mardi, juin 24, 2008

"l'adorateur solitaire de Sindjâr"

Dans sa "Vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn al-Misrî", qui est, au fond une collecte de "hadiths" concernant le mystique égyptien, Ibn Arabî rapporte une anecdote transmise par un cheikh alépin, du temps où lui-même vivait dans cette ville, sous la protection d'al-Malik al-Zahir, le 3ème fils de Saladin, qu'il introduit ainsi : "Dans ma demeure d'Alep, le cheikh éminent Abû Gânim Muhammad ibn Hibat Allâh ibn Muhammad ibn Abî Jarâda m'a dicté..." L'édifiant récit est une de ces innombrables rencontres que relate Dhû-l-Nûn, de fous solitaire ou de gnostiques souffrants, qui, en un dialogue amorcé par Dhû-l-Nûn, lui clouent le bec sur l'absolu de leur dévotion et ce très souvent avant de mourir sous ses yeux, histoire de bien lui montrer en actes ce qu'ils entendent, eux, par amour divin. Le nombre de soufis des deux sexes que Dhû-l-Nûn a vu ainsi mourir sous ses yeux, après qu'il les ait interrogés, est hallucinant. Il devait être facile à retrouver, il suffisait de suivre les pieux cadavres sur son chemin... Mais enfin le cheikh dont il parle, qui entre dans la catégorie des "abandonnés (al-mahjûrûn) a survécu, après lui avoir récité un poème dont voici un extrait :

"Ô Celui que mon coeur imagine, qu'il croit proche de moi, et dont pourtant la quête est pénible !
Si tu ne veux pas reconnaître les dures difficultés qui me sont imposées, ni le tourment qui a pris possession de mon coeur,
Approche seulement de ma bouche un bâton de soufre pour l'allumer, et tu verras comment mes soupirs le feront flamber !"

Le dernier vers est ainsi commenté par le rapporteur, comme le relate le Sheikh al-Akbar

"Lors de la dictée que me fit de cette histoire le cheikh Abû Ghânim, quand il fut arrivé au vers :

Approche seulement de ma bouche un bâton de soufre pour l'allumer, et tu verras comment mes soupirs le feront flamber !"

il me rapporta le récit suivant du cheikh Harûn, l'adorateur solitaire de Sindjâr, qui lui avait dit ceci : "Par une nuit froide et pluvieuse, dont je ne ressentais pas les effets car je me trouvais dans ma boutique, quelqu'un entra inopportunément (litt. "comme une graine sur une poêle à frire") alors que je me rongeais d'inquiétude et que je me consumais de chagrin. Il me dit : "Lève-toi et amène-moi quelqu'un qui sache réciter des vers ! " J'étais réticent, et puis je me suis dit qu'il fallait que je me lève et que je me ressaisisse. C'est donc ce que je fis, et je ramenai un groupe de compagnons accompagné d'un chanteur-récitant (qawwâl). Et il y avait parmi nous un homme qu'on appelait Husays et qui était atteint de folie. Le chanteur-récitant remplissait son rôle, et les moments que nous passions étaient agréables, quand Husays nous demanda de réciter ce qu'il nous dirait (Il commença par) :

"Ton Livre est sorti de la sollicitude,
Tu as renoncé à la peine qui accable, en t'en détournant ( texte fautif ?)"

et d'autres vers du même genre de son invention, qu'il récitait et que le chanteur professionnel répétait immédiatement après lui, tant et si bien que, très agité, il cria : "La jubba (sorte de robe) brûle ! La jubba brûle !" Il l'enleva et la jeta, et à ce moment, j'en jure par Dieu, nous avons vu de la fumée qui en sortait."

Qui est ce cheikh Harûn, nommé comme "l'adorateur solitaire de Sindjâr", mais qui ne l'était pas au moment du récit qu'il rapporte, puisqu'il tient boutique ? En quelle ville ? Sindjâr ? Mossoul ? (la jubba semble être plutôt un vêtement arabe). Voire même de plus loin puisque cet autre ermite brûlé d'ascèse, 'Adî ibn Musafir, à l'origine (involontairement) du culte des Yézidis était venu de Syrie pour se perdre dans ces montagnes de Hakkarî-Sindjâr. Roger Deladrière nous dit dans une note que le rapporteur, le cheikh Abû Ghânim, était né en 1145. Le cheikh Harûn qui lui a donc fait ce récit avait pu être un contemporain du cheikh Adî ou de ses neveux. Ce qui est intéressant c'est que le mont Sindjâr semble donc être à la fois un lieu privilégié de retrait érémitique, en même temps qu'un endroit qu'Ibn Jubayr décrit comme infesté de brigands kurdes (et probablement, en 1183, déjà proto-yézidis). ce qui est sûr c'est que les lieux sauvages autour de Mossoul ont fait longtemps se côtoyer dévots soufis, Kurdes yézidis ou non, ayyârs (brigands apaprtenant à une confrérie).

La Vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien, Ibn 'Arabî, trad. R. Deladrière.

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