samedi, décembre 29, 2007

Coup de projo sur : Hassan Youssefzamanî







Né en 1931 à Sine (Sanandadj en persan), au Kurdistan d'Iran, Hassan Yousefzamani, à la fois poète, musicien, compositeur, parolier, est un maître de la musique classique iranienne depuis près d'un demi siècle. Jouant lui-même de la clarinette, du saxophone, du violon, il a composé près de deux cents musiques pour les plus grands noms de la chanson iranienne, ainsi le grand chanteur persan Mohammad Reza Shajarian, les Kurdes Shahram Nazeri et Mazhar Xaliqî, et Sima Bina la Khorassanî.

C'est à l'âge de 15 ans qu'il étudie la musique à l'école militaire de musique de Sine. Il se produit aussi pour les radios et fonde l'Orchestre kurde dont l'audience fut grande dans tout le Kurdistan, par-delà les frontières de l'Iran, en Turquie comme en Syrie ou en Irak. Puis il partit étudier au conservatoire de Téhéran.

A Radio Téhéran, il dirigea une formation de musique follorique à partir de 1962, en plus d'être clarinettiste et violoistes dans plusieurs orchestres, avant d'être à la tête du Grand Orchestre de la radio et de la télévision nationale iranienne.

Il vit au Canada depuis 1991.

samedi, décembre 22, 2007

Coup de projo sur : Chants araméens



Au rebours de beaucoup de chrétiens d'Orient, les Chaldéens, catholiques et suivant le calendrier grégorien, fêtent Noël le 25 décembre. Il y a peu de messes chaldéennes enregistrées mais les chants et les arrangements de Jahanara Laura Mangus permettent d'entendre comment sonne magnifiquement l'araméen dans les chants sacrés. Bien sûr, l'album a un petit côté New Age, mais je préfère cela cent fois aux arrangements déprimants que la diaspora araméenne diffuse parfois, surtout aux USA, avec des adaptations indigentes qui résonnent aussi lugubrement que du Haendel plaqué sur un harmonium... Cet album là du moins n'enlève rien à la beauté de l'araméen, que j'ai toujours trouvé d'une étonnante puissance émotive, comme l'écoute de sons originels (et d'ailleurs, avec 3000 ans d'histoire, c'est effectivement une des langues originelles de Mésopotamie). Bref, rien de plus énervant que d'entendre parler de l'araméen comme d'une "langue morte", comme ce fut le cas lors de la sortie de La Passion du Christ de Gibson, daube criante peut-être, mais pour laquelle j'ai toujours eu un faible en raison, justement, de ses dialogues.
Par contre, ignorant quels psaumes et prières sont chantés ici, il se peut que des couplets purement juifs y figurent aussi. Dans ce cas, on se dira que c'est pour Hanukah avec un peu de retard.

vendredi, décembre 21, 2007

Trilogie ismaélienne

"Pour les Qarmates, héritiers en cela de Abû'l-Khattâb, l'imâm attendu était, à la fois, la présence divine en la personne d'un descendant de Muhammad, l'homme de l'achèvement des temps, celui qui rétablirait le règne adamique et paradisiaque de Dieu sur sa terre. Le maître direct de Sejestanî, Abû Abdallâh al-Nasafî (m. 331/942 ou 332/943) n'avait-il pas professé que Adam, le premier prohète, était venu porter une religion spirituelle et non une loi positive ? L'antinoméisme des Qarmates transparaît dans cette théorie de la prophétie, où l'origine comme la fin de l'histoire sont placées sous le signe de l'effacement de la Loi."


Après la destruction d'Alamût :

"Le shî'isme radical des Qarmates et des Nizarîs ne pouvait se satisfaire de l'absence, même provisoire, de l'imâm. Mais, aussi bien, sa manifestation extérieur était-elle devenue impossible, ou pire, se révélait, en son essence, impossible. La thèse de henry Corbin est que l'intériorisation de l'imâm au coeur du fidèle "nous reconduit en même temps au problème des origines du soufisme et de sa théosophie."

"Indiscutablement, son effort théorique a pour visée l'Un suressentiel, la "nature" de sa "transcendance" et les modes de la manifestation de son unité. Dans l'ordre théologique, ce "super-être", comme le nomme Henry Corbin, cet Un qui se délivre de toute participation à l'être, à l'essence ou à l'existence, s'homologue au Dieu caché. Henry Corbin montre comment la révélation du Dieu caché des Ismaéliens prend la forme de la Première Intelligence dans la théologie fatimide et, lors de la réforme d'Alamût, se réfléchit dans l'imamat éternel.

Quelle différence entre ces deux types de manifestation ? Dans la théologie fatimide, la Première Intelligence est, à son tour, référée à la dignité prophétique. Le prophète correspond à l'Intelligence. L'imâm s'homologue à l'Âme universelle, qui procède de l'Intelligence. Ainsi, existe-t-il une procession humaine qui correspond à l'ordre des manifestations de l'unité divine, Intelligence, Âme.
La réforme d'Alamût consiste pour l'essentiel en ce que, désormais l'imâm exprime directement l'impératif divin, au-dessus de l'Intelligence et de l'Âme, en compénétration avec ces deux régimes de l'existant. L'imâm de la Résurrection prend dès lors le pas sur le prophète. La révélation visible de l'essence divine, dans la personne du Résurrecteur, excède le sens obvie, clair, apparent de la parole divine, tout comme son sens caché, ésotérique, lequel fut transmis, cycle après cycle, par la filiation de l'imamat."

2 siècles avant que soit trouvéle nom de Nâ-Kodjâ-Âbâd, le Pays du Non-Où, belles pages lumineuses de Sejestanî pour expliquer la non-localisation de la sphère des sphères, ainsi que du Premier et du Second Créés (l'Intelligence et l'Âme universelle). ça et leur théologie négative, je vais finir par croire que la théologie des Ismaéliens est la plus belle...

"32. Comme nous constatons que l'univers physique à toutes les réalités physiques qu'il comporte présentent tout la même homogénéité avec cet univers physique, il faut alors que l'univers de l'Intelligence et l'Âme soient, eux aussi, respectivement homogènes à l'une et à l'autre, et que l'une et l'autre, je veux dire l'Intelligence et l'Âme, soient homogènes à leur univers respectif. En outre, nous constatons que l'on ne peut dire ni d'aucune intelligence individuelle ni d'âme individuelle, qu'elle est à l'intérieur du monde physique, au sens où on le dit d'une chose qui y est localisée. On ne peut dire non plus qu'elle en est à l'extérieur, au sens où on le dirait d'une substance qui entourerait l'univers physique comme une masse en englobe une autre. De même, ni de l'Intelligence totale, ni de l'Âme totale, on ne peut dire qu'elles soient intérieures au monde, ni qu'elles lui soient extérieures, ni au sens où une chose localisée est entourée par un lieu, ni au sens où un lieu entoure une chose matérielle. Non, toutes deux, l'Intelligence et l'Âme sont intérieures au monde dans le même sens qu'elles lui sont extérieures, et toutes deux lui sont extérieures dans le même sens qu'elles lui sont intérieures. C'est ce que nous allons t'expliquer en partant du plus proche que tu puisses connaître.

33. Car pour le comprendre, il faut observer ce qui se passe dans l'âme. Tu observes qu'elle est, pour ainsi dire, intérieure à l'objet de sa connaissance tant qu'elle se le représente, et qu'ensuite elle lui devient extérieure, lorsqu'elle a cessé de se le représenter. De la même manière tu considéreras que l'Intelligence et l'Âme universelle sont, pour ainsi dire, intérieures [immanentes] à l'univers physique, en ce sens qu'elles en produsient la forme et la figure, et tu considéreras cet univers physique comme étant devenu extérieur à l'Intelligence et à l'Âme, en ce sens qu'elles ont achevé d'en produire la complétude. Or, il est impossible de concevoir à l'extérieur de la sphère des sphères quelque chose qui représente une distance, parce que toutes les distances sont comprises à l'intérieur de la sphère. Lors donc que tu te représentes à l'extérieur de la sphère quelque distance matérielle entre les Âmes ou entre les Intelligences, ta représentation est une représentation fausse, vicieuse, sans valeur. En revanche, il arrive souvent que soient effacée la distance spirituelle entre l'âme individuelle, purifiée et l'Âme universelle. Alors l'âme ne trouve plus aucune longueur à son itinéraire, à cause de la joie et de l'allégresse, de la force et de la douceur qu'elle éprouve en elle-même de manière continue. Cela se produit qu'elle oublie l'univers matériel et s'engage sur la voie qui la conduit à son monde à elle, l'univers spirituel."

Intéressant développement, qui met en avant la nécessité de répondre au comment avant le pourquoi. Façon, bien sûr, d'éluder les questions embarrassantes... Mais l'on retombe aussi sur l'éternel problème soit l'impossibilité d'être l'enquêteur et l'objet de l'enquête, l'observé et l'observateur, la vérité et l'énigme à la fois. Bien sûr, concernant le dernier cas, un exemple s'impose tout de suite, et c'était aussi une fois où la vérité était si aveuglante, qu'elle lui creva les yeux.



"74. Il doit être entendu qu'interroger sur le pourquoi d'une chose, alors qu'on en ignore même le mode d'être, est absurde et impossible. En revanche, lorsque l'on a compris le mode d'être d'une chose et que l'on en recherche le pourquoi, la démarche qu'accomplit l'intelligence est parfaitement correcte et légitime. Des exemples : si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les végétaux viennent à l'être à partir des Natures [les quatre Eléments] avec l'aide des mouvements des corps célestes, il est légitime qu'il recherche le pourquoi du processus et il lui est possible d'arriver à le comprendre. Ou bien encore, si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les animaux viennent à l'être à partir des Eléments et avec l'apport des végétaux, il lui appartient légitimement de rechercher le pourquoi du processus. En revanche, tous les philosophes sont d'accord sur ce point, que personne ne connaît la manière dont l'univers vient à être à partir du Créateur. Certains d'entre eux, il est vrai, désignent en termes généraux le processus par lequel le Créateur fait exister l'univers comme consistant en sa mise à l'impératif.
Cependant, ils ne connaissent pas pour autant la modalité de cet impératif. Lors donc que leurs doctrines s'accordent sur ce point, qu'il est impossible de connaître la manière dont l'univers est venu à l'existence, à plus forte raison s'interroger sur le pourquoi de son existence est encore plus absurde et échappe encore davantage à tout raisonnement possible. Peut-être bien que son pourquoi rentre dans la modalité de son être [fait partie du processus même] ; mais alors il faut désespérer d'en connaître le pourquoi, puisque la modalité de son être nous reste elle-même cachée. Comprends.
75. De plus, la faculté qui dans l'homme enquête sur la création du monde, est elle-même une parcelle de ce monde. Mais alors, comment serait-il possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création d'une chose, tandis que la faculté enquêtante est elle-même une partie de la chose dont l'homme prétend arriver à connaître le pourquoi ? Pour qu'il lui soit possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création du monde par la faculté enquêtante qui est en lui, il faudrait que cette forme [cette faculté] se mette en dehors, sorte, de la chose que l'homme cerne en sa compréhension. Mais aucune partie ne peut se mettre en dehors, sortir, du Tout auquel elle appartient. Comprends."

Décidément, les Ismaéliens aimaient beaucoup les pluies d'anges. Quelques trois cents ans avant Nasir od-Dîn Tusî, Sejestanî glose déjà sur les gouttes de pluie angéliques, pour démontrer qu'il est inutile de se fatiguer à compter les anges dans le ciel, même en cas d'insomnies, non parce qu'ils sont innombrables, mais indénombrables, car "en ce qui concerne les réalités spirituelles, on peut mettre l'une à la place de plusieurs, ou inversement en mettre plusieurs à la place d'une seule, sans qu'il soit question qu'elles augmentent ou diminuent du fait de nombres qui y pénétreraient. 

117. On trouve énoncé en certain de nos Akhbâr que "Dieu envoie un Ange avec chaque goutte de pluie qu'il fait descendre quand il le veut." Si le sage médite sur ce propos et en atteint la signification cachée, il comprendra que chez les êtres spirituels il arrive qu'un seul devienne multiple [sans subir d'accroissement numérique]. C'est qu'en effet, dans l'acte de faire descendre la pluie il y a, du côté du spirituel, un acte unique et un propos unique, lequel est la germination des végétaux, et cette chose se multiplie dans chaque goutte d'eau, si bien qu'il devient possible d'imaginer les merveilles qui, dans les règnes naturels, sont engendrées d'une seul goutte de pluie, et ces merveilles se multiplient au point qu'il soit possible d'imaginer que l'univers entier soit rempli de cette seule goutte. Si un homme passait toute sa vie à imaginer ce qui peut venir à naître d'une seule goutte d'eau, il n'aurait même pas le temps d'arriver au bout. Alors quel Ange plus noble que ce qui est amené à descendre avec chaque goutte de pluie ?"

Plus loin, nous apprenons que les Anges sont aussi les gardiens des nombres, c'est-à-dire qu'ils les empêchent de s'emmêler les uns dans les autres et par là même, préservent le Cosmos.

119. En outre, on dit souvent que pour chaque chose Dieu a un Ange à qui il a confié cette chose. C'est donc qu'il faut aussi se représenter un nombre comme une chose déficiente qui est confiée à la garde d'un Ange, car il n'y a rien dans le monde qui, davantage que les nombres, ait besoin d'être confié à un Ange.* Cela, afin que l'Ange maintienne chaque nombre séparément et distinctement, de sorte qu'il ne se mélange pas avec un autre nombre et ne transgresse pas la limite qui lui a été fixée pour qu'il soit un nombre juste ; sinon, "prospérité et postérité" périraient, car l'univers physique doit l'équilibre de sa structure aux nombres et aux choses nombrées, ainsi que Dieu lui-même le dit : "Il est celui qui a fait du soleil une splendeur et de la lune une lumière, afin que vous connaissiez le nombre des années et le comput."

* Glose: "S'il n'y avait pour chaque nombre un Ange qui le garde, le monde n'irait plus droit et tout périrait."

Le Saint Matthieu arabo-persan... Les mystiques musulmans s'abreuvèrent beaucoup aux sources évangéliques, via les traductions des Syriens. Les néoplatoniciens aimèrent particulièrement l'évangile de Jean, Ibn Arabî voyait le Christ comme le Sceau de la walayat (sainteté) en pendant à Muhammad Sceau de lanobowat (prophétie), les Isaméliens, comme les chiites, développèrent une christologie très poussée. Mais les textes cités diffèrent parfois curieusement des écrits canoniques chrétiens. Mauvaise traduction ? Les chrétiens qui manipulaient couramment le syriaque et l'arabe n'auraient pas fait de telles erreurs.

"174. Or, le créateur de ce monde est bien au-dessus et parfaitement éloigné du propos de s'attirer des avantages et de repousser des dommages, sinon de la façon et au sens qui sont mentionnés dans l'Evangile, lequel déclare : "Le Seigneur rassemblera les justes et les pervers dans un même endroit. Alors il dira aux justes : comme vous avez bien agi et comme vous vous êtes bien comportés à mon égard ! J'étais affamé et vous m'avez nourri ; j'étais altéré et vous m'avez abreuvé ; j'étais nu et vous m'avez vêtu ; j'étais prisonnier et vous m'avez délivré. Alors ils répondront en disant : Seigneur ! quand donc as-tu été affamé, altéré, nu, prisonnier, que nous t'ayons nourri, abreuvé, vêtu, délivré ?"

Jusqu'ici, rien d'inattendu. Mais voici la réponse :

"Alors Dieu leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez fait pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est pour moi que vous l'avez fait. Ensuite il dira aux pervers : comme vous avez mal agi envers moi ! J'étais affamé, vous ne m'avez pas nourri, etc. Ils diront : Seigneur ! quand donc étais-tu comme cela ? Il leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez omis de faire pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est comme si vous aviez omis de le faire pour moi-même."

Sejestanî explique ensuite : "Il semble bien que cet entretien soit un entretien de l'Âme du monde", le Second créé donc, "avec les âmes individuelles en ce monde." Ainsi, après le fameux "Qui se connaît, connaît son Seigneur", on a "Qui se nourrit (nourrit son âme), nourrit son Seigneur (l'Âme du monde)." Faut-il y voir une trace de variantes gnostiques qui circulaient couramment ? En tout cas, cette version arabe de Saint Matthieu traduite en persan donne, dans cet Evangile une autre gueule à la version officielle du "vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim". Dommage que le Sermon sur la montagne ne soit pas cité, j'aurais été curieuse de lire ce que ça pouvait donner...


Abû Ya'qub Sejestanî.


"Le distique produit ensuite (G.R. 547) semble parler de tout autre chose : "Qu'en fut-il dans la prééternité, ô homme ignorant, pour qu'en ce bas monde celui-ci fut Muhammad et celui-là Abû Jahl ?" Le lien est pourtant décelable, si l'on remonte au thème de la connaissance spirituelle de l'Imâm, indiqué dans les paragraphes précédents. De cette connaissance il a été dit que l'âme entre en sa possession par droit d'héritage sans effort de l'intellect rationnel ni intermédiaire d'un maître humain. Chez chaque être, chaque "héritier" plutôt, elle est fonction d'une capacité innée dont il est impossible de justifier rationnellement la présence chez les uns, l'absence chez les autres. Elle rentre donc dans le secret de la prédestination : l'acte de cette connaissance est antérieur à l'homme qui fut créé pour elle. Le secret qui confère à tel ou tel être humain la capacité d'une perception théophanique de l'Imâm, est donc le secret même de sa prédestination, de son heccéité éternelle. Il le faut d'autant plus que la connaissance de l'Imâm, de l'Âme de l'âme, est la connaissance qui libère et ressuscite ; c'est le secret de Salmân, de l'"adopté de l'Imâm" (la suprématie de l'Imâm symbolisée dans la séquence des lettres 'ayn, sîn, mîm), ce secret dont il est dit que si Abû Dharr le connaissait, il lancerait l'anathème (takfîr) contre Salmân ou même voudrait le tuer."

"Il n'y a pas deux théophanies identiques. La théophanie est en fonction de l'heccéité éternelle, c'est-à-dire de l'aptitude ontologique fixée par une limite intransgressable. C'est pourquoi la théophanie varie en fonction des réceptacles. Toute individualité qui a une capacité plus grande de manifester les perfections de l'acte d'être de l'Être divin, est plus proche du Principe. Et inversement. Il en va comme de l'apparition de la lumière du soleil traversant les vitraux qui diffèrent en couleur et en pureté, en forme et en épaisseur."

Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin, présentation Christian jambet.

Radio : Rûmî

Dimanche 23 décembre à 16h30 sur France Culture : Hommage à Rûmî, avec Titi Robin. Equinoxe, C. Bourgine.

lundi, décembre 17, 2007

De source fiable...

Si, puisqu'on vous le dit ! L'aviation turque a détruit les QG du PKK à Qandil (avec des avions souterrains ?) et assure avoir causé "de lourdes pertes" au PKK, entre 50 et 60. Ces mêmes pertes, selon la TV officielle du PKK? Roj-TV se chiffreraient à 5. Bon faites le calcul habituel entre bilans préfecture et manifestants, et vous aurez peut-être une idée.... Jusqu'ici, le Gouvernement kurde ne confirme qu'une victime, une femme villageoise, qui n'avait rien à voir avec les troupes de Karayilan, lequel est donné pour mort par la télévision turque NTV, ce qui laisse un peu dubitatif. Si Murat Karayilan se promène encore à Qandil en usant en plus de son téléphone cellulaire, c'est qu'il est vraiment le digne successeur d'Öcalan en QI...

Mais bon, toutes ces infos sont forcément dignes de foi, puisque, comme le déclare le ministre turc des Affaires étrangères Ali Babacan, "vous devez faire confiance aux déclarations des Forces armées turques (TSK)" Les mêmes qui ont déclaré tous les hivers, pendant 15 ans que le PKK était définitivement anéanti, alors évidemment, respect...

Sinon, c'est apparemment dans l'air du temps d'extrader les activistes ou ex-activistes du PKK en Turquie. Après l'arrestation de l'artiste Dara Kutlay en Roumanie, l'expulsion programmée de Ferzende Tastan en France, l'Allemagne a pris la décision d'extrader Mehmet Iltas et Esref Mehmet Kizilay. Mehmet Iltas aurait donc causé la mort de 8 personnes en 1991, dans une embuscade, et le "rapport ne précise pas si c'était des civils". et là encore, "civils" peut vouloir dire Gardiens de village, soit miliciens. Quand à Kizilay, il est accusé du meurtre d'un policier, la même année.

Or, comme dans le cas de Nuriye Kesbir, dont la Turquie avait réclamé l'extradition pour faits de guerilla en 1992 ou 93, il est absolument inique de reprocher à des activistes kurdes des faits de guerre et de rébellion contre des forces turques dans les années 90. Ou alors, pour faire bonne mesure, on aligne la Turquie auprès des tribunaux internationaux (soit tous les dirigeants politiques et militaires des mêmes années) pour crimes de guerre, crime contre l'humanité, etc. Un soldat ou un policier turc en 1991, dans le sud-est, était un assassin et un tortionnaire en puissance, si ce n'est en actes, et non une innocente victime. Il n'était peut-être pas toujours volontaire ni responsable des ordres qu'on lui donnait et qu'ils exécutait, mais l'uniforme qu'ils portaient n'était pas tout blanc, c'est le moins qu'on puisse dire et certains y sont allés avec un grand enthousiasme dans la barbarie.

Au moment où le Premier Ministre turc parle maintenant à haute voix, d'amnistie réelle, est-ce une ultime accélération pour coffrer le plus d'éléments possibles avant le "grand pardon" ? Possible. Possible aussi que Recep Tayip Erdogan se donne des airs de durs pour mieux affronter les critiques à venir si l'aministie est votée et surtout, en prétendant avoir infligé de "lourdes pertes" au PKK, faire avaler à l'opinion qu'il s'agit d'un armistice sans condition à l'avantage d'Ankara.

samedi, décembre 15, 2007

Coup de projo sur : Erdewan Zaxoyî








Erdewan Zaxoyî est né en 1957, à Zaxo, comme son nom l'indique. Sa génération étant celle qui connut les deux révoltes kurdes dans l'enfance et l'adolescence, en 1967 et 1975, ses études furent assez sommaires. Il enregistre sa première cassette en 1978. Il était peshmerga et chanteur et naturellement, certaines de ses chansons sont des chants politiques. Il connut un grand succès, qui ne se dément pas. Mais être un chanteur de montagne en insurrection était peut-être un peu limité pour faire entendre sa voix par delà les frontières. Il tenta de quitter l'Irak pour l'Europe mais il ne put obtenir un passeport pour partir. Il poursuivit ses activités artistiques de chanteur engagé. Le 26 janvier 1986, alors qu'il était dans un hôtel de Bagdad, il fut arrêté par les services du Baas et disparut, sans que l'on sache où il était ni comment il fut tué.

jeudi, décembre 13, 2007

Bon Anniversaire

Pour fêter les 59 ans de la Déclaration internationale des droits de l'homme, du 10 décembre 1948, Nicolas Sarkozy, président de la République française a invité Mu'ammar Kadhafî à Paris et Bachar el-Assad, président de la République arabe de Syrie, a arrêté, la veille, 3 leaders politiques kurdes, Ismaïl Omar, préseident de Yekitî, Muhammad Ismaïl et Pîr Rostam, du Parti démocratique kurde de Syrie, plus quelques dizaines d'autres. Pas à dire, il y en a qui ont le sens de la fête. On attend avec impatience ce qu'ils vont nous inventer pour le soixantenaire.


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

Les chrétiens du Kurdistan

Ankawa, église St Joseph

En ligne, le reportage du Jour du Seigneur sur Mgr Rabban. Bon reportage, surtout avec Rabban qui crève l'écran, mais quelques remarques sur l'exagération parfois sinistre du commentaire :

- non, il n'y a pas que "quelques heures d'électricité" par jour à Erbil. Plutôt l'inverse, quelques heures de coupure. La plupart ont des générateurs pour palier. Le problème vient d'une trio grande demande en consommation (les Kurdes ont aussi la manie de ne RIEN écnomiser de l'électricité et de l'eau, vu que les deux sont gratuites). Rendre le Kurdistan indépendant en ressources énergétiques est un grand projet... Pour le moment, il dépend de la Turquie et de l'Iran, en attendant la construction de barrages.

- Sur la modicité des revenus : c'est vrai que les revenus des fonctionnaires sont bas, sachant que 60% du budget du GRK passe à les payer. Paradoxalement, il y a pénurie de main d'oeuvre dans le bâtiment, la restauration, enfin tous les emplois comblés par les Kurdes de Turquie, les Chrétiens, les Yézidis...

- NON le Kurdistan ne "s'islamise pas de plus en plus". Et aux élections les partis islamistes font moins de 5% depuis 1992, la corruption, réelle, et dont tout le monde se plaint ne dope pas particulièrement leurs voix... Et ce n'est pas en montrant des femmes d'Erbil sous un tchador noir que ça rend le propos plus crédible quand on connaît le pays. Des abaya de ce genre en ville, il y en a toujours eu. Dans les villages, beaucoup moins, sauf pour les veuves.

- Non, Ankawa n'est pas "enclavée". La protection des peshmergas et des asayish y est plus forte qu'ailleurs, c'est sûr, car les chrétiens sont des cibles pour les terroristes venus d'Irak et, de plus, ce que le reportage ne dit pas, c'est qu'Ankawa est la banlieue chic d'Erbil, où résident la plupart des ministres et hauts fonctionnaires. A part ça, on y va et on en sort tout à fait normalement, et c'est très fréquenté pour ses restaurants et ses boutiques d'alcool même s'ils ne sont pas toujours des as du tire-bouchon. Sinon, l'endroit est sinistre, mais pas à cause des peshmergas, juste à cause des chrétiens du sud qui font la tronche...

- Le fait qu'à l''époque de Saddam le nombre des chrétiens était d'un million contre 500.000 aujourd'hui ne doit pas faire oublier le fait que si les chrétiens du sud, qui avaient accepté de se dire "arabes" et servaient de vitrine pour le régime baathiste, vivaient sans être plus persécutés que les autres, les chrétiens du Kurdistan n'ont pas bénéficié de cette protection et ont subi l'Anfal comme les autres, avec tous les villages et les plus vieilles églises de Mésopotamie détruites. A l'époque, pour ne pas "froisser" Bagdad et compromettre la sécurité des Assyro-Chaldéens du sud, les "gens du Nord" ont été sacrifiés, même par le Vatican... Cela explique aussi la solidarité des prêtres du Kurdistan avec la résistance des Kurdes, évoquée au cours de l'entretien. Rabban n'est pas le seul dans ce cas. Les Chrétiens kurdistanî ont eu fort à faire aussi pour lutter contre l'arabisation imposée.

- Non les montagnards ne "peinent" pas à vivre dans des montagnes arides. Le Kurdistan, avant l'Anfal, fournissait en blé tout l'Irak, et est encore une région agricole très riche, en plus de dégouliner de pétrole. Le seul problème vient de la reconstruction des villages et aussi du fait que la deuxième génération de l'Anfal, ayant grandi dans des camps de réfugiés ou des villes n'est pas forcément encline à revenir vivre en paysans. Les Chrétiens kurdistanî qui avaient fui le Kurdistan pour les villes du sud, revenant ici, ont aussi du mal à s'acclimater.

Sinon, toujours à propos du même, remarque amusante, de sa part, quand il se plaint du prosélytisme des Evangélistes chrétiens... Bon, même si c'est pas toujours un courant religieux très net, il faut bien admettre que l'entendre appeler à l'aide contre des conversions a une certaine saveur... Hé oui, la liberté religieuse, même dans un pays musulman, a ses petits inconvénients....

TV, Radio : Surma, l'Assyro-chaldéenne, Assyro-chaldéens


Dimanche 16 décembre à 8h00 sur France Culture : Surma l'Assyro-Chaldéenne. Avec Claire Weibel Yacoub, auteur de Surma l'Assyro-Chaldéenne (1883-1975). Dans la tourmente de Mésopotamie. Foi et tradition, J.P Enkiri.
18h10 sur France Culture : Arts de l'Islam : pur décor ? Avec Evelyne Possémé (musée des Arts décoratifs) et Rémy Labrusse (université d'Amiens) professeur d'histoire de l'art. Cultures d'islam, A. Meddeb.
Lundi 17 décembre, à 16h 03, et mardi 18 à 13h07, sur RCF : Qui sont les Assyro-Chaldéens ? Magazine oeucuménique, par B. Soltner.



samedi, décembre 08, 2007

Coup de projo sur : les Ashik anatoliens



Comme la langue liturgique des Yézidis est le kurmandjî (quoique d'aucuns parlent de "yezidiren") et celle des Yarsâns est le goranî, les hymnes religieux des Bektashis-Alévis sont chantés en turc ; et pour cause, non seulement les premiers grands poètes rattachés à ce courant, comme Yunus Emre, Pîr Sultan Abdal composaient en turc, mais aussi le fondateur et figure messianique de l'alévisme, Shah Ismaïl, poète turc sous le nom de plume de Hatay.
Cette poésie, comme la poésie persane mystique, est à double sens, pouvant se lire comme de simples chants d'amour, ou bien être décodée dans son sens religieux et gnostique. Quatre ashik de Turquie, (ashiq de 'ishq, amour passion, est un mot venu de l'arabe via le soufisme, signifiant fou d'amour et en Anatolie désignant aussi les chanteurs de ces poésies) interprètent ces chants de cem (équivalent au semâ des soufis, mais ouvert à toute la communauté alévie).
Nuray Hafiftash, de Kars, elle-même fille d'un grand joueur de sae, chante un poème anonyme, Yârim benden incinmish :
Viens ma bien-aimée
à la chevelure bouclée.
Viens ma bien-aimée,
Ne me brise pas le coeur
En t'éloignant.
Les montagnes sont couronnées de brûme
Et ses yeux de sourcils tendus comme des arcs.
Ma bien-aimée m'en veut,
Et se refuse à m'adresser la parole.
Je flaire la calomnie derrière cela.
Viens ma bien-aimée, tu es mon saz en bois de rose,
Tu es mon chant, tu es mon saz orné.
Viens ma rose, réconcilions-nous,
Parlins, rions,
Il est indigne de nous en vouloir.
Ali Ekber Ciçek, d'Erzincan, dont nous avions déjà parlé ici, est un des plus grands ashik, et celui dont la voix porte peut-être le mieux cette mélancolie gnostique de l'esseulement. Il chante Pîr Sultan Abdal, un des poètes les plus fervents, qui choisit le martyre plutôt que de ne plus chanter le nom de son Shah...
Je ne compte plus les peines,
De laquelle me plaindrais-je ?
Une blessure à mon coeur
S'ouvre de nouveau.
Où trouverais-je un remède,
Si ce n'est auprès de l'Ami ?
ô rossignol aie pitié de la rose,
La bien-aimée revêt maintes apparences,
Toutes plus fragiles que les roses.
Mon coeur est déchiré
De tant de nostalgie.
Ma bien-aimée s'approche le sourire aux lèvres.
Mon Pir Sultan,
Tu t'envoles bien haut,
Tu passes sans un salut,
Pourquoi cette défiance de l'amour et de la passion ?
Est-ce la coutûme dans votre Voie ?
Turan Engin, d'Erzurum, ashik et fameux joueur de saz chante aussi Pîr Sultan Abdal, avec sa voix plus rugueuse :
Bienvenue, ô amie,
Lumière de mon coeur, bienvenue.
Voilà longtemps que je guette ton arrivée,
Joie de mon coeur solitaire,
Mon coing, ma grenade, ma vigne, bienvenue.
Es-tu du pays de ma bien-aimée ?
Es-tu une rose de ses jardins secrets ?
Es-tu du pays de Muhammad ?
ô rose, bienvenue.
Mon Pîr Sultan vêtu de rouge et de vert,
Tu t'es accoutumé à cette passion.
Ta bien-aimée s'est vêtue de rouge et de vert,
Accueille-la comme une nature généreuse,
Ô amie, bienvenue."
Arif Sag, autre très grand joueur de saz, interprète la partie instrumentale Topal Havasi, l'Air du boiteux, et enfin Turan Engin chante Noksani, un poète du XVIII° siècle, à l'époque où les Alévis se dissimulaient fréquemment sous le manteau des Bektashis.
Venu au monde pour le régénérer,
J'eus en ce lieu la vision de moi-même.
Possédé par cette créature qu'est le Temps,
Je compris que j'avais dilapidé ma vie.
Il est venu parmi nous, il a aimé,
Nous nous sommes aimés,
Nous avons échangé les coupes, j'ai bu ses paroles de fidélité,
Et l'on sut plus tard que sa nature était vile.
Accomplissons une oeuvre pour ton serviteur Noksani,
Allons vers le seuil des douze imams.
Que faire d'une nature corrompue ?
Nous apprîmes qu'Iblis ne veut rien savoir."

vendredi, décembre 07, 2007

Mahwî : Duvet


"Ô mon dieu ! Si nous devions quitter la taverne,
où irions-nous, à qui demanderions-nous du secours ?

Si tu veux que nous te donnions le paradis, ascète,
écarte-toi de nous, qui que nous soyons.

Les lignes du duvet et ses boucles s'entremêlent,
on dirait un combat entre les Nègres et les Turcs
pour la Chine.

Des larmes de regret coulent sur mes bras
depuis que de ta ceinture tu es ceinte.

Même aller en enfer serait délicieux
tant ce monde est étroit et amer.

Mahwî, tu as besoin de ta tête, ne la perds pas.
Si la Gracieuse allait venir nous devrions aller même
sur la tête vers elle.

Il est impossible de se délivrer de ses boucles :
des ondulations sur des ondulations."

De cette Nuit naissent les Aubes, trad. Ahmed Mela.

jeudi, décembre 06, 2007

Congrès des musiques dans le monde de l'islam

Le Congrès des musiques dans le monde de l'islam s'est tenu en août dernier, au Maroc. Les communications sont à présent en ligne sur le site de la Maison des Cultures du Monde, et notamment l'intervention de Dieter Christensen, Music in Kurdish identity formations (samedi 11/8/, Musique, Société et pouvoir).

TV, Radio : Mgr Rabban Al-Qas, Islam, art safavide,

Notre évêque d'Amadiyya en vedette sur France-2, le dimanche 9 décembre, à 10h30, dans le Jour du Seigneur, dans un reportage compris dans une série intitulée Prêtres sur des lieux de fracture.

Radio :

Samedi 8 décembre, à 10h00, sur France Culture : L'Islam : dissidence des marges, émission en direct de l'Institut du Monde Arabe par Jean-Noël Jeanneney, avec Gabriel Martinez-Gros.
Agrégé d'histoire, Gabriel Martinez-Gros est professeur d'histoire du Moyen Age à l'université Paris-VIII. Il a publié : L'Idéologie omeyyade (Bibliothèque de la Casa de Vélasquez, 1992) ; Identité andalouse (Sindbad / Actes Sud, 1997) et, en collaboration avec Lucette Valensi, L'Islam en dissidence (Seuil, 2004). Il a en outre traduit : Ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne, de Juan Vernet (1985), et De l'amour et des amants (Le Collier de la colombe), d'Ibn Hazm (1992), publiés par Sindbad. Chez le même éditeur, il a publié plus récemment Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam (2006).

Dimanche 9 décembre à 18h10 sur France Culture :
L'art Safavide (Iran, XVIème-XVIIIème siècles) par Abdelwahab Meddeb, avec : Assadullah Souren Melikian-Chirvani, du CNRS.

"Ce deuxième volet du triptyque sur les arts de l'islam est consacré à l'exposition du Louvre qui montre plus de deux cents pièces d'art iranien se déployant sur plus de deux cents ans (entre 1500 et 1730). Nous recevons pour en parler le chercheur iranien qui en est le concepteur et le réalisateur ; il est en outre l'unique rédacteur d'un catalogue de plus de cinq cents pages admirablement illustré. Souren Melikian prend le contre-pied de la tradition qui ne perçoit dans les arts de l'islam que la séduction de son aspect formel. Il guette le sens et se fait le pertinent iconologue de la représentation islamique profondément nourrie par la tradition théologique, mythologique, poétique, philosophique. Cette solidarité du signe et du mot, de la forme et de l'idée fait de cet art un art hautement intellectuel et sophistiqué. (Jusqu'au 7 janvier 2008)."

Bibliographie : Assadullah Souren Melikian-Chirvani, "Le Chant du monde, l''art de l'Iran Safavide (1501-1736)", catalogue doublé d'essais, Louvre et Somogy.


Mahwî : Soir du corbeau


"Serai-je fier de tes boucles blasphématoires ?
ô, fléau de l'Islam obligeant les uns
et les autres à payer un djiziya.

Afin d'écarter l'ascète de la paresse,
nous l'avons invité à boire du vin ; l'échanson nous dit :
"je n'offre pas de boisson couleur de rose
à un esprit léger."

Pense à ce festin.
Depuis le jour où l'univers est un échanson,
les coupes aux mains d'imbéciles
et de sages se contentent de leur sang.

Dans les assemblées, le récit de mon amour se répand. Gloire à
toi, amour !
combien de naïfs,
d'inconnus comme moi sont devenus illustres.

Je m'étonne de son corps élancé et de ses yeux en amande, son
coeur douc, telle une rose
dur comme une coque d'amande.

Sous ses boucles touffues, on voyait la nuque,
on aurait dit :
le faucon du matin qui se cache sous les ailes
du corbeau du soir.

Qui a donc informé Mahwî du départ de la Ravissante ?
Le chagrin m'attaque subitement, la quiétude s'en va."

De cette Nuit naissent les Aubes, trad. Ahmed Mela.

mercredi, décembre 05, 2007

Iran : un 14° journaliste arrêté

Après l'arrestation et la condamnation à mort d'Adnan Hassanpour et de Hiwa Boutimar, un autre journaliste, Omid Amadzadeh, a été arrêté, ce qui fait donc le 14ème journaliste détenu en iran, et le 6ème journaliste kurde, avec Reza Valizadeh (arrêté la smeaine dernière), Ejlal Aghvami, Jalal Kaboudvand.

Par ailleurs, l'avocat d'Adnan Hassanpour et de Hiwa Boutimar, Khalil Bahramian, a également été arrêté, avant qu'il puisse se rendre à Sienne, pour recevoir, à la place de ses clients, le prix ISF 2007 pour la liberté de la presse.


Mahwî : Maykhâna



"Regarde, viens, je me consume,
crois-moi, je n'existe plus ;
je suisun papillon,
je ne possède plus aucun abri.

Quand cet arbuste
nous donnera des fruits de tendresse et de fidélité !
La perfidie et la cruauté m'auront tué !

Quand je ne serai plus,
le amrché de la douleur, la taverne du chagrin
et le coin de la tristesse de meureront sans éclat,
sans plaisir, sans joie.

Mon existence n'est que péchés.
Après ma mort,
mes proches pourront supplier Dieu pour mon rachat !

Qu'à présent,
les épines de mon sépulcre accrochent les pans de sa robe. Que
faire de mon étoile, si elle brille après ma mort ?

La Gracieuse se leva, en voyant mes funérailles,
suivies par tout le monde ;
toute cette agitation pour ma mort, qui suis-je donc ?

Sa mort rend Mahwî triste.
Puisqu'il n'a point de consolateurs,
après ma mort le chagrin reste seul : sans abri."

De cette Nuit naissent des Aubes, trad. Ahmed Mela.

mardi, décembre 04, 2007

Après l'ours Muhammad, les bananes de la colère

Récemment, le Soudan a défrayé les chroniques après avoir arrêté (et finalement "grâcié") une institutrice anglaise dont les élèves avaient choisi d'appeler Muhammad un ours en peluche. Mais dans les classes primaires turques aussi on s'amuse, puisque les élèves d'une école de Kozluk, village de Yanikaya, province de Batman, ont été renvoyés trois jours, pour avoir dessiné un paysage aux couleurs subsersives et séparatistes, qui témoigne d'un mauvais esprit. Non mais c'est vrai, entre SEPT couleurs, pourquoi diable ces enfants de Kurdes ont été choisir spécialement le rouge, le jaune et le vert pour peindre l'arc-en-ciel ? Et ce pommier aux pommes ROUGES, ces bananes JAUNES et ces poires VERTES, ils ne les ont pas mis là exprès pour saper la République peut-être ? Quant au sol pavé de carreaux rouges, verts, jaunes, il est assez parlant par lui-même... Milliyet reproduit (en petit hélas) ce morceau d'art subversif. La prochaine fois, espérons que les gamins auront compris : les montagnes kurdes, l'arc-en-ciel, les pommes, les poires et les bananes, c'est rouge et blanc, un point c'est tout. Ne Mutlu Türküm Diyene.


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

Mahwî : Taverne


"Le prédicateur fait des reproches
à l'ivrogne de la taverne,
car il n'accepte pas le prédestiné.
Moi, je suis satisfait de la mienne.

L'ascète manifeste sa dévotion hypocrite,
car il souhaite le paradis,
espérant rentrer dans le jardin
grâce à une fourbe récompense.

Le chagrin est prospère sous ma protection.
Je m'en vais.
Le pays du chagrin disparaît.

La peine du chagrin n'est pas blanche
comme celle de l'attente.
ma douce : regarde, le blanc de mon oeil.

Regarde les motifs de Dieu,
ne regarde pas ses créatures.
Si tu es méfiant,
n'approche personne.

Mahwî, méfie-toi des yeux de cette gazelle,
puisqu'avec les flèches de ses regards
elle a chassé tant de lions*."

* en arabe dans le texte.

De cette Nuit naissent des Aubes, trad. Ahmed Mela.

lundi, décembre 03, 2007

Ahmedê Khanî ou "Pourquoi j’écris en kurde"

Ahmedê Khanî, l’auteur du célèbre Mem et Zîn, est né en 1651 (à la toute fin de son roman, il indique en effet 1061 de l’Hégire comme date de naissance et avoir 44 ans, ce qui donne ainsi la date à laquelle le livre a été achevé, soit vers 1695), sans doute dans la région de Hakkarî. Nous savons peu de choses sur sa vie, sinon qu’il voyagea en Egypte et à Istanbul, et peut-être en Iran, puis revint vivre au Kurdistan, où il enseigna les sciences religieuses (v. Ferhad Shakely, Kurdish nationalism in Mem û Zîn of Ehmed-î Xanî, Uppsala, 1983).

Il mourut en 1706 à Dogubeyazit, où son mausolée s'élève, juste en face du fameux palais bâti par le prince kurde Ishak Pacha. Encore aujourd'hui, les Kurdes viennent de partout le visiter car plus qu'un simple poète, Khanî est en effet considéré comme un grand cheikh, un guide spirituel, ce qu’il fut aussi incontestablement de son vivant.

La légende de Mem et Zîn, extrêmement populaire au Kurdistan, est peut-être la continuation orale d'une antique légende anatolienne (v. Mamé Alan, présentation et préface de Kendal Nezan, trad. Roger Lescot, Paris, 1999). Par ailleurs, plusieurs versions ont circulé, car les chefs féodaux kurdes avaient leur poète ou barde attitrés (stranbêj ou dengbêj), qui avaient appris par coeur un nombre impressionnant d'oeuvres, des chants amoureux (delal) aux épopées héroïques, comme le fameux Memê Alan, qui est le récit source de Mem et Zîn, datant peut-être, dans ses premières versions, du XV° ou du XVI° siècle.

Bien avant Khanî, une littérature savante et écrite avait vu le jour dès l’extrême fin du Moyen-Âge. Un des premiers poètes kurdes connus serait Ali Hariri (fin du XV° siècle ?) dont malheureusement l'oeuvre a été perdue. La cour élégante et raffinée des princes de Djézireh-Botan (la ville où se déroule précisément l'action du roman) pouvait s’enorgueillir des oeuvres de Melayê Cizirî et Feqiyê Teyran, une génération avant Ahmedê Khanî. Ce dernier, dans son prologue à Mem et Zîn, rend hommage à ses trois prédécesseurs :

Bîna ve riha Melê Cizirî
Pê hey bi kira Elî Herîrî
Keyfek we bi da Feqihê Teyran,
Hetta bi ebed bi mayî heyran"Je réveillerais l'âme de Malayê Djaziri, je ferais revenir Hariri,
Je donnerais tant de bonheur à Faqiyê Tayrân,
qu'il en resterait émerveillé, à jamais. (v. 251-252)"

Ces poètes kurdes étaient naturellement influencés par les grandes oeuvres des littératures arabe et persane, et surtout par les poètes et penseurs soufis, car l'islam des Kurdes fut profondément travaillé par les courants mystiques, et parfois même hérétiques, de Haute-Mésopotamie et d'Anatolie (v. L’Islam des Kurdes, in "Les Annales de l’autre islam", n°5, dir. Martin van Bruinessen, Paris, 1998).

Mais, hormis ces trois noms, la poésie kurde ne sembla pas connaître un si grand essor que cela avant Ahmedê Khanî, puisque Sheref Khan, dans son Histoire des princes kurdes, faisant l’éloge et la défense des Kurdes et reconnaissant honnêtement leur goût du brigandage (mais en l’expliquant par leur fierté et leur refus de mendier), loue leur piété, leur capacité dans les sciences rationnelles (‘ilm ‘iqliya), les hadiths, le fiqh (droit religieux) la grammaire, etc. mais constate que, bien qu’avides lecteurs, les Kurdes ne s’illustrent pas en poésie : « Les Kurdes sont d’avides lecteurs, mais sont peu versés dans les talents ordinaires et traditionnels, tels que la poésie, l’art épistolier, la calligraphie et l’art de cour, qui sont utiles pour accéder aux puissants et aux rois et obtenir les faveurs toujours croissantes et toujours plus éminentes des sultâns d’Iran et des empereurs du Tûran. » (Sharafname, « Prologue : Sur l’origine ancestrale des clans kurdes, d’où ils sont issus, leurs faits et gestes » ; Sheref Khan Bitlisî).
Pourquoi j’écris en kurde


Quand Ahmedê Khanî décide de versifier en kurde le conte de Mem et Zîn, il n’avait pas pour but de composer uniquement une oeuvre de poésie pure. Ce sheikh était à la fois un savant religieux, qui semble avoir eu des connaissances scientifiques et philosophiques poussées, dont il parsème Mem et Zîn, et aussi un professeur, auteur d’un dictionnaire arabe-kurde à l’usage des enfants et d’un livre d’enseignement de l’islam pour les adultes.

Ce qui est remarquable dans ses écrits, c’est qu’ils sont tous rédigés en kurde. Djéladet Bedir Khan lui prête même un ouvrage de géographie-astronomie (v. Shakely, op. cit). Quelle que soit la caution que l’on puisse accorder à cette affirmation, l’idée que Khanî ait pu rédiger un livre scientifique dans sa langue maternelle témoigne de l’image qu’il laissa à la postérité, image étayée par ses propres écrits et déclarations : celle d’un érudit autant que d’un poète, d’un murshid ou guide spirituel, totalement dévoué à la langue kurde, et surtout à la conception, à l’élaboration d’une langue savante qui ne serait plus uniquement littéraire, mais qui servirait à diffuser auprès des Kurdes le savoir dans tous ses aspects, et ce dans la langue qui leur était directement accessible.



Il rédigea son dictionnaire kurde-arabe rimé, le Nûbar (1094H/1683) à l’âge de 32 ans, dans un but éducatif, pour que les enfants kurdes, "biçûkên kurmancan", soient mieux à même de comprendre leurs leçons coraniques, comme il l’explique dans son introduction. Ce terme de nûbar (fruit nouveau) il le réutilise plus tard, et abondamment, pour désigner Mem et Zîn (v. 341). Pour ce pédagogue attentif, et sans doute affectionné envers ses jeunes élèves, Mem et Zîn s’inscrit dans la continuité de cette entreprise, mais en s’adressant cette fois aux Kurdes dans leur ensemble, comme il l’affirme clairement dans son introduction au roman (v. 235-361).


Déjà, dans son traité religieux, 'Eqida ‘Iman, il exposait en kurde les bases de l’islam et ses grandes questions à destination des gens simples, non éduqués, c’est-à-dire les non arabisant, ce qui était en soi audacieux. Ferhad Shakely mentionne un Mawlid écrit vers le 15ème siècle par Mela Ahmad-i Batê, mais le statut d’un mawlid est différent : cette fête, lancée, semble-t-il, sous le règne et avec les encouragements de Muzaffar al-Dîn Gökburî, le souverain turkmène d’Erbil , au tout début du XIII° siècle, était une célébration populaire, publique, accompagnée de chants et de musiques, de récits épiques ou légendaires sur la vie du Prophète (v. L’Orient des Croisades, Cinquième partie : Au quotidien ; Anne-Marie Eddé et Françoise Micheau, Paris, 2002, et Encyclopédie de l'Islam, Leyde, Begtegenides).

Les vies magnifiées de Muhammad et d’Ali (surtout pour les chiites) abondent dans tous les pays de l’islam, mais relèvent plus du folklore local et de la piété populaire, sans déborder sur le domaine des élites savantes traitant de questions dogmatiques, lesquelles furent longtemps débattues et rédigées en arabe. Les premiers grands philosophes et mystiques d’origine iranienne, hormis certains contes, hymnes et poèmes mystiques, écrivirent ainsi la majeure partie de leurs travaux dans la langue du Coran. Citons, entre autres, les traités d’Abû ‘Alî Husayn ibn Sîna au X° siècle (notre Avicenne), ceux de Shihâb al-Dîn Yahyâ Suhrawardî et de Ruzbehan Baqlî Shirazî au XII° siècle ou de Nasir al-Dîn Tûsî au XIII° et jusqu’à Molla Sadra Chirazî au XVII° siècle.

C’est surtout dans le champ purement poétique que le persan vécut sa "renaissance", dès le X° siècle, avec notamment Hakîm Abû-l-Qassim Firduwsî Tûsî, l’auteur du Shahnameh, et après lui des générations de poètes, profanes ou mystiques.

C’est à peu près le même état des lieux pour le kurde, qui ne bénéficiait même pas d’un statut de langue de cour et de diplomatie au sein d’un grand Etat souverain, comme ce fut le cas du persan et du turc ottoman. Seuls quelques émirats kurdes, plus ou moins indépendants, de toute façon fortement divisés et même rivaux, pouvaient "patronner" le kurde, comme le déplore Khanî dans son fameux passage sur la Question kurde (Mem et Zîn, v. 189-234)). Aussi éprouve-t-il d’emblée le besoin de justifier son choix en des termes très nets, avec le sentiment de franchir une étape nouvelle :

Ev bid’ete kir xîlafê mu’tad
Que l’on peut traduire par : "Il créa cette oeuvre nouvelle (bid’et), contrairement à la coutume."

Le mot choisi, bid’et, est tout sauf anodin. Si, à notre époque, la nouveauté renferme souvent une connotation positive, il n’en allait pas de même dans la civilisation islamique traditionnelle, où la coutume avait valeur de loi, était bien fondée, légitime, et où l’innovation était un scandale amenant le désordre du monde, voire une hérésie quand il s’agissait de questions religieuses. Le terme bid’et servait ainsi à condamner toutes les "innovations" dogmatiques et écarts avec la sunna en matière de rites, que ce soit dans les aspects les plus courants des pratiques, comme le culte des saints (walî) ou les auditions mystiques (semâ, dhikr), ou pour flétrir les audaces de la philosophie ou du soufisme. Bi’detî en persan signifie aussi la tyrannie, l’oppression politique, opposées aux bienfaits de l’ordre établi, coutumier. Or ce terme est utilisé dans les premiers vers de sa "défense de la langue kurde par Khanî, et ne sera plus repris ensuite, comme s’il s’agissait d’écarter d’avance un blâme qu’il a pu déjà encourir ou qu’il anticipe. Nous l’avons vu, il n’est pas le premier poète à avoir composé en kurde. Craignait-il que le caractère plus philosophique, plus religieux de Mem et Zîn, choque un certain auditoire, comme a pu le faire son Eqida Iman ?

Un fait peut avoir pesé, même inconsciemment, dans l’aspect douteux de cet usage du kurde appliqué au soufisme. C’est qu’il était - et est toujours - la langue religieuse de deux sectes hérétiques, les Yézidis et les Yarsâns. Nous ignorons ce que le sheikh savait des groupes Ahl-e-Heqq (autre nom des Yarsâns), mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne pouvait ignorer les Yézidis, bien implantés dans la région de Djézireh-Bohtan. Ils avaient même, un temps, gagné à leur foi les souverains de Djézîr, - dont descendent Zayn al-Dîn, le prince héros du roman et ses soeurs, les belles Zîn et Setî !- comme le mentionne Sheref Khan : " Selon ce que révèlent les dires et écrits des historiens, la lignée de la dynastie des princes de Djezireh remonte au calife (sic) Khâlid b. Walîd. Le premier d’entre eux à monter sur le trône de Djézireh s’appelait Sulaymân b. Khâlid. Au début, cette dynastie suivait la voie funeste et infortunée des Yézidis, mais par la suite ils changèrent leurs croyances et renièrent cette foi. Dieu les éclaira et les guida, et ils marchèrent enfin dans la religion de la vérité et de la sunna. Ils construisirent beaucoup de mosquées et de madrassas. Et ils donnèrent à titre de waqf de nombreux villages et de bonnes terres. " (Sharafnameh, II, 4, « Des princes de Djézireh que l’on appelle aussi Bokhtî »)

Khanî ne fait aucune allusion à cette ascendance, insistant plutôt sur les origines arabes des princes de Djézîr (v. 368), et confirmant l’origine remontant au général musulman Khalid ibn Walid :

"Abaê izam û cedd-û walid
Mensûb û miselselêd-î Xalîd"

Afin que nul ne puisse dire...

Le premier argument avancé par l’auteur est l’attachement, le zèle qu’il a envers les siens, son amour des tribus, eşiretî, (v. 236). Mais pourquoi est-il si essentiel de faire une telle oeuvre en faveur des Kurdes ? Et en quoi va-t-elle servir les Kurdes ? L’explication suit immédiatement et renforce l’idée avancée plus haut que Mem et Zîn n’est pas seulement, dans l’esprit de son auteur, une oeuvre poétique teintée de mysticisme, mais un véritable manifeste ésotérique (‘ilm al-Irfan). Cet accès à la Connaissance illuminative, à la gnose (ma’refat), les Kurdes n’en sont pas dépourvus, comme l’exprime fermement l’auteur, avec une certaine véhémence, sans doute en réponse aux préjugés anciens dont souffraient les Kurdes, automatiquement assimilés aux Bédouins, ou aux Turcs d’Asie centrale, restés païens et violents : "Ces nomades chameliers sont tout ce qu’il y a de plus sauvages. Comparés aux sédentaires, ils sont au niveau des animaux indomptables et des bêtes féroces. Tels sont les Arabes (nomades), ainsi qu’à l’ouest les nomades berbères et zénètes et, à l’est, les Kurdes, les Turkmènes et les Turcs. " ( Discours sur l’Histoire universelle, al-Mudaddima, Livre premier, II, La civilisation bédouine. Nations sauvages et tribus ; Ibn Khaldûn, trad. Vincent Monteil, Beyrouth, 1967-1968. )

C’était même un lieu commun sous le calame des auteurs. Lisons Ruzbehan de Chiraz (1128-1209), dans son Jasmin des Fidèles d’amour (Kitâb-e 'Abhar al-'Âshiqîn) : "Plongeant dans la mer du non-être à la recherche du joyau de l'être, sa (celle de l'amant) quête s'angoissant de l'aimé devient de plus en plus laborieuse, jusqu'à ce que soudain cette Fiancée qui est la beauté de toutes les beautés survienne sous la forme de quelque indifférence, et par un beau visage ravisse son âme merveilleuse à ce simple que met en folie la saison de l'amour - comme les Kurdes stupides, - et fait disparaître de sa tête l'organe de l'intelligence raisonnante." (Chapitre X, "De l'éclosion de l'amour", 121, trad. Henry Corbin).

Or, parmi les maîtres spirituels qui eurent sur Rûzbehân "une importance particulière pour la détermination de sa courbe de vie", Henry Corbin, dans son introduction au Jasmin, mentionne précisément un Kurde, le Shaykh Jâgir Kurdî. Mais il y a, comme souvent dans ce type de préjugés, dichotomie entre le groupe fantasmé (les Kurdes sauvages des montagnes et des plaines) et le groupe réel (les éléments kurdes intégrés, urbanisés, rendus acceptables par leur assimilation aux normes civilisées).

Autre exemple, plus ancien encore, de ce jugement tenace , presque récurrent, sur les Kurdes pillards et destructeurs, bêtes de proie plus qu'humains, celui donné par Abû Hamid al-Ghazalî (1058-1111), quand il aborde les trois catégories des "créatures voilées" dont, parmi elles, ceux qui estiment que "le summum du bonheur consiste à vaincre, conquérir et tuer, ou attaquer à l'improviste, emmener des captives et faire des prisonniers. Telle était la conviction des Arabes bédouins (du paganisme) ; elle est celle aussi des peuplades kurdes et d'un grand nombre de fous furieux. Ils sont voilés par les ténèbres des tendances naturelles à la férocité, qui les dominent et qui, lorsqu'elles atteignent leurs fins, leur procurent les plus grandes voluptés. Ces hommes-là sont contents d'être au niveau des animaux féroces, et même plus bas encore." (trad. R. Deladrière).

Un lettré comme Khanî, lisant couramment l’arabe, le persan et le turc ottoman était forcément tombé maintes fois sur ce type de comparaisons, en plus de celles qu’il devait essuyer de la part des milieux lettrés et policés de son époque. Et c’est pourquoi :

Manendê durê lîsanê kurdî

"Il ordonna les perles de la langue kurde
Afin que nul ne puisse dire :"

Ekrad bê ma’rîfet in, bê esl û binyad.(v. 239-240)

Les Kurdes sont sans ma’rifet (savoir, connaissance au sens gnostique) ; sans esl : source, origine ; sans binyad : fondation, base, construction.

Bê esl évoque la flétrissure du bâtard, de la lignée non noble, sans ces ancêtres et cette chaîne de noms (silsilah) que le sujet musulman s’attache à bâtir autour de son identité, quitte à s’en inventer (l’ascendance khalidienne, vraie ou supposée des princes de Djézireh, les aïeux arabes prêtés tardivement aux Ayyoubides, l’ascendance barmékide revendiquée par l’historien d’Erbil, Ibn Khallikan). Binyâd, sans bâtiments, sans fondations, reprend un peu le même thème en y induisant l’idée de celui qui est sans construction, qui n’a rien bâti, tel le nomade sans attache et seulement destructeur, qui n’a aucune "oeuvre" derrière lui.

"Enwaê mîlel Xwedan kitêbin
Kurmanc-î tenê di bê hesêbin"

"Les Kurdes n’ont pas reçu les livres en partage."

Peuple sans écrits signifie aussi peuple sans Révélation prophétique, quasi-resté dans la Djahiliyya, comme les fustige encore, à la fin du 18ème siècle, le chroniqueur mossouliot Yâsîn ibn Khayrallâh ‘Umarî (Territoire d’islam. Le monde vu de Mossoul au XVIIIe siècle , Percy Kempf, Paris, 1982), qui leur prête plus d’ignorance et de bêtise que de réelle hérésie (ce qui n’est pas le cas des Yézidis, qu’il met à part). Ainsi, en 1737, quand les Djalilî, longtemps en guerre contre le Bahdînân, décident de faire la paix et envoient un émissaire : "Le messager arriva à Aqra le premier jour du Ramad’ân, et y trouva les gens vêtus de leurs plus beaux habits, et faisant la fête. Ces sots avaient confondu Cha’bân et Ramad’ân, et ils avaient jeûné tout le mois de Cha’bân." Et, plus loin : "Les sages ont dit et redit que les habitants des montagnes sont des sots et des ignorants." En fait, les écrits de Yasîn ibn Khayrallâh, qui vitupère tout autant sur les Noirs, les hérétiques, les Indiens, est un excellent concentré de la doxa arabe, sunnite et citadine de l’époque ottomane et leur analyse est précieuse.

Au premier abord, ce mépris peut paraître paradoxal dans une religion dont le Prophète fut souvent présenté comme illettré. Mais de par la Révélation coranique, justement, il fut bien détenteur et dépositaire (aman) du Livre. Et c’est aussi sur cette idée de propriété, de possession (xwedan) qu’insiste le Sheikh Ahmad, qui veut aussi qu’en soient gratifiés les Kurdes, surtout vis-à-vis des savants, "ehl e nazer", dont le jugement lui importe plus que les autres : il faut, pour réhabiliter les siens, montrer qu’eux aussi ont "l’amour pour but (ishq)" au sens d’amour passionné, mystique. C’est-à-dire qu’ils font partie de ces initiés (‘arif) et de ces amants de Dieu qui sont l’élite de l’humanité, totalement opposés à la force (zûr) brutale, illégitime, bestiale dans l’assouvissement immédiat des instincts, évoquée par Ghazalî. Non, nous dit Khanî, les Kurdes aussi sont des "désireux" et des "désirés", des talibin "désireux de connaissance", en quête, dont le sens rappelle un peu celui de murîd, le disciple spirituel, qui signifie également celui qui désire, qui aspire ; et des metlûb, souhaités, désirés, ceux qui initient à l’amour en l’inspirant ; les Kurdes eux aussi connaissent l’aspiration d’amour (mehabbat), une des premières étapes du soufisme, étant mihhib et mehbûb, aimant et aimés, dans les deux aspects : "véritable, divin" (heqqiqî) ou "symbolique" (mecazî), c’est-à-dire profane, au sens où l’affirmait déjà Muhiyddin Abû Bakr ibn Arabî, notamment dans son Traité de l'Amour, et avant lui et après lui bien des soufis, à savoir que derrière le voile de l’amour humain se cache toujours l’amour divin, ce qui est aussi la conviction du sheikh kurde :

"Les uns aspirent à la Beauté éternelle
Les uns désirent des corps sans âme
Mais la croyance de chacun est unique,
Et la seule différence est entre le noyau et l’écorce" (423-425).


Mais si les Kurdes sont si dignes de la plus noble, de la plus parfaite (kemal) des occupations, celle de l’amour divin ou profane, pourquoi ne se sont-ils pas encore illustrés dans cette science ? Car chez les Kurdes, cette "place de la Perfection" (Meydanê kemalê) est une place vide, que lui, si imparfait soit-il, se doit donc de remplir :

Xanî ji kemalê bê kemalî
Meydanê kemalê dîtî xalî (v. 235)

Il est intéressant de retrouver cette même idée de manque, de vide, de place à prendre, de creux à combler, exprimée par Sheref Khan de Bitlis au début de son Sharafnameh : "Vint alors à son faible esprit l’idée de composer un livre dans cette science fructueuse, qui serait dédié à ce que les rayons de l’intelligence des historiens avertis n’ont jamais encore éclairé , et que les réflexions profondes de ceux qui ont raconté les vies des souverains, passés et contemporains, n’ont pas encore sondé », puisque ces historiens « n’avaient, à aucune époque, mentionné l’histoire des dirigeants du Kurdistân, ni relaté leurs vies, et que rien n’avait été écrit ni rapporté sur eux ; il vint donc à mon faible esprit l’idée d’une indigne et disgracieuse broutille qu’il devait composer, autant que ses capacités le permettraient : un livre sur leurs affaires et leur conduite ." (Sharafnameh, "Eloge de l'Histoire").

Il est aussi significatif que Khanî ait choisi de conter une histoire purement kurde et non celle d’amoureux-phares de la littérature musulmane, comme Layla et Majnûn, Yusef et Zuleykha et tous les amants célèbres qu’il cite dans son introduction, voire même Ferhad et Shîrîne, que les Kurdes rattachent à leur propre folklore. Mem et Zîn ne sont connus que des Kurdes et cette histoire, ignorée des pays voisins, appartient exclusivement au Kurdistan.

"Nexmê xwe ji perdeye derînim
Zînê û Memê Zînê û Memê ji nû vejinim"

"Je sortirai une telle mélodie de ces notes
Que je ferai revivre l’âme de Mem et de Zîn " (v.322).

Notons que "perde" peut signifier tout aussi bien mélodie, notes, que voile, rideau et que, comme la plupart des poésies classiques, un même vers peut avoir plusieurs sens : sortir une mélodie peut signifier aussi révéler, faire sortir les amoureux du voile qui les cachait, de même que Sheref Khan souhaitait que "l’histoire des nobles et grandes dynasties du Kurdistân ne reste pas derrière le voile de l’obscurité et de la dissimulation."


Si nous avions un roi

Dans le fameux passage, connu sous le nom de "Derdê me", notre problème, soit la "Question kurde", le Sheikh n’attribue pas les malheurs de son peuple à la désunion, comme on l’interprète souvent, de façon à mon sens erronée. La désunion entre les Kurdes, est, pour Khanî, un symptôme dont la cause est l’absence d’un maître commun, d’un "astre surgi des rouages de l’univers", qui ne serait dévoué qu’aux Kurdes. Mais ce souverain ne doit pas être un prince comme les autres. Tout au long de Mem et Zîn, le Sheikh tient en effet des propos très durs sur la cruauté des puissants, leur injustice, leur propension à n’écouter que les flatteurs, leur tyrannie capricieuse. Ce que Khanî souhaite, c’est un roi savant, un souverain de sagesse, qui instaurerait plus que la paix entre les Kurdes, mais favoriserait aussi les arts, la culture, les livres (v. 248) et serait un maître en connaissance mystique. Cette figure de roi philosophe restaurant l’harmonie du monde est à relier avec le mythe de Key Khosrow, détenteur de la coupe de Djamshîd, qui reflète tous les secrets de l’univers (La Langue des fourmis, Loghât-e mûrân, in L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques ; Sohravardî, trad. Henry Corbin, Paris, 1976). De même l’absence d’un souverain kurde plonge ce peuple dans un temps d’occultation, de cycle tyrannique, à laquelle seule il pourrait mettre fin.
(Notons d’ailleurs que le mythe a perduré, puisque le poème de Dildar (1918-1948), Ey Raqib, choisi pour être l’hymne national kurde, proclame : "Nous sommes les fils des Mèdes et de Key Khosrow".)
Cette figure de souverain sage et messianique est très proche de l’Imam caché des chiites, qu’ils soient septimains ou duodécimains (v. par exemple, Nasir od-Dîn Tusî, dans son Rawdat al-Taslim, XXIV : De la prophétie et de l'imamat ; La Convocation d'Alamut, trad. Christian Jambet, Paris, 1996). C’est aussi, après al-Farabî et les Platoniciens, la figure sohrawardienne du sage parfait, celui qui est "fort avant à la fois dans l'expérience mystique et dans la connaissance philosophique" , à propos duquel son commentateur Qotb ad Dîn Shirazî précise que "ce rang (tabaqa) est plus précieux que la pierre philosophale". Or Sohrawardî le relie au pouvoir temporel quand il affirme que "s'il se rencontre à une époque donnée (un sage) qui ait à la fois profondément pénétré en l'expérience mystique et en la connaissance philosophique, c'est à lui que revient l'autorité terrestre (ri'âsa) et c'est lui le khalife de Dieu." (Hikmat al-Ishraq, Prologue, 5 ; Shihaboddîn Yahyâ Sohravardî, La Sagesse de l'Orient, trad. Henry Corbin, 1986.)

Et c’est parce qu’il se proposait de « restaurer la sagesse de l’ancienne Perse », non pas seulement sur un plan philosophique, mais aussi politique, notamment en instruisant l’artouqide ‘Imad al Dîn, prince de Khartpert ou l’ayyoubide Al Malik al Zahîr Ghazî, qu’il perdit la vie à Alep, en 1191/586-587H. C’est donc un rêve politique qui, dans la culture iranienne, vient de loin.

Quelques siècles plus tard, notre sheikh kurde a en tête des desseins métaphysiques et eschatologiques moins grandioses que ceux du Sheikh de l’Ishraq et des autres penseurs médiévaux. Il se contente de souhaiter la venue d’un souverain de Sagesse non pour l’ensemble des hommes, ni même pour l’ensemble des musulmans, mais seulement pour les Kurdes, montrant ainsi un glissement intéressant entre la pensée médiévale qui s’adressait aux croyants quelle que soit leur origine, et l’avènement d’un système politique où prime soudain la nation ou l’ethnie, que Khanî définit surtout par la langue, ce qui est là aussi un critère assez moderne.

L’idée la plus novatrice, la plus frappante, qu’exprime Khanî dans ce long prologue, est la relation qu’il fait entre la légitimité d’une langue, sa licité, et le fait qu’elle soit langue d’un Etat, c’est-à-dire d’un souverain qui, ayant le droit de battre monnaie (un des deux signes d’indépendance d’un prince musulman, avec celui de faire prononcer la khutba, le sermon du Vendredi, en son nom), peut ainsi la rendre légale. Or au 17ème siècle, Khanî pouvait voir qu’en plus de l’arabe, langue de religion et par là même hors compétition, le persan et le turc étaient langues d’empires. Par contre, le kurde, lui, restait langue "démunie", "sans appui". Et c’est pourquoi Ahmedê Khanî relie la Question kurde et le statut de la langue kurde, dans une série de métaphores relatives à la monnaie, officielle ou fausse :

Ger dê hebûya me jî xwedanek

"Si nous avions un maître
Pour qui le savoir, les arts, les lettres, la connaissance
La poésie, le ghazal, les livres, les dîwan,
seraient dignes d’attention"

ev cins bu bûya li ba wî mamûl ev neqd-i bi ba li nik wî meqbûl

"Par qui tous ces genres seraient cultivés,
Par qui cette monnaie serait agréée"
(v. 247-249)

"Neqd û cins" signifie, en persan, monnaie et piécettes. Neqd est aussi utilisé pour dire "distinguer, trier la bonne monnaie de la fausse".

Si cette langue kurde, était agrée par un prince, Khanî saisirait "l’étendard des mots et des rimes..." et reprendrait ainsi le flambeau de ses prédécesseurs (v. 250-251). Mais il constate aussitôt : "çi bikim, qewî kesade bazar ?" , que faire ? cette monnaie n’a plus cours au bazar, elle est dépréciée. Et suit une réflexion générale et désabusée sur l’époque, qui se soucie plus de lucre que de poésie, mais aussi sur un temps où le kurde est une langue malchanceuse, dédaignée (bextesiyah, namirade v. 271), dont on ne demande pas la main. Et bien qu’utilisée par les savants et les docteurs, (v. 273), elle reste monnaie locale et non monnaie de roi :

"bê derbê qebûlê padishan bê sikkeyê shehrewaye" (v.269)

Or une langue sans prince, sans "frappe légale", est une monnaie impure, douteuse (rewac û mexşûş) car "même une monnaie fine et pure.... n’a de valeur que si elle est frappée." (200-201).

Ainsi, deux siècles avant la montée du nationalisme et des persécutions qui s’ensuivirent, Ahmedê Khanî pressentait qu'une langue sans souverain pour l’entériner resterait clandestine, voire délictueuse. Et qu’un peuple sans Etat et sans prince, resterait un peuple "sans savoir", ou en tout cas stigmatisé comme tel.


Pour qui j’écris en kurde

Mais Khanî, après avoir exposé les raisons qui peuvent inciter le public à dédaigner son livre, conclut par un plaidoyer pro domo qui reprend la métaphore de la monnaie et des métaux. Ce symbole, il le retourne, cette fois, à l’avantage du kurde. Certes, le kurde n’est pas, sur les cours des marchés, un métal de grande valeur. C’est une menue monnaie (pûl), une monnaie de cuivre, travaillée par un dinandier (seffar) et non un joailler (gewherî). Mais elle a le mérite d’être pure (saf), d’être agréée par les siens, à défaut d’avoir une reconnaissance officielle, "meqbûlê miamela ewamin", (v. 265-266) et mieux vaut un cuivre authentique qu’un or frauduleux (sipîde mane) ou un argent mêlé (268-269).

Quand Khanî oppose "son cuivre", kurde authentique, aux métaux précieux mais falsifiés, à quoi fait-il allusion ? A l’honnêteté d’un auteur écrivant dans sa langue maternelle et non dans une langue d’emprunt ? On ne peut l’assurer mais un passage pourrait étayer cette interprétation : c’est celui où il s’excuse d’avance des défauts de son livre, en avançant que de ce nûbar, il peut au moins en revendiquer l’entière paternité :

"Lê min ji rezan ne kir temettu’ Manendê dizan bikin tetebbu’"

"Je ne me suis pas égayé à l’aide d’une autre vigne
Comme ceux qui, tels les voleurs, viennent piller les écrits des autres" (v. 339)

Défend-il l’originalité de son travail littéraire, même si l’histoire est un emprunt au folklore, mais du moins à un folklore purement kurde ? Ou bien plaide-t-il pour l’originalité et la saveur unique de cette langue bien à lui ?

"Ev meywe eger ne abîdare Kurmancî ye, ew qeder li kare
Ev tifle eger ne nazenîn e
Nûbar e, bi min qewî ezîze

Mehbûb e, lîbas û goşiwar e

Milkêd-î min in, ne mistaere"

"Même si ce fruit n’est pas juteux,
C’est un kurde pur,
Même si cet enfant n’est pas délicat,
Ce fruit pour moi est très doux,
Même si ce fruit n’est pas savoureux,
Cet enfant pour moi est très précieux. " (343-345)


Les propos affectueux, attendris, dont il gratifie Mem et Zîn, son "enfant premier-né", sont à mettre aussi en parallèle avec son affection pour le peuple kurde, qu’il a exprimée dans ses deux autres ouvrages en plus de ce roman. Une tendresse qui va surtout aux gens simples, aux enfants, aux adolescents, aux innocents. Et, de façon paradoxale, un brin provocante, il dédie son livre à deux catégories sociales assez éloignées l’une de l’autre, du moins en apparence : d’une part aux gens de la Gnose, du Secret, "Ummîd-i ji ehlê îrfan" (v. 355), et de l’autre aux Kurdes, aux gens des montagnes ("Kurmancim û koh-î kenarî"), alors que la montagne est traditionnellement vue dans le monde musulman comme un lieu d’ensauvagement, celui de l’anti-urbanité, le domaine du brigand, du rebelle pillard. C’est pourtant à ces gens-là, unanimement décriés dans toute la littérature classique, qu’Ahmedê Khanî recommande la lecture ou plutôt "l’audition" de ses écrits, qui leur enseigneront l’amour le plus élevé, l’amour parfait du soufi, tout comme son ‘Eqidê Iman enseignait l’islam aux Kurdes non arabisants.

Il faut ajouter, pour terminer, que si Khanî rêve et appelle de tous ses voeux à l’unité des Kurdes sous un même gouvernement, il n’entend pas forcément par là l’unification ou l’uniformisation de la langue kurde, qui est un problème contemporain (et une source de querelles infinies) dans les milieux kurdophones. A la fin de Mem et Zîn (v. 2477-2480), il énumère ainsi plusieurs dialectes kurdes, à côté de variantes persanes et arabes, "Kurdî, erebî, derî û tazî" ( v. 2477), qui servirent à composer maints chants épiques du Botan, fables vraies ou mensongères, mais tous détenant un avis, une sagesse à prendre. Or toutes ces langues et tous ces dialectes kurdes, dont il nomme trois d’entre eux, le bohtî, le mihemmed-î, le silîvî (v. 2478), forment, dans leur diversité d’essence et d’aspect - rubis, or, argent, nacre - des colliers d’ânes (xermuhre), des assemblages de pierres multicolores (morîk). Et pour ce sheikh soufi, bien sûr, la véritable unité de la langue est à chercher ailleurs, dans le but ultime de chacun qui est l’amour (‘ishq), et que par la voix de son calame :

"herçî ku di bêjitin, hewa ye
Ger guh bidinê newayê nayê"

"quoi qu’il dise, c’est l’amour qui parle,
Si tu l’écoutes, il a la voix du nay." (v. 2475).


Il est toujours périlleux de retracer, à plusieurs siècles de distance, l’intention d’un auteur dont nous ignorons presque tout, surtout quand son monde, son mode de vie, la conception qu’il s’était faite de son identité, diffèrent radicalement de notre époque. Mais l’analyse des textes d’Ahmedê Khanî, à la lumière de ce que nous savons de la société kurde à l’époque ottomane, permette d’appréhender un penseur aussi remarquable qu’original, et par certains côtés très en avance dans ses intuitions politiques. Réagissant à la fois au « malheur des temps » et aux préjugés qui pesaient sur les Kurdes, essayant aussi de sonder et d’analyser les maux dont souffrait son peuple, ainsi que leur cause, Khanî a tenté d’esquisser quelques solutions, dont la plus essentielle à ses yeux, celle d’un souverain unificateur, ne dépendait, hélas, pas de lui. Mais loin de se complaire dans une déploration stérile, il a initié un rôle que beaucoup d’intellectuels kurdes, bien plus tard, auront à cœur de reprendre : celui de diffuser le savoir dans toutes les strates de la société au Kurdistan, surtout celles qui avaient le moins accès à l’éducation, en raison de la barrière linguistique. "Eduquer le peuple" par le biais de sa langue maternelle, remédier à son infortune politique et à la mauvaise image que les Kurdes donnaient à l’extérieur, et avaient peut-être d’eux-mêmes, en favorisant une littérature nationale : toutes ces intentions exprimées par Ahmedê Khanî dans les trois ouvrages qui nous sont parvenus de lui, font de ce poète soufi de la fin du 17ème siècle, un des premiers défenseurs, si ce n’est le premier, de la culture kurde face aux menaces auxquelles elle n’allait cesser d’être en butte, trois siècles après la disparition du Sheikh .


Bibliographie :


Quelques éditions de Mem et Zîn :

Mem û Zîn, Ahmed-i Khani, Istanbul, 1920.
Mem û Zîn, Ahmed-i Khani, Alep, 1949.


En français :

Mem et Zîn, Ahmedê Khanî, traduction Sandrine Alexie & Akif Hasan, Paris, 2001.

En kurde-turc :

Mem û Zîn, traduction M. E. Bozarslan, Istanbul, 1968.

En kurde mukriyanî

Mem û Zîn, traduction par hejar, Bagdad, 1960.

En azéri :

Mam va Zîn, traduction Chamil Askiarov, Bakou, 1976.

En kurde-russe :

Mem û Zîn, traduction M. B. Rudenko, Moscou, 1962.

En arabe :

Mem wa Zîn, Jan Dost, Damas.

Etudes kurdes, N° 11, mars 2013 : La littérature kurde

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