vendredi, mai 30, 2008

Brins de chicane

J'aime bien cette histoire qui démontre, d'une part, l'excellence et le sérieux de la médecine en terre d'islam dès l'origine, une curiosité à la fois humaniste et scientifique, assez typique de cette civilisation envers les "éprouvés par Dieu"... et les lignes qui concluent le récit, d'un humour peut-être involontaire !

"Muhammad ibn Abî Tâhir nous a rapporté, selon 'Alî ibn al-Muhassin at-Tanûkhî qui le tient de son propre père, qui a dit tenir ce récit d'Abû Muhammad Yahyâ ibn Muhammad ibn Fahd et Abû 'Umar Ahmad ibn Muhammad al-Khallâl, qui lui ont dit :

Nombreux sont les gens de Mossoul et d'ailleurs qui nous ont rapporté ce récit, conffirmé par des personnes que nous considérons de bonne foi, dont les informations ont été maintes fois vérifiées, eu égard à la fréquence des témoignages et à leur concordance, et à la solidité de la chaîne des transmetteurs crédibles. Ces témoins nous ont donc affirmé avoir vu dans la ville de Mossoul, vers les années cinquante de l'hégire, deux hommes que le gouverneur de la province d'Arménie a fait parvenir au prince Nâçir ad-Dawla, à titre de curiosité.

Âgés de trente ans environ, ils étaient en effet collés l'un à l'autre d'un seul côté, un tout petit peu au-dessus de la hanche jusque tout près de l'aisselle. Leur père, dépêché avec eux auprès du prince, a dit qu'ils étaient nés ainsi.

Nous les avons vus, vêtus de deux chemisiers, de deux pantalons, d'un habit approprié à chacun ; seulement, les épaules et les bras attachés d'un côté, ils étaient fort embarrassés pour marcher. Chacun mettait l'unique bras libre dont il disposait derrière le dos de l'autre, et ils se déplaçaient péniblement. Quand il leur arrivait de voyager, ils chevauchaient sur une seule monture. Aucun d'eux ne peut entreprendre un geste sans que l'autre ait décidé de faire exactement le même. Si l'un, par exemple, devait aller se soulager, l'autre était forcément avec lui, même s'il n'avait pas le même besoin à cet instant.

Le père a confié qu'il avait bien cherché, dès la naissance des deux frères, un moyen pour les disjoindre. On l'avait alors prévenu qu'ils en périraient, du fait qu'ils étaient collés au niveau de la hanche, et que la séparation ne saurait être possible. Il s'était résigné à abandonner tout espoir.

Ils étaient dans la foi de l'islam. Aussi le prince Nâçir ad-Dawla était-il fort généreux avec eux, les gratifiant de présents, en pièces d'or et prestigieuses vêtures. Epatés, les gens de Mossoul venaient les voir et leur offraient des présents.

Abû Muhammad (l'un des deux narrateurs) a ajouté : Plusieurs rapporteurs m'a dit qu'ils avaient regagné leur pays, et que l'un d'eux, victime d'un mal, avait rendu l'âme. Le père ne pouvant pas enterrer le mort, le cadavre, putréfié, avait gravement affecté le frère survivant qui incapable de bouger, avait fini lui aussi par mourir, tant d'accablement qu'à cause de la puanteur.

Dans le temps, pour leur venir en aide, le prince Nâçir ad-Dawla avait convoqué des médecins, et leur avait demandé qu'ils pouvaient trouver un moyen de les séparer.

Les médecins avaient demandé aux frères siamois comment ils réagissaient, l'un et l'autre, à la faim. Ils avaient précisé que si l'un d'eux avait faim à tel moment, l'autre ressentait le même besoin quelques instants plus tard. Si l'un avalait un purgatif, l'humeur de l'autre pouvait se dégager bien après celle de son frère, et il arrivait à l'un d'avoir envie de déféquer et à l'autre de n'en avoir envie qu'une heure après.

En les disséquant, on avait constaté qu'ils avaient un seul ventre, un seul ombilic, un seul estomac, le même foie et une rate unique. Pas de côtes au niveau de la jonction. Les médecins avaient donc conclu qu'ils auraient en effet péri si on avait tenté de les disjoindre.

On avait observé aussi qu'ils étaient munis de deux pénis et de quatre testicules.

Il leur arrivaient d'être en désaccord, et une grosse querelle éclatait alors entre eux, si bien que l'un jurait de ne plus adresser la parole à l'autre. Mais ils ne tardaient pas à se réconcilier." (IV, 240).

Autres anecdotes, très drôles ; ainsi, sur les méfaits que causait une armée venue du Khorassan installée dans la ville de Sijistân, dont

"les hommes commirent les pires turpitudes dans la ville; Ils allèrent même jusqu'à s'en prendre aux femmes, qu'ils agressaient impunément au grand jour."

la réponse savoureuse du commandant sermonné par le jurisconsulte saisi par les plaignants de la ville :

"- Maître ! Je ne t'imaginais pas aussi inculte ! Moi, je commande à trente mille hommes dont les épouses se trouvent à Boukhara. Quand toutes ces verges se dressent, que veux-tu qu'ils fassent ? Qu'ils les envoient en lettres de crédit à leurs légitimes ? Il faut bien qu'ils les placent là où ils le peuvent ! A ce sujet, il n'y a rien à faire, je ne peux porter atteinte au moral des troupes en leur ordonnant de renoncer à cela... Allez-vous-en !"

Pour finir, le jurisconsulte accorda aux habitants une fatwa commandant de se débarrasser des turbulents et paillards Khorassaniens. Seul le commandant et quelques-uns en réchappèrent en s'enfuyant à cheval. Pour conclure :

"Plus jamais une armée du Khorassan ne vint en garnison dans les lieux." (III, 33).

De l'agilité d'esprit de certains fuqaha pour se détortiller, jésuitiquement si je puis dire de la prohibition du vin :

"On a demandé à un serviteur d'Abû l-Hasan al-Karkhî de faire la preuve de la licéité du vin de dattes [sens général, mais aussi celui de la vigne] agrémenté de graines de cardamome, très fortement enivrant, et il a dit :

Etant établi que Dieu, Très-Haut soit-Il, en nous promettant le paradis, qu'Il en a fourni la meilleure description, a permis ici-bas de savourer des plaisirs analogues à ceux qu'Il a promis, rien que pour nous donner à apprécier la valeur de Sa promesse, toujours recommencée, il s'ensuit que, ayant aussi promis le vin au paradis, nous l'interdisant cependant dans la vie présente, il devient impossible d'apprécier ce plaisir-là, pour entreprendre au mieux les oeuvres qui nous vaudront de mériter le paradis, là où il nous deviendra licite d'en boire. Il s'avère donc nécessaire que soit licite au moins une chose de la même espèce que le vin paradisiaque et à même de nous faire accéder à la preuve de sa succulence. Et c'est le vin de datte." (III, 141).

La difficulté pour traduire les auteurs classiques, que ce soit en arabe ou en kurde, c'est de débroussailler les redondances stylistiques dont les shasiwar du calame ont la manie, en mettant systématiquement deux mots là où un seul suffit (Et Khanî et Cizirî n'en sont pas exempts, loin de là). Apparemment, ça agaçait aussi certaines personnes, même au X° siècle :

"Le cadi Abî 'Alî at-Tanûkhî a rapporté, selon mon père Abû l-Qâsim, qui le tient de son propre père, selon 'Alî Husayn ibn as-Sumayda ' al Antakî qui a dit :

Il y avait chez nous à Antioche un gouverneur à la solde de l'émir d'Alep qui se faiait servir apr un secrétaire sot.

Un jour, deux frégates de la flotte musulmane dirigée contre les Byzantins firent naufrage. Voici ce que ce secrétaire avait écrit à l'émir d'Alep, au nom de son maître : "Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux, j'informe l'émir, Dieu l'assiste, que deux frégates, autrement dit deux embarcations, ont fait naufrage, autrement dit ont été englouties par les eaux, à cause d'une mer déchaînée, c'est-à-dire d'une mer houleuse, et il n'y a pas de survivants, je veux dire que tous les marins ont péri."

Et voici la réponse de l'émir d'Alep : "Nous avons reçu ta missive, autrement dit elle nous est parvenue, nous l'avons comprise, c'est-à-dire que nous l'avons déchiffrée. Alors, corrige ton secrétaire, autrement dit fais-lui subir le supplice de la gifle, et remplace-le, je veux dire : révoque-le ! car il est bien stupide, c'est-à-dire rien qu'un sot. Paix sur toi, je veux dire : fin de ma lettre." (VII, 178).

Tanûkhî, Brins de chicane. La vie quotidienne à Bagdad au X° siècle, extraits choisis et traduits de l'arabe par Youssef Seddik.

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