a l'avantage de reproduire intégralement le texte d'Istanbul en alphabet arabo-kurde dans sa seconde partie, fut établie par Zeynelabiddin Kaya en Suède, en 1986. Elle se fonde sur la version d’Istanbul, mais mentionne les quelques variantes de l’édition de Berlin. C'est sur cette édition que nous nous sommes principalement appuyés.


A. La forme


1. L’ordonnance générale des sections (qit’e)

Le Nûbar est un dictionnaire rmé et versifié selon les mètres de la prosodie, en douze sections, qui suivent une introduction et une leçon religieuse. Chaque section est placée sous le signe d'un mètre classique : il y a ainsi la section radjaz salim musemmen, la ramal mehzûf, etc. Elles ont toutes le même plan : d’abord deux vers en kurde, la plupart du temps à intention moralisatrice, faisant l’éloge du savoir et de l’effort. Le premier distique est suivi de la formule métrique adoptée dans la section et d’une explication ou des recommandations sur la métrique. Enfin commence la partie lexicale.

Les mots arabes viennent souvent en premier, suivis de leur équivalent en kurde. La traduction est tournée de façon très simple : "Nar e agir (3) (le feu), herr e germî (la chaleur), berd e sar (le froid)" (II, 4). Ou bien elle prend la forme de question-réponse : "Ekhder çi ye ? Kesk e (vert)" ; "Wadî newal e (vallée), hifre çi ? kor (profond) IV, 4 ; il se peut que ces questions-réponses aient été réellement scandées et déclamées entre le maître et ses élèves. Parfois les mots arabes et kurdes sont simplement juxtaposés : "Qitt’e, kaxez (feuille, papier); hebqe, penbû (coton); wîqre, bar (fardeau) et lûd cuwal (sac)"; VI, 8.

Dans chaque section, les mots se succèdent selon des règles assez variées et au premier abord complexes. Le cas le moins fréquent est le groupe de mots qui peut évoquer, de façon plus ou moins précise, un passage du Coran. Par exemple la sourate de la Lumière, dont le champ lexical semble avoir inspiré tout le quatrième distique de la section hazaj-azhab :


Mishkat û kulek, neynik û mir’at, çira mîsbah
Wehhadj û mûnewwer hem durriyî biruhnayî.(4)


Les lemmes, qu'ils soient arabes ou kurdes, sont aussi groupés pour leurs assonances voisines. Mais le système le plus utilisé reste celui du champ lexical, à ceci près qu’il peut y en avoir plusieurs dans la même section. Enfin, le choix d’un système de classement n’est pas unique dans une section. La plupart du temps, les groupes de mots s’ordonnent selon deux voire trois systèmes, parfois dans le même distique.


2. Le groupement par assonances

Ce groupement par sons peut porter sur les mots kurdes : evîn, nevîn, tevde, revîn, revan (amour, détestation, fuir ensemble, s'échapper, IX, 4). Il peut aussi regrouper des mots arabes phonétiquement proches : "Wesseb, nesseb, kheten, khîtan." (douleur, difficulté, gendre ou garçon d'honneur, circoncision, XI, 5). Il arrive que Khanî entrelace des assonances arabes et kurdes, ainsi dans ce distique presque totalement scandé en Î/Bi :

Îc’el ! Bigêrr ! Îsheq ! Bihêr ! Iddrib ! Biqut ! Unzzur ! Binêr !
Îqre ! Bixwûn ! Î’lem ! Bizan ! Îman bi me’na bawer e. (5)




3. Le champ lexical et les associations d’idées

C’est de loin le système le plus utilisé dans le Nûbar et aussi le plus complexe, dans un désordre qui semble, au premier abord, déconcertant. Nous pouvons avoir une simple énumération de mots figurant logiquement dans un même champ lexical : les fruits, la nourriture, les vêtements, les couleurs, le froid, le chaud, le sec et l’humide. La présence très fréquente de mots "intrus" sert à prévenir les confusions possibles entre les mots d’aspect voisin mais de sens différent. Par exemple de "père" (eb û bab,) on passe à paternité, ubuwwet-babî, et l’on termine sur portier, bewwab-dergevan. (XI, 13).

Dans ces champs figurent souvent des mots qui relèvent plutôt de l’association d’idées. "Bon, bien",heyyî en arabe, est suivi de heyye (serpent)avec lequel il pourrait être confondu ; viennent ensuite le trou, le terrier (cuhre, kun), et pour finir la pierre (ber, hecer) c’est-à-dire les endroits où l’on trouve les serpents. De même, après avoir donné en arabe plusieurs noms signifiant « montagnes », Khanî passe à la vallée qu’il fait suivre immédiatement de l’adjectif "profond".
D’autres passages laissent totalement de côté les assonances et ne jouent que sur les associations d’idées et les opposés :


"Misr û beled bajar in ew, dirhem dirav, ermûsh herîr.
Manih sexî, sail ricûkar e, shefa’et mehder." (IV,7)


Le passage de «"bajar" (régions, pays, ville), à dirhem, dirav vient peut-être de la proximité de bajar avec bazar (marché), lieu qui évoque la monnaie (dirav), les marchandises comme la soie (ermûsh) ; la soie étant associée à la richesse, on enchaîne sur manih-sexî, donateur, généreux, libéral, suivi de mendiant (sail, ricûkar) pour terminer sur aide, secours, (shefa’, mehdar). (IV,5).

4. un ars memorativa ?
L’apparent désordre et incongruité de certains enchaînements de mots dans le Nûbar fait ainsi penser à une combinaison de mnémotechniques ingénieuses, qui devaient aider les jeunes élèves à mémoriser totalement le lexique, sans avoir besoin de dérouler dans l’ordre la totalité des sections.
L’enseignement en islam accordait une place majeure à l’apprentissage par cœur, à commencer par celui du Coran et des hadiths. Mais il fallait plus que savoir réciter dans l’ordre la totalité des sourates. Un faqih (juriste) devait pouvoir extraire de sa mémoire les textes relatifs à toute question religieuse ou juridique posée au hasard dans un public. Les étudiants, et plus encore de jeunes Kurdes ne parlant pas arabe, devaient nécessairement faire appel à des procédés de mémorisation identiques dans leurs cursus. Le méli-mélo déroutant des champs lexicaux, des associations d’idée et des assonances peut être un moyen de s’affranchir de la récitation linéaire de chaque section pour retrouver le sens d’un mot. En effet, beaucoup de mnémotechniques jouent plus sur le choquant, l’absurde ou l’illogisme, que sur un système de classement logique. C’est aussi le fameux art de mémoire (ars memorativa). L’avantage de cette méthode qui plaque sur les termes à retenir des situations, des sensations et des émotions, est qu’elle permet de retrouver un mot, ou des paquets de mots, de n’importe quel point ou sens que l’on parte dans les textes. C’est ce qui différencie l’art de mémoire de l’apprentissage par cœur, toujours linéaire et d’ordre immuable. (6)


B. Le contenu du dictionnaire

Les élèves auxquels Khanî a destiné son Nûbar étaient très jeunes, comme il le souligne lui-même : "Biçûkên Kurdan". Cela explique le niveau de langue, simple, concret, du lexique. L'auteur a visiblement choisi de ne citer et traduire que des mots arabes désignant des objets et des actions aisées à ceoncevoir et mémoriser par des enfants. Il y a beaucoup de mots relevant de la vie quotidienne, les animaux, l’anatomie, le climat, les couleurs, les sens, les chiffres, bref tout ce qui compose l’univers immédiat d’un écolier, avec une très forte prépondérance pour un environnement rural plus qu’urbain dans le choix du vocabulaire. Les noms, les adjectifs prédominent. Presque tous les verbes sont donnés à l’infinitif sauf dans quelques cas de l’impératif. Un seul verbe, venir, est traduit au passé, présent et futur. Les verbes d’action sont prépondérants.

Les mots kurdes choisis pour la traduction sont encore plus simples, bien loin des termes fleuris de la poésie savante, empruntés à l’arabe et au persan, dont Ahmedê Khanî parsema abondamment son Mem et Zîn. Il s’agissait évidemment de ne pas doubler la difficulté de l’apprentissage avec un vocabulaire kurde aussi difficile à retenir que les termes arabes. Le lexique est bien loin de se cantonner à un vocabulaire religieux. Bien au contraire, il s’agit d’un véritable dictionnaire arabo-kurde, comprenant près de 1000 mots de base, qui pouvaient servir pour l’étude des autres sciences enseignées en arabe.

Les références explicites à des passages coraniques sont rares ou des termes strictement religieux sont rares. Dans la section VIII, il y a, nous l’avons vu, une allusion assez claire à la sourate de la Lumière. Dans la même partie, un peu plus loin, est mentionné un terme qui se réfère à une coutume arabe préislamique proscrite ensuite par l’islam, celle d’enterrer les filles nouveau-né vivantes : mew’ûde (le mot n’ayant aucun équivalent en kurde, Ahmedê Khanî l’explique dans sa langue maternelle sans pouvoir le traduire). D’autres noms religieux, comme les surnoms de Médine et de La Mecque, de la Ka’aba, sont traduits, mais très peu de choses en somme.
2. Un manuel kurde autant qu'un lexique bilingue

Avec son introduction exposant les grands principes de la foi musulmane, les petites phrases de morale, ou de poésie religieuse en tête des sections, en plus des explications et de la traduction des termes arabes, le Nûbar forme un ensemble textuel kurde, versifié dans les règles. Ainsi, en en entendant et en recopiant les poésies du Nûbar, les écoliers d’Ahmedê Khanî manipulaient, à l'écrit comme à l'oral environ un millier de mots kurdes, se rapportant tous à leur culture et à leur environnement. Ils s’étaient aussi familiarisés avec une métrique qui servait autant dans leur langue maternelle que pour la poésie arabe et persane.
Nous pouvons donc voir que si ces cours débutaient par la mémorisaton du Coran, ils étaient suivis rapidement d'un cursus d'acquisition de la langue arabe, en même temps que de l'étude de textes kurdes. Et si l'on se reporte à l'avant-propos d'Ahmedê Khanî, où il dédie son ouvrage aux plus jeunes élèves des écoles, c'est-à-dire ceux qui avaient tout, juste achevé l'apprentissage du Coran, cela laisse supposer un bon niveau de kurde écrit dans les petites classes. Le Nûbar s’adresse à des écoliers qui devaient lire et écrire couramment leur langue, et pouvaient même commencer à se familiariser avec sa prosodie et sa métrique classique. On peut déduire que, dès les premières années, les jeunes élèves apprenaient à lire et écrire dans leur langue maternelle en même temps qu'en arabe, avec les variantes orthographiques propres au kurde.
Les cours donnés dans les écoles kurdes de l'époque ottomane étaient donc largement bilingues et jusqu'au XX° siècle, on peut dire que l'étude de la langue kurde fut soutenue et préservée dans ces madrassa. Est-ce à dire que le kurde, langue que l'on présente trop souvent comme l'outil d'une culture essentiellement orale, était largement écrit, en plus d'être parlé, par la population ? Certes pas. Le niveau d'alphabétisation au Kurdistan devait être le même que dans la plupart des provinces ottomanes, c'est-à-dire essentiellement réservé à une élite sociale, et surtout à une classe de lettrés. Mais l'esprit "militant" d'Ahmedê Khanî, qu'il affirma bien plus clairement dans Mem et Zîn, concernant l'usage du kurde comme langue littéraire, fit école dans les kuttab et les madrassa du Kurdistan, ce qui ne fut sans doute pas étranger à l'activité politique de beaucoup de sheikhs et de religueux kurdes à la fin du XIX° et au XX° siècles. (7)
Conclusion


Dans son article sur les madrassas kurdes, Zeynelabidin Zinar donne une liste d’ouvrages, et l’ordre avec lequel ils étaient abordés dans le programme. Après l’apprentissage "par coeur", celui de l'écriture et de la lecture, le jeune élève apprenait un Mewlûd (éloge du Prophète) en kurde, écrit par Mollah Ahmedê Bateyî, peut-être au XV° siècle. Puis venait l'étude du Nûbar, suivi de deux textes exposant brièvement les principes de l’islam : l’un fut écrit au XIX° siècle par le mollah Ahmedê Bateyî, et l’autre, Eqida Iman, fut également composé par Ahmedê Khanî.

Il fallut attendre la fondation de la république moderne de Turquie et la fermeture de ces madrassa, décidée par Kemal Atatürk, ainsi que l'interdiction du kurde comme langue enseignée, lue, et même parlée, pour que cesse, dans des villes comme Diyarbakir, Cizre, Dogubeyazit, un enseignement en kurde et non pas seulement du kurde.
L'impossibilité qu'ont aujourd'hui les jeunes Kurdes (hormis ceux d'Irak) d'apprendre leur langue maternelle, dès les premières années d'étude, n'est pas un état de fait entériné par leur propre histoire, mais une rupture qui leur a été brutalement imposée. La demande des Kurdes, surtout en Turquie, de pouvoir bénéficier d'un enseignement dans leur langue maternelle n'est donc pas un besoin nouveau, surgi à la faveur de la mode des revendications identitaires. C'est au contraire la restauration légitime d'une institution vieille de plusieurs siècles, et qui avait réussi à entretenir et promouvoir une riche culture, littéraire et linguistique.

Notes :

1. A la toute fin de Mem et Zîn, il indique être né en 1061 de l'Hégire, et avoir 44 ans, ce qui donne ainsi la date à laquelle le livre a été achevé, soit vers 1695.

2. ShAKELY, Kurdish Nationalism in Mem and Zîn of Ehmed-î Xanî, Uppsala, 1983. Editions Roja Nû.

3. Pour des commodités de lecture, les mots kurdes sont toujours indiqués en gras dans l'article.
4. La niche : mishkat, kulek ; le miroir : mi'rat, neynik ; la lampe : çira, mîsbah ; la lumière : wahhadj, munewwer, bihrunayî (VIII, 4).
5. Retourne ! Tranche ! Coupe ! Regarde ! (III, 4).
6. Voir notamment The Art of Memory, de France Yates, 1966.
7. Rappelons, entre autres, Sheikh Saïd, Sheikh Riza, Sheikh Ahmad Barzanî, Qazî Muhammad...
Bibliographie
  • Nûbar, Ehmedê Xanî, écrit en caractères latins avec reproduction de l'édition originale de 1906, Z. KAYA? Stockholm, 1986.
  • Nûbar, Ehmedê Xanî, en caractères latins, Z. ZINAR, Istanbul, 1992.
  • Pour la métrique, l'histoire de la lexicographie, les écoles coraniques, on peut se reporter aux entrées "'Arûd", "Kamus", "Kuttab" : Encyclopédie de l'islam, Leyde, nouvelle édition.
  • Sur les madrassas kurdes : "Medrese education in Nothern Kurdistan", Z. ZINAR, article traduit par Martin van Bruinessen, tiré de l'ouvrage Xwendina medresê, Pencînar, Stockholm, 1993.
  • Enfin, pour les francophones, une adaptation-transposition ludique du Nûbar en lexique franco-kurde peut leur donner une idée générale de ce petit lexique.

Langue Kurde


Concert de soutien à l'Institut kurde