vendredi, mars 30, 2007

Au bonheur des sages





"Le sort commun, selon les Anciens, c'est de vivre, harmonieusement autant que possible, en société, et l'amour n'échappe pas à la règle. La norme, c'est d'aimer et d'être aimé selon sa condition, c'est-à-dire entre humains. L'amour est partage. On aime d'autres humains, des filles, des garçons, ou les deux ; on ne s'aime pas tout seul, car nul n'a en soi de quoi se suffire. C'est la signification du mythe des androgynes tel qu'il est repris dans le discours d'Aristophane. Pr, c'est à cela que Narcisse, dans son orgueil insensé, a prétendu. Il doit donc en être chatié. Comment ? Il suffit aux dieux de l'abandonner à son choix absurde, qu'il devra assumer jusqu'au bout de ses conqéquences. Némésis le laisse donc se punir soi-même, se précipiter dans l'impossible et fatalement s'y détruire. Il a désolé la nymphe ; le voilà comme elle à se mourir d'amour, mais suprême ironie, de son propre fait. Il avait méprisé une évanescence ; à son tour, il s'éprend d'une évanescence. Elle n'était qu'un son ; il s'éprend d'une image, la sienne propre, puisque aussi bien, n'est-ce pas là tout ce qu'on peut avoir de soi ? Echo et Narcisse s'exténuent tous les deux pour avoir l'un et l'autre, de façon différente, transgressé la loi inflexible de la mesure. Echo avait bravé Héra ; Narcisse a bravé Eros : l'un et l'autre, comme Tantale, comme Ixion, comme tant d'autres, ont failli à la juste appréciation qu'il faut avoir de soi en face des dieux. Ils se sont mal connus ; les voilà punis."



Dans "Philosophie et humour", Lucien Jerphagnon réfléchit sur ce que signifie l'étalage des imbéciles dans les Dialogues socratiques, en exposant que l'imbécile le plus pénible est, encore et toujours, le "semi-cultivé", celui qui répète, énumère, mâchouille l'air du temps et enfile niaiserie sur niaiserie,. Variantes contemporaines : "Sans religion, y aurait plus de guerres" ; ou "l'islam c'est la violence intrinsèque"; ou "sous l'Ancien Régime 95% des gens vivaient dans la misère" (oui cela se lit aussi) ; ou "Si je me sens coupable de baiser à tout va, c'est la faute à l'héritage judéo-chrétien" ; ou "la critique est facile et l'art est difficile" ; ou "on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui"; "On n'a pas le droit de juger moralement quelqu'un"; "l faudrait une femme noire lesbienne à la Maison blanche et tout irait mieux"; ou "mieux vaut une franche dictature qu'une pseudo-démocratie" ; "les noirs ont le rythme dans la peau"; "On se croirait revenu au au Moyen-Âge" (petite phrase qui sert à commenter commodément absolument tout ce qui n'a rien eu à voir avec le Moyen-Âge, des "chasses aux sorccières aux lapidations des femmes adultères ou à la pudibonderie corporelle) ; "Les juifs n'ont pas d'avenir dans une société multiculturelle" ; ou "la blessure identitaire des musulmans réside dans l'antériorité de la Bible sur le Coran".


(liste infiniment renouvelable et complétable bien sûr. Et voici comment Jerphagnon, à la lumière des crétins opposés à Socrate, définit l'imbécile-qui-sait :


"C'est un homme dont le système de référence spontanée est l'énumération - et ici, je me refuse à dire, avec certains, l'existentiel. Il n'a aucune idée du caractère générique "auto to eïdos", qui fait vertueuses les choses vertueuses et pieuses les pieuses. Il est tout incapable de penser péri ousias. Pensant spontanément selon l'énumération, donc selon la Doxa qu'il puise continuellement à même l'air du temps, il ne saurait manquer de quoi dire, puisque le temps commun lui apporte autant d'exemples que son expérience immédiate peut en assumer. Deux conséquences : l'assurance qu'il affiche, qui est celle du grand nombre, de la masse, et ausi le besoin incoercible d'empiler exemple sur exemple, comme si le nombre devait déboucher, à force, sur l'incontestable. De son propre mouvement, il ne s'enquiert jamais de l'absolu, mais s'il lui fallait le chercher, c'est dans l'énumération qu'il irait le trouver. Il convoquerait l'infinité potentielle des cas vécus par tout le monde. D'où la bienheureuse évidence dans laquelle il baigne, et dont il ne sort pas volontiers, car il n'y a rien pour lui hors de ce fleuve dont les eaux le portent."


Mais Jerphagnon se demande ensuite la raison de "cette concentration si forte d'imbéciles dans la première partie du Corpus, en gros dans les Dialogues composés entre le procès de Socrate et l'achat du terrain d'Akadémos. On peut répondre, on est tenté de répondre que cette concentration de personnages niais est tactique. En quoi ? Je dirai qu'une poignée d'imbéciles dans les élites de la Cité, ce n'est pas grave ; une masse d'imbéciles, c'est dangereux. A l'époque de ces écrits, Platon est encore sous le coup de l'assassinat de Socrate par une conjuration d'imbéciles qui croyaient bien faire - la pire espèce -, et sous le coup aussi, de sa première déception, après son expérience désastreuse de Sicile. Dominé par le souci politique qu'on sait, il aurait voulu, ce qui se comprendrait, mettre l'accent sur le danger que font courir à la Cité les imbéciles cultivés. Entre leur bêtise et leur conscience, il y a l'épaisseur d'une mémoire encombrée, hantée d'opinions toutes faites, et d'opinions sur les opinions. Ces gens sont la personnification de la conscience collective, fût-elle d'une collectivité d'élites; alourdie par quelques études personnelles sur des points de détail. Ces gens en savent trop ou pas assez. Trop pour ne pas croire du même coup qu'ils savent tout ce qu'il faut pour accéder aux emplois (cf. Lois, V, 731 e). Pas assez, pusiqu'ils passent tranquillement à côté de l'essentiel. Sans doute Platon possède-t-il dès ce temps l'intuition centrale de sa doctrine, à savoir la nécessité d'une objectivité absolue, juge du dire et du faire, hors du recours à quoi s'égarent et la connaissance et l'action - et spécialement l'action des actions : la politique."


Mais les imbéciles s'effacent ensuite dans la dernière partie de Dialogues, par des béni-Oui Oui :


"pourquoi les francs imbéciles laissent-ils peu à peu la place à tant de ces gens effacés, qui répondent inlassablement : "Oh ! oui, Socrate...", ou "One ne voit pas, par Zeus ! comment il en irait autrement !"... ? En un mot, pourquoi les imbéciles laissent-ils la place aux simples faire-valoir ?"


Et c'est là qu'éclate à mes yeux une fois de plus la ressemblance, la parentèle, la filiation entre les philosophes antiques et les cercles de philosophes et soufis musulmans. Déjà, dans "Le philosophe et son image", la satire de ces sages crasseux, barbus, mendiants avides et grossiers, pseudo-philosophes, vrais charlatans faméliques, aurait pu être celle des pseudo-derviches et fakirs qui n'avaient de soufi que la crasse, la luxure ou l'ivrognerie, ou ces lettrés fripons à la Abou Zayd, ou le cynisme revivifié par la Voie du Blâme (malamatî). Tout ce dont on n'a pas d'équivalent dans l'Europe médiévale et moderne, même les goliards n'étaient pas aussi institutionnalisés, il n'y a avait pas de goliards crasseux et philosophes auprès des princes, qui n'avaient que des confesseurs et des directeurs de cosnciences, et des bouffons de cour. Mais la bouffonnerie sage, non, pas que je sache.
Là, l'évocation de ce cercle initiatique, gens du Dehors vs gens du Dedans, soit la Zahiriyya du monde commun contre les gens du Secret, éclairent la ruse ismaélienne, la dissimulation (taqiya) chiite, le "Secret sur secrets empilés" des soufis, jusqu'à Yahyâ, écrivant son oeuvre en alphabet codé... L'islam a vraiment été cette civilisation prodigieuse, rassemblant et synthétisant l'héritage grecque, égyptien, perse et indien, si bien que le Sahib al-Zaman pouvait citer naturellement dans son Panthéon des Sages Socrate, Aristote, Hermès Trismégiste, Bouddha, Jésu, Saint Jean, Zoroastre et Muhammad.


"Enfin, et c'est une dernière tentation, n'est-il pas permis de penser, comme Aristote y invite (cf. Physique, 209 b 15) que les Dialogues faisant partie d'un ensemble initiatique et préparant graduellement les élèves de l'Académie à des révélations plus profondes, ils regroupent des leçons propres à différents niveaux d'avancement dans la secte ? Lisant et relisant les Dialogues - et sans doute bien autre chose encore, leçons écrites et orales dont nous n'aurons jamais l'idée -, les disciples bien doués et droitement conduits de l'Académie découvraient à la fois, more pythagorico, les mystères les plus secrets de la secte et le chemin parcouru. Dans cette perspective, ceux que nous avons nommés faute de mieux les imbéciles figureraient les gens du dehors par excellence, oï exo, ce que confirmerait le fait curieux qu'avec eux, il n'est presque jamais question des mythes. Ces gens sont reconnaissables dans la Caverne orphique de République, VII : fascinés par la multiplicité des jeux d'ombres, passant de l'une à l'autre de ces berlues en discutant de tout cela aussi gravement que s'ils étaient dans l'éternel - et se récompensant pour en avoir bien parlé. Ils sont si parfaitement adaptés au souterrain qu'ils n'ont même pas l'idée d'autre chose, pas la moindre idée du Tout Autre qui n'est pas Chose. Ces morts n'aspirent pas à al vie ; ces poissons des abysses, dont il est question dans le Phédon, crèveraient d'accéder au grand jour. Plus que jamais dans ce contexte, les vrais initiés sont les philosophes dont parle lePhédon, 69 d."

Au Bonheur des sages, Lucien Jerphagnon.

jeudi, mars 29, 2007

Colloque

Les 30 et 31 mars 2007 - l'Association Primo Levi organise un colloque


Témoigner des effets de la violence politique

Maison internationale de la Cité universitaire de Paris, 17 bd Jourdan
Information et Inscription ici.
colloque@primolevi.asso.fr


Programme

vendredi 30 mars 2007

9h00 à 9h20 Accueil, inscription

9h20 à 9h30 Introduction à la journée

9h30 à 11h00 : Hommage à Primo Levi

* Liberté de la fiction
par Soazig AARON, écrivain
* De l'imprescriptible
par Pierre MERTENS, écrivain, juriste international (BELGIQUE)

Table présidée par Hubert PREVOT, discutant : Diana KOLNIKOFF

11h15 à 12h45 : Les enfants et la violence politique

* L'irréductible d'une transmission
par Armando COTE, psychologue clinicien au Centre Primo Levi
* Repenser la transmission : l'énigme de la survivance
par Yolanda GAMPEL, psychanalyste (ISRAEL)

Table présidée par Jean-Etienne De LINARES, discutant : Martine MENES

14h00 à 15h45 : Clinique et politique

* Silences sur les violences politiques: L'impossible transmission
par Alice CHERKI, psychiatre, psychanaliste, écrivain

Table présidée par Catherine PINZUTI, discutant : Olivier DOUVILLE

15h45 à 17h30 : La parole et l'écrit, transmissible et intransmissible

* Atelier d'écriture : un détour pour renouer avec soi et les autres
par Bernadette GUILLEMOT, animatrice d'ateliers d'écriture
* Ecriture et trauma :de la nécessité de transmettre à l'impossible transmission
par Véronique BOURBOULON, psychologue clinicienne au Centre Primo Levi
* Comment interpréter la souffrance
par Kibar AYYILDIZ, interprète

Table présidée par Claude BIETRY, discutant : Beatrice PATSALIDES


samedi 31 mars 2007

9h00 à 9h20 Accueil, inscription

9h20 à 9h30 Introduction à la journée

9h30 à 11h00 : Le corps témoin

* L'abord physique d'une victime de torture comme premier témoignage ?
par Agnès AFNAIM, médecin au Centre Primo Levi
* Les témoignages dans l'action humanitaire : médecins témoins ou devenus témoins de témoins
par Carole DROMER, médecin à Médecins du Monde

Table présidée par Philippe LUXEREAU, discutant : Dominique PATAUT

11h15 à 12h45 : Témoigner : l'accompagnement social et juridique

* Assistante sociale : entre le secret de l'intime et la volonté de témoigner
par Nathalie PRETE, assistante sociale au Centre Primo Levi
* L'enfermement ou l'illégalité : l'expérience de la Cimade
par Ezra NAHMAD, président de la Cimade Ile-de-France

Table présidée par Aurélia MALHOU, discutant : Anne CASTAGNOS-SEN

14h00 à 15h45 : Transmettre et témoigner dans la clinique

* D'un possible effet du témoignage : une transmission
par Eric SANDLARZ, psychologue clinicien au Centre Primo Levi
* Honte et silence
par Silvia AMATI-SAS, psychiatre-psychanalyste (ITALIE)

Table présidée par Omar GUERRERO, discutant : Helena D'ELIA

16h00 à 17h45 : Littérature et témoignage

* Je ne lui ai pas dit que j'écrivais ce livre
par Nadine VASSEUR, journaliste, auteur
* La notion d'espace chez Primo Levi
par Luba JURGENSON, universitaire, auteur

Table présidée par Cécile HENRIQUES, discutant : Catherine COQUIO

17h45 à 18h00 : Conclusion

par Bernard NOMINE, psychiatre-psychanalyste

mercredi, mars 28, 2007

Radio, TV : Irak, Kudsi Erguner, Turquie

Radio :

Samedi 31 mars à 18h10 sur France Culture : Magazine de la rédaction - Quatre ans de guerre en Irak. Dossier de RFI. Par Frédéric Carbonne.

Jeudi 5 avril à 10h02 sur France Musique : Prima la Musica- Kudsi Erguner, musique classique ottomane et Aram Kerovpyan, Chants liturgiques arméniens.

TV :

Samedi 31 mars à 11h00 sur ARTE : Le Dessous des cartes- La Turquie : pour ou contre l'Union européenne ?

Vendredi 6 avril à 20h00 sur LCP : TV Irak Style; documentaire de Christian Trumble (2006). 60 mn.

mardi, mars 27, 2007

Les Sables de Mésopotamie


Mot de l'éditeur

«Les Sables de Mésopotamie, récit d'une enfance, est un beau récit d'une grande fraîcheur. Le ton est juste, primesautier et dans le regard que l'enfant porte sur le monde apparaît la faculté de s'étonner et un ardent désir d'y participer.
Il se trouve que l'auteur est né kurde, donc issu d'une société minoritaire et qu'il nous initie, chemin faisant, à toute une tradition, avec ses codes, ses croyances, sa réalité quotidienne et ses rapports avec les autres groupes ethniques. Il nous donne à voir, avec beaucoup de talent et dans un style plein de charme ce qu'était la société kurde de Syrie dont les frontières furent fixées par la France lorsque celle-ci, au lendemain de la Première Guerre mondiale, devint puissance mandatrice du Levant.
À mes yeux, Les Sables de Mésopotamie, qui charrie tout un univers inscrit dans des strates anciennes dans un style tout à la fois précis et poétique est une réussite littéraire. Fawaz Hussain est un écrivain français, d'origine kurde, dont la patrie s'est réfugiée dans le langage.»

Gérard Chaliand


Fawaz Hussain est notamment l'auteur du Fleuve (Méréal 1997, réédition Motifs, 2006), Chroniques boréales (L'Harmattan, 2000) et Prof dans une ZEP ordinaire (Le Serpent à Plumes, 2006).

Extrait du livre :
CHAPITRE UN

dans lequel il est question d'un enfant de trois ou quatre ans qui quitte son village natal pour s'installer chez sa grand-mère en ville et comment il va découvrir l'électricité et deux écoles qui n'enseignent pas les mêmes choses.
Dans la cour de notre maison, au village, ma mère agitait ses bras au-dessus de sa tête comme pour se protéger de coups qui me restaient invisibles. Elle poussait des hurlements de bête blessée que l'on s'apprête à achever. Puis, elle tourna le visage dans ma direction et me vit ; j'avais un bout de pain à la main, trois ou quatre ans. Lorsqu'elle fut près des deux marches du perron, l'unique endroit cimenté de la maison, elle me fit peur avec ses yeux injectés de sang. Ses cheveux lui donnaient l'air d'une folle. Elle passa le revers de sa main sur son visage et sécha ses larmes. Elle se saisit du morceau que j'avais à la main et le jeta loin : elle ne voulait plus qu'on mangeât de ce pain-là.
Puis, de sa main droite, elle me plaqua contre sa poitrine, de l'autre, elle tira ma soeur aînée et nous partîmes sans que personne essayât de nous retenir. Je quittai pour toujours les maisons en pisé agrippées au versant de la colline, la rangée des cinq mûriers en bas, les abricotiers, les grenadiers et les figuiers de notre verger et nos vignes qui grimpaient le coteau, de l'autre côté du village.
Le soleil qui n'avait rien perdu de son acuité nous lacéra la peau et nous martela le cerveau. Ma mère marchait vite, elle enjoignait ma soeur d'avancer au même pas qu'elle, ce qui n'était pas aisé pour une fillette de cinq ou six ans. Une dizaine de kilomètres nous séparaient du chef-lieu du district, le port du salut, le havre de la paix. Elle ne devait surtout pas fléchir maintenant que les dés étaient jetés. Sa résolution était prise et le temps à venir s'apprêtait à tra­vailler pour nous ! Les quelques villages traversés ressemblaient étonnamment à celui que nous venions de quitter. C'était la même coulée de maisons de terre argileuse malaxée avec de la paille hachée et du sel, les mêmes collines vestiges des temps anciens où gisaient nos morts, les mêmes chiens qui s'attaquaient à ceux qui traversaient leurs territoires. Ma mère ne craignait pas ces bêtes féroces ou elle faisait semblant. En tout cas, elle savait comment s'y prendre. Gardant son sang-froid, elle se contentait de leur crier «tude, tude». Voyant bien que nous ne paniquions pas à la vue de leurs grosses gueules de monstres enragés, les chiens remplaçaient alors les aboiements par les grognements. La queue lovée entre les pattes arrière, ils nous escortaient jusqu'à la sortie du village."

Fawaz Hussein présentera son livre le samedi 31 mars, à 16 heures, à l'Institut kurde de Paris, 106 rue Lafayette, M° Poissonnière. Entrée libre.

Eclats de rire

On trouve des pépites dans la littérature de voyage. Ainsi dans l'article de Jacques Soubrier, paru dans Connaissance du Monde n°3, au premier trimestre 1947, le récit d'une expédition chez les Kurdes contient des détails et des répliques tellements savoureuses qu'elles seraient dignes de figurer d'un roman "ayyâr" (les Ayyârân étant ces brigands chevaleresques et insolents, très épris des valeurs de la futuwwat, qui remuèrent beaucoup les grandes villes de Syrie, d'Iran et de Mésopotamie au Moyen-Âge).

"A Damas, une première expédition est mise sur pied. Il s'agit, avec la complicité des Kurdes exilés, de recruter une petite troupe et de franchir la frontière, le Tigre, nuitamment. Peu de temps après mon passage à Damas, au cours d'un bref séjour à la pointe orientale de la Djezireh, l'affaire était au point, et la troupe recrutée parmi les plus authentiques bandits de la région.

Armés jusqu'aux dents, nous attendions, vers minuit, le moment propice pour traverser le fleuve. Un Arménien, qui avait été pris dans le nombre, commença à ce moment à faire quelques difficultés. Visiblement, le bonhomme n'était pas sûr du tout. J'en fis part au chef de bande qui m'accompagnait :

- Aucune importance, me dit-il, donne-lui tout ce qu'il te demande, nous le tuerons en arrivant de l'autre côté...

Et, en même temps, il faisait un geste caractéristique.

Tels furent mes premiers rapports avec les bandits kurdes."

"L'hospitalité des Kurdes est une de leurs plus vieilles coutumes ; le brigandage, il est vrai, en est une autre. A la manière des héros d'Homère : "l'hôte est un présent de Zeus"; ils disent volontiers : "L'hôte est un envoyé de Dieu", mais ils semblent aussi parfois se souvenir du vieil adage nomade : "Tant que mon voisin aura quelque chose, je ne manquerai de rien !"

Et ce trait qui est typiquement une règle ayyâr :

"Au temps des Turcs, beaucoup de jeunes chefs entretenaient une troupe d'hommes de main bien armés qu'ils employaient à combattre les voisins et à détrousser les caravanes. Mais les apuvres gens étaient épargnés, et, quand la victime avait la chance de reconnaître ses agresseurs, elle alalit devant leur chef qui devait, alors, restituer le butin, ne gardant qu'une guelte raisonnable pour sa peine. Un brigandage pratiqué avec autant d'élégance était plutôt un jeu dont l'auteur et la victime devaient respecter les règles. Un voleur déloyal, un voleur qui ne se serait pas montré régulier, renié par les siens, n'aurait plus eu comme ultime ressource que de s'enrôler dans le corps des gendarmes."

Voilà, quand tu n'es pas fichu d'être un bon voleur honnête, tu te fais gendarme, tout est dit...

"C'est ainsi qu'un jour, sous la tente d'un de ces Jafs à la mine farouche, et dont je ne peux pas dire que j'ai eue à me plaindre, je dis à mon hôte :

-On assure toujours que les Kurdes sont des bandits et pourtant je me promène ici sans être inquiété, et tu me reçois comme un ami...
- Oui, oui, me répondit-il, seulement, vois-tu, à 200 mètres de ma tente, je ne pourrais garantir qu'il ne t'arrivera rien...

Un autre, devant qui je me plaignais d'une façon très détachée, du reste, de mon escorte, se pencha vers moi et me dit, très cordial :

- Si tu veux qu'on les tue ce soir, c'est facile..."

Il lui arrive ensuite bien des mésaventures avec les gendarmes, l'administration, la justice, l'Etat irakien, puisqu'un peu comme Tintin dans Le Lotus bleu il se retrouve accusé de conspiration et de tentative d'assassinat du chef d'Etat-major irakien. Décidément, les brigands kurdes sont plus sûrs à fréquenter que le monde des villes... Le voilà donc arrêté par les gendarmes et de toutes les brimades et molestations qu'il subit des pandore, il note que le pire des supplice est de les entendre chanter :

"il n'y a rien de plus terrible, en Orient, qu'un gendarme qui chante... Cela commence par le bourodnnement d'un frelon, si bien imité qu'au début, machinalement, on fait le geste de chasser l'insecte. Puis cela se poursuit par les vagissements d'un nouveau-né, pour aboutir enfin aux hurlements d'un monsieur qu'on étrangle."

En prison à Mossoul, où il est soigné d'ailleurs d'une tourista persistante par le médecin de la prison "qui aimait d'autant son métier que la prison était, disait-il, le seul endroit où il pût suivre ses malades."

Pas guéri de ses mésaventures et ayant décidément attrapé le virus redoutable de la kurdophilie (bien plus tenace que les amibes) il retourne sous la tente de Naïeff Bey puis de Mahmoud Pacha (dont il a photographié un beau portrait) où de son aveu, il a vécu "les plus belles heures peut-être de ma vie. Nous partions le matin dès l'aurore avec quelques hommes d'escorte, sur de jolies bêtes à longues crinières, sûres, ardentes, nerveuses, et nous galopions de longues heures à travers pentes et vallées, suivis par les poulains espiègles aux jambes raides. Nous suivions parfois les bords du Tigre, le long de ce sillon gigantesque où le grand fleuve nourricier, depuis des millénaires, a creusé son lit, ou bien nous visitions les campements de la tribu.

Le plus souvent, nous passions de longues après-midi à deviser dans cette atmopshère de paresse adorable et dans ce divin oubli du temps qui est le charme même de l'Orient.

Sous la tente, c'était un incessant va-et-vient de serviteurs. Comme je complimentais naïvement mon hôte, un jour, sur le nombre de ses domestiques, il me répondit avec un sourire :
- Mais, mon cher, dans ma tribu, ils sont tous mes domestiques..."

A part cela, il ne faudrait pas prendre ces chefs de tribus pour des pachas mollassons et poussifs, se prélassant sous la tente en permanence. Comme il est d'usage un chef de tribu doit faire ses preuves pour être désigné et les fistons, s'ils voulaient succéder à leurs aînés devaient le mériter :

"Il me souvient que, sous la tente d'un de ces grands chefs nomades auprès de qui j'ai vécu, son fils aîné, chaque soir, allait faire sentinelle avec les guerriers de la tribu. Son titre de bey ne le dispensait pas des longues attentes nocturnes, si fastidieuses. C'est ainsi que bien souvent, ces hommes aux moeurs primitives nous rappellent une grande leçon, à savoir que l'autorité ne se prend pas mais se mérite, et qu'avant de vouloir commander il faut savoir obéir."

L'article au complet décrit les beaux campements jafs, et cite beaucoup de chants et de poésie kurdes. Il y a surtout de belles photos de nomades. Malgré la mauvaise qualité de l'impression, il serait tentant de tout reproduire, les 20 pages de texte et les photos, mais bon, le copyright, tout ça...

Jacques Soubrier est par ailleurs l'auteur de plusieurs récits de voyage (et aussi de livres pour la jeunsse), dont Moines Et Brigands. De L'adriatique Aux Marches Iraniennes - paru en 1945.

lundi, mars 26, 2007

Après Ahmet Türk, Erdogan ?

Evidemment, de l'extérieur ça donne de la Turquie et de ses tribunaux emballés une image un peu ahurissante, mais la nouvelle sent bien le coup fourré qui vient à point nommé, juste avant les élections ...

Entretien avec Massoud Barzani



Via Kurdistan Observer, une interview de Massoud Barzani donnée à al-Hayat le 24 mars. Une interview longue, précise, détaillée, qu'on chercherait en vain dans les articles et interviews indigents de la presse française sur le Kurdistan.




Al Hayat: Êtes-vous préoccupé par la situation en Irak ?

Massoud Barzani: Ce n'est pas un sujet de précoccupation mais la situation est ennuyeuse et inquiétante.

Al Hayat: Quel est la cause de votre inquiétude ? L'échec de parvenir à fonder une nation, ou celui de parvenir à un accord entre les Irakiens ?

Barzani: Ce qui m'inquiète le plus ou ce que je considère comme étant le plus périlleux car menaçant l'avenir de l'Irak est le conflit sectaire qui commence à s'implanter de façon dangereuse.

Al Hayat: Est-ce que l'Irak vit une guerre civile ? Pouvons-nous qualifier la situation actuelle une guerre civile entre chiites et sunnites ?

Barzani: Je ne sais pas mais le résultat est tragique. Si vous voulez lui donner une appellation, cela pourrait être celle d'un "meurtre en raison d'une carte d'identité ". Je ne sais exactement si c'est une guerre civile, mais c'est une guerre tragique ou une guerre sectaire.

Al Hayat: Assistons-nous à un affrontement sunnites-chiites?

Barzani: Oui c'est le cas.

Al Hayat: Les Kurdes sont-ils une part de ce conflit ?

Barazani: Non. Dans ce conflit nous sommes une partie de la solution, une partie du problème, mais pas de cet affrontement.

Al Hayat: Craignez-vous le retrait américain ?

Barzani: A ce stade, le retrait serait une catastrophe.

Al Hayat: Une catastrophe? Pouvez-vous, s'il vous plait, préciser ?

Barzani: La présence américaine empêche la situation de se détériorier ou d'évoluer vers une violente guerre civile. Leur présence est très importante, elle arrête les menaces étrangères.

Al Hayat: De quel bord ?

Barzani: De tous les pays qui ont des aspirations, un ordre du jour ou l'intention d'intervenir militairement.

Al Hayat: Ainsi vous pensez que le retrait américain serait une catastrophe?

Barzani: Oui, s'il n'y a pas encore d'ordre en Irak, si le gouvernement irakien, l'armée et les forces de sécurité ne sont pas prêtes à contrôler la situation, le retrait provoquerait une tragédie.

Al Hayat: Avez vous peur d'invasions importantes dans le cas d'un retrait américain ? Est-ce que les chiites essaieraient de contrôler Bagdad par exemple ?

Barazani: Tout est possible, les Sunnites ou les Chiites pourraient tenter cela, et alors ce sera réellement une terrible guerre civile.

Al Hayat: Si les Américains se retirent, que feront les Kurdes ?

Barzani: Nous essaierons d'empêcher ce qui surviendra, et si nous échouons, nous ne participerons pas à tout cela. Nous espérons que cela n'arrivera pas.

Al Hayat: Quatre ans après la guerre en Irak, cette guerre était-elle une faute ?

Barzani: Les fautes ont été commises après la guerre. Je pense que la décision de se débarrasser du régime n'était pas une erreur car renverser un régime dictatorial est une bonne chose dans tous les pays mais les fautes ont commencé avec la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l'ONU et l'arrivée de Paul Bremer comme gouverneur civil en Irak..

Al Hayat: Il y a un point de vue qui estime que l'administration américaine n'avait pas projeté d'instaurer un Conseil de gouverment, mais que l'échec de l'opposition irakienne à se mettre d'accord pour gouverner les a incité à ce choix ?

Barzani: C'est faux. La résolution 1483 a transformé ces forces en forces d'occupation et ainsi Paul Bremer a été désigné comme Gouverneur suprême de l'Irak. Les forces irakiennes n'ont pas eu l'occasion de former un gouvernement. Nous avions commencé à discuter avec ces forces pour former un gouvernement provisoire mais nous avons été pris de court par la résolution 1483 et par l'annulation de ce sur quoi nous nous étions mis d'accord.

Al Hayat: Les erreurs sont partis de là ?

Barzani: Oui.

Al Hayat: Pensez-vous que le démantèlement de l'armée irakienne était une de ces erreurs ?

Barzani: Pas seulement le démantèlement de l'armée, mais d'abord, la proscription de former un gouvernement provisoire et d'empêcher les Irakiens d'exercer leurs droits. Il n'était pas nécessaire de démanteler l'armée, mais il fallait la restructurer. L'Irak n'a pas besoin d'un million de soldats. L'esprit de cette armée ne convenait pas, il était celui d'une oppression du peuple irakien. C'est pourquoi il était nécessaire de la restructurer et de la rééduquer. Mais c'était une erreur de dissoudre l'armée sans avoir déterminé l'avenir des Irakiens, sans leur avoir donné l'occasion de vivre, ou sans leur assurer des droits acquis, et les laisser à la rue.

Al Hayat: Est-ce que certains d'entre eux ont alors rejoint la résistance?

Barzani: Chacun a choisi sa voie. Démanteler l'armée était une erreur. Nous avions besoin d'elle, mais en nombre moins important, avec un esprit et un équipement différents.

Al Hayat: La décision de "débaathification" fut-elle aussi une faute ?

Barzani: Lors de la conférence organisée oar l'opposition et tenue à Londres en 2002, avant la chute du régime, j'ai dit aux participants que renverser le régime n'était qu'une question de temps, mais que les problèmes commenceraient après sa chute. Que nous avons connu une expérience réussie au Kurdistan, et que j'espérais qu'ils en profiteraient. Personnellement, 37 membres de ma famille ont été tués, ma tribu a perdu 8200 personnes et mon peuple 180 mille. Pourtant nous n'avons pas rejeté la paix, même avec Saddam Hussein. Nous avons décrété une amnestie générale pour tous ceux qui avaient coopéré avec le régime lors du soulèvement de 1991. Il y a une inclination à la vengeance. Si nous y cédons, comme un moyen de régler nos comptes, nous ne parviendrons à aucun résultat. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé à ce que l'on s'accorde sur un groupe de noms liés à l'ancien régime, et qui sont maintenant l'objet de poursuites judiciaires. Le reste sont des citoyens irakiens traités comme tel mais sans que le Parti Baath ait le droit de subsister. Il était important d'établir une liste de noms. Mais le processus de débaathification a été mal appliqué.

Al Hayat: Qu'avez-vous ressenti quand ils ont exécuté Saddam Hussein? Il était la cause d'une catastrophe qui s'est abattue sur votre famille, votre tribu et votre nation.

Barzani: Je considérais Saddam Hussein comme mort dès le moment où il a été pris dans son trou sans faire de résistance. Son exécution ne m'a pas surpris mais j'aurais souhaité que cela ne survienne pas le jour de la Fête.

Al Hayat: Etiez-vous au courant de la date de cette exécution ?

Barzani: Non.

Al Hayat: Est-ce que cette exécution le jour de la Fête a affecté les Irakiens ?

Barzani: Bien sûr, ce n'était pas souhaitable, ils auraient dû tenir compte des sentiments musulmans et il n'aurait pas dû être exécuté ce jour. Je ne suis pas contre la peine de mort, mais pas le jour de la Fête.

Al Hayat: Avez-vous eu le désir de vous venger ?

Barzani: Je n'ai jamais pensé à la vengeance.

Al Hayat: Avez-vous pensé à tuer Saddam?

Barzani: Quand il était au pouvoir et que nous le combattions, je cherchais à le renverser, mais pas pour des raisons personnelles. Je soutiens la cause d'un peuple, la cause de la démocratie en Irak, la cause des droits de l'homme pour les Kurdes, je le considérais comme l'adversaire de ces causes et donc j'ai essayé de le renverser lui et son régime, mais je n'ai jamais pensé à le tuer personnellement.

Al Hayat: Ils ont annoncé l'exécution de Taha Yassin Ramadan. Que ressentez-vous devant cette histoire de l'Irak pleine d'exécutions et de violence?

Barzani: L'histoire irakienne est pleine d'exécutions; celui qui parvient au pouvoir exécute son prédécesseur. J'aurais souhaité une autre histoire pour l'Irak mais c'est ainsi que cela s'est produit.

Al Hayat: C'est notre histoire, notre présent. Espérez-vous en un autre Irak ?

Barazani: Nous travaillons à changer et nous ne devons pas perdre espoir, même si le processus n'est pas facile.


Al Hayat: Nous entendons beaucoup parler de Kirkouk, de son arabisation forcée et de l'interdiction de cette arabisation. Qu'en est-il réellement ?

Barzani: Il y a un malentendu sur ce sujet. Kirkouk est une région irakienne, son identité est kurde, et tous les éléments historiques et géographiques le prouvent. C'est dans cette région que l'on a découvert du pétrole pour la première fois, et c'est pourquoi les régimes successifs ont tous tendu à traiter la région d'une façon anti-humanitaire ; ils ont dépossédé les Kurdes de leurs droits, 200 mille familles kurdes ont été déplacées, tandis que d'autres étaient forcées de changer leur affiliation pour le nationalisme arabe. Des tribus arabes ont été déplacées du Sud pour le Centre et ont été implantées à Kirkouk, en vain. Après la chute du régime, un accord a été conclu sur cette question avec l'article 140 de la Constitution,. Les personnes déplacées regagneraient leur région et les Arabes retourneraient dans le leur avec des indemnités. Les Kurdes et les Arabes originaires de Kirkouk resteraient Après la normalisation, il y aurait un recensement et un référendum.

Il y a eu un malentendu. Nous sommes vus comme refusant la présence des Arabes à Kirkouk et comme voulant chasser les Turkmènes. Non, nous sommes prêts à instaurer une administration commune à Kirkouk après la normalisation.

Al Hayat: Une administration commune avec qui ?

Barzani: Avec les Turkmènes, les Arabes et les Chrétiens.

Al Hayat: Quelle est la date du référendum?

Barzani: Le processus doit débuter fin 2007.

Al Hayat: La question de Kirkouk a-t-elle déclenché des tensions avec le mouvement d'as-Sadr ?

Barazani: En partie. Le gouvernement a amené du Sud des tribus arabes dont on dit qu'elles appartiennent au mouvement d'as-Sadr, mais lors de nos rencontres avec eux, les partisans d'as-Sadr sont d'accord sur l'application de l'article 140 de la Constitution.

Al Hayat: Que se passera-t-il si les forces non-kurdes choisissent de s'opposer au référendum ?

Barzani: Si nous nous conformons à la Constitution, le processus s'achèvera rapidement. Mais il y a des gens qui sont contre ce référendum, de sorte que chaque partie prendra position vigoureusement contre la partie adverse.

Al Hayat: Qui contrôle militairement Kirkouk ?

Barzani: Les Américains.

Al Hayat: Il n'y a pas de troupes de Peshmergas ?

Barzani: Il n'y en a pas, il n'y a que les forces américaines et celle de l'armée irakienne.

Al Hayat: Dans le cas où une guerre civile éclaterait après le retrait américain, vous attendez-vous à ce que les Peshmergas entrent dans Kirkouk?

Barzani: Pourquoi une guerre civile éclaterait-elle ? Nous ne pensons pas à une guerre civile, les Arabes qui sont présents sont nos frères, les Turkmènes aussi. Certains prédisent une guerre civile et la vérité est qu'il n'y en aura pas. Ceux qui prétendent que les Kurdes vont contrôler Kirkouk sont des groupes turkmènes et arabes marginaux. Ils ne représentent pas la majorité des Arabes et des Turkmènes. Ce sont des groupes qui ont perdu leurs avantages avec la chute du régime et ils veulent mettre des bâtons dans les roues mais n'arrêteront pas le processus.

Al Hayat: Kirkouk est-il un problème entre vous et la Turquie ?

Barzani: Non, Kirkouk est une région irakienne, la Turquie n'a rien à y faire et nous ne lui permettrons pas d'intervenir en quoi que ce soit dans la question de Kirkouk, parce que c'est un pays étranger et que nous n'accepterons pas son ordre du jour dans la région. Elle n'a aucun droit d'intervenir dans la question irakienne, n'est-ce pas ?

Al Hayat: La Turquie dit que la création d'une Région kurde semblable à un Etat est une menace pour sa sécurité.

Barzani: C'est une perception erronée, nous ne menaçons pas la Turquie.

Al Hayat: Massoud Barzani peut-il abandonner Kirkouk ?

Barzani: Jamais.

Al Hayat: Quel est le leader kurde qui peut l'abandonner ?

Barzani: Aucun Kurde ne peut abandonner Kirkouk.

Al Hayat: Est-ce que ce n'est pas comme dire qu'aucun Palestinien n'abandonnera Jérusalem ?

Barzani: Je ne compare pas Jérusalem à Kirkouk, il y a une grosse différence, mais aucun Kurde n'abandonnera Kirkouk.

Al Hayat: Vous ne pouvez signer un accord qui déclarerait que Kirkouk n'est pas une partie du Kurdistan quelles que soient les tentations pour le faire ?

Barzani: Je vous le dis en toute confiance, aucune autre solution ne pourra être acceptée.

Al Hayat: Si vous échouez à annexer la région au Kurdistan, remettrez-vous la question à plus tard ?

Barzani: Nous nous sommes mis d'accord de façon constituionnelle pour résoudre ce problème. Le problème ne réside pas seulement en Kirkouk. Il y a un problème semblable à la frontière entre la province d'Anbar et Bagdad, Takrit, Nadjaf et Karbala, et il y a un problème entre Bagdad Mossoul. Ils ont tous leurs racines dans les changements que l'ancien régime avaient fait afin de modifier la démographie pour des raisons politiques. Ceux qui souhaitent attiser la situation violent dangereusement l'application de l'article 140 de la Constitution et ceux qui voient les intérêts de l'Irak et veulent résoudre définitivement le problème de Kirkouk souhaitent l'application de cet article.


Al Hayat: Pourquoi décrivez-vous la question de Kirkouk comme un barril de poudre ?

Barzani: Ce n'est pas exact. Il y a des groupes arabes chauvins et un groupe de Turkmènes soutenus par les Services secrets turcs. Mais ils ne peuvent rien faire, car les Arabes ne les soutiennent pas, pas plus que les Turkmènes. Tous sont d'accord sur la solution constitutionnelle et d'autres interventions causeraient des problèmes à Kirkouk.

Al Hayat: L'actuel gouvernement irakien se conforme-t-il à l'accord ?

Barzani: Oui, légalement il s'y conforme.

Al Hayat: Et les grands partis politiques ?

Barzani: Ils s'y conforment aussi.

Al Hayat: Même le mouvment d'as-Sadr ?

Barzani: Le mouvement d'as-Sadr se conforme à la Constitution et nous avons le droit de prendre toutes les décisions contre un parti qui ne s'y conformerait pas.

Al Hayat: Est-ce que l'invite à former une Province dans le Sud et une autre au Centre vous soulage en tant que Kurde ?

Barzani: Nous soutenons le régime fédéral dans toutes les régions et nous laissons les détails ultérieurs à ceux qui y vivent.

Al Hayat: Votre nom figure sur la liste noire du terrorisme international. Avez-vous eu à faire face à des tentatives d'assassinat ? Est-ce que les locaux de votre parti ont été visés ?

Barzani: Après la chute du régime en Avril 2003, les locaux du Parti démocratique du Kurdistan ont été l'objet de deux attaques-suicides qui ont fait des victimes. D'autres opérations ont eu lieu mais cela fait longtemps que nous n'avons aps eu à faire face à un attentat. A un niveau personnel, ils n'ont jamais réussi à m'atteindre.

Al Hayat: Observez-vous des mesures strictes de sécurité ?

Barazani: Bien sûr.

Al Hayat: Qu'en est-il de la présence d'al-Quaïda au Kurdistan?

Barzani: Elle n'existe pas car les Kurdes refusent absolument cette idéologie. Ses opérations proviennent d'une infiltration de Mossoul à Erbil et il n'y a aucun oragnisation alliée à al-Qaïda dans la Province.

Al Hayat: Est-ce que des extrémistes kurdes ne sont pas alliés à al-Quaïda?

Barzani: Il en existent un petit nombre mais il leur serait impossible de rester au Kurdistan.

Al Hayat: Quel est le problème du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) ?

Barzani: Le problème est avec la Turquie, il a une cause politique, et tant qu'il ne sera pas résolu politiquement, il demeurera.

Al Hayat: Est-ce que ce parti existe dans votre région ?

Barzani: Il peut avoir des implantations sur la frontière mais ils sotn dans des régions lointaines et des montagnes difficiles d'accès.

Al Hayat: J'ai noté que vous êtes né dans la république de Mahabad ?

Barzani: Laissez-moi corriger le nom exact, qui est la république du Kurdistan à Mahabad.

Al Hayat: Quel âge avez-vous ?

Barzani: Je suis né en 1946.

Al Hayat: Pensez-vous que vous avez accompli une part de vos rêves en voyant les Kurdes jouir de la sécurité en Irak, avec leur identité et leurs traditions respectées ?

Barzani: Oui, dans une large mesure.


Al Hayat: Gardez-vous le rêve d'une nation?

Barzani: Je le considère comme un droit légitime car les Kurdes forment une nation distincte des autres, et pas moins importante, c'est donc leur droit légitime d'avoir une nation indépendante. Je ne le considère pas comme un rêve.

Al Hayat: Est-ce que cela sera une réalité ?

Barzani: Cela deviendra une réalité mais je ne sais pas quand.

Al Hayat: Cela pourrait prendre des décennies.

Barzani: A la fin, ce peuple de 40 millions de gens pourrait avoir une nation indépendante.

Al Hayat: Est-ce qu'il y a une continuité géographique ?

Barzani: Bien sûr, les frontières sont artificielles et des villages sont divisés entre les pays.

Al Hayat: N'avez-vous jamais ressenti le besoin de déclarer l'indépendance du Kurdistan?

Barzani: Je ne prends pas de risques, nous la déclarerons ou quelqu'un d'autre la déclarera à un moment approprié qui nous permettra de résister et survivre et je ne sais pas quand ce moment viendra.

Al Hayat: Pensez-vous avoir réussi ce que Mullah Mustapha Barazani n'a pu réussir ?

Barzani: Nous avons accompli ce qu'il avait projeté et nous sommes ses disciples.


Al Hayat: Il y a des rumeurs sur une infiltration israélienne au Kurdistan, dans des domaines sécuritaires et économiques, et on dit qu'Israël agit de nouveau sur les minorités dans la région ?

Barzani: Nous faisons partie du gouvernement irakien. Selon la Constitution nous n'avons pas le droit d'instaurer nous-mêmes des relations avec les pays. Si Israël ouvre son ambassade à Bagdad, il ouvrira un consulat à Erbil. Cela dit, je ne considère pas que de telles relations seraient un crime, mais ce serait une violation de la Consitution irakienne. Mais Israël a des relations avec tous les pays arabes.

Al Hayat: Tous les pays arabes ?

Barzani: Je pense que tous les pays arabes en ont oui, certains publiquement, d'autres secrètement. Si ces pays ont des relations avec Israël, pourquoi voient-ils comme un crime le fait que d'autres en aient aussi ? Mais je vous assure qu'il n'y a pas d'acitivité israélienne au Kurdistan.

Al Hayat: Pas de relations sur la sécurité ou l'armement ? Avez-vous besoin d'armes ?

Barzani: Nous avons un certain nombre d'armes. Nous les donnons à ceux qui en ont besoin en espérant que nous n'aurons pas à nous en servir.

Al Hayat: Quelles sont vos relations avec l'Iran?

Barzani: Nos relations sont normales, économiques. Au Kurdistan nous n'avons aucun problème avec l'Iran.

Al Hayat: On parle en ce moment qu'une intervention de l'Iran au Kurdistan d'Irak ?

Barzani: Il n'y a en a pas dans la Région du Kurdistan. Les interventions de l'Iran, si elles ont lieu, se font dans d'autres régions.


Al Hayat: Il y a des rumeurs concernant l'action de deux pays étrangers en Irak, celui de la Syrie et celui de l'Iran. Est-ce que le Kurdistan dépend d'eux ?
Aucune puissance régionale ne peut imposer son ordre du jour au Kurdistan car la population le refuse. De plus ils ne disposent d'aucune base pour appliquer cet ordre du jour.
Al Hayat: Quelles sont vos relations avec la Syrie ?

Barzani: Nous avons des relations de longue date avec la Syrie, mais elles ne sont plus aussi fortes qu'auparavant.

Al Hayat: Pourquoi ?

Barzani: Je ne sais pas, il semble que leurs intérêts ont changé.
Al Hayat: On dit que les Kurdes au Kurdistan d'Irak sont les grands gagnants de la chute de Saddam car les Arabes se sont dirigés vers un conflit Sunnites-Chiites. Pensez-vous que ces événements sont dans votre intérêt ?

Barzani: Ces événements se sont produits dans l'intérêt de l'Irak, mais nous avons saisi cette occasion, alors que nos frères sunnites et chiites d'Irak n'ont pas tiré parti de cette chance. Ce n'est pas notre faute. Nous leur offrons toujours notre aide mais s'ils ne veulent pas saisir cette occasion, pourquoi voulez-vous en punir les Kurdes ?

Al Hayat: Au Kurdistan il y a le président d'Irak et le président de la Région. Quelles sont vos relations ?

Barzani: La relation est forte et nous avons mis de côté nos divergences.

Al Hayat: Sur le terrain, les institutions sont divisés.

Barzani: Le processus d'unification se poursuit avec succès.
Al Hayat: Quel est la situation au Kurdistan?

Barzani: Nous avons enregistré une amélioration mais nous avons toujours beaucoup de problèmes liés aux carburants et à l'électricité. L'ancien régime n'avait mis en place aucun programme pour la région, et c'est pourquoi nous partons de rien.

Al Hayat: Les investisseurs viennent-ils au Kurdistan?

Barzani: Oui, et c'est une occasion très importante.

Al Hayat: Et la sécurité là-bas ?

Barzani: Grâce à notre système de sécurité et à la population, qui collaborent ensemble, la sécurité est est parfaite.
Al Hayat: Qu'en est-il de l'immigration des Chrétiens de Bagdad au Kurdistan?

Barzani: C'est exact, et cela ne concerne pas que les Chrétiens, mais aussi les Arabes et les musulmans et nous avons plus de 18 mille familles arabes qui ont émigré dans la Région du Kurdistan et y ont été les bienvenues.

Al Hayat: Êtes-vous préoccupé de l'érosion de la peésence chrétienne en Irak ?

Barzani: Je ne leur conseille pas d'émigrer hors du pays.

Al Hayat: Les droits des non Kurdes sont-ils garantis ?

Barzani: Notre constitution est en cours de rédaction et elle garantira les droits de tous les citoyens qui vivent dans la Région quelles que soient leur nationalité ou leur religion.

Al Hayat: Les Américains vous ont-ils parlé d'un retrait imminent ?

Barzani: Ils ont assuré qu'ils ne se retireront pas tant que la situation en Irak n'est pas stabilisée, car un retrait rapide de leur part serait catastrophique.
Al Hayat: Qui est responsable de la sécurité au Kurdistan?

Barzani: La police.
Al Hayat: Est-ce qu'il y a des unités de l'armée dans la Région ?

Barzani: Oui, ce sont les forces du ministère de la Défense et ils sont Peshmergas.

Al Hayat: Êtes-vous tranquillisé ?

Barzani: Je le serais quand la situation en Irak deviendra stable.

Al Hayat: Êtes-vous effrayé par le grand nombre d'immigrants qui viendrait dans la Région si les Américains se retireraient ?

Barzani: Le Kurdistan est prêt à ouvrir son coeur à nos frères arabes d'Irak.

Al Hayat: Est-il possible que la majorité kurde sunnite participe à la guerre civile aux côtés des Sunnites ?

Barzani: Je ne le pense pas. Dans le cas d'une guerre sunnites-chiites, nous ne prendrons pas part au conflit, mais nous essaierons plutôt de l'arrêter.

(Ghassan Charbel- al-Hayat, 24 mars 2007).

dimanche, mars 25, 2007

Cette semaine coup de projo sur : Mihemed Mamli




Né en 1925 et mort en 1999 à Mahabad, Mihemed Mamli fut à la fois un chanteur très populaire au Kurdistan d'Irak et d'Iran et un militant politique, membre du Parti démocratique du Kudistan d'Iran, plusieurs fois arrêté par le régime du Shah d'Iran. Après tout, il avait 20 ans au temps de la République de Mehabad et c'est le genre d'événement propre à marquer à jamais la culture politique d'un jeune homme. Il chante dans la tradition des grands stranbêj kurdes, avec une émotion déchirée ou mélancolique qui n'empêche pas une parfaite maîtrise de sa voix et de la modulation. Il revivifie ainsi un art savant avec une aisance telle qu'il donne l'impression d'en avoir inventé les règles, tellement il les domine naturellement. Un grand maître.


vendredi, mars 23, 2007

Hrant Dink ou le vivre-ensemble


Ayant tout juste reçu le livre de Hrant Dink, la meilleure façon d'en parler est peut-être tout simplement, de laisser filer des notes de lecture, au gré des articles rassemblées, qui sont à la fois variés, écrits dans des contextes et des tons très différents, mais qui ont, mis tout ensemble, une incontestable unité, car reflétant l'idéal de Hrant Dink, celui d'une Turquie et même d'un monde animés par la philosophie de ce que l'on pourrait appeler le vivre-ensemble. Autre point commun, une objectivité décapante au service de cet idéal, qui n'hésite pas à s'en prendre, parfois avec compréhension, parfois plus sévèrement aux Arméniens eux-mêmes, que ce soit la diaspora et même le patriarche d'Istanbul ! Mais justement par rapport aux Arméniens sa voix est précieuse, qui fait entendre enfin aux Français qui jusque-là, et surtout ces derniers mois, n'ont eu des Arméniens que les propos de la diaspora, la voix d'autres Arméniens, ceux de Turquie, qui portent sur la "question du génocide" un regard pragmatique très différent. De cette diaspora, il analyse le radicalisme en tachant d'y porter quelques explications :

"Les Arméniens "spoliés de leurs droits" ont donc essayé de vivre leur identité à travers une "exigeance de la vérité" qui a fini par devenir l'essence-même de leur identité.

Alors que pour les premières générations de la diaspora, cette exigence signifiait d'abord survivre et ne pas s'épuiser, pour les troisième et quatrième générations, elle s'est transformée en volonté intransigeante que le monde reconnaisse la vérité.

La psychologie de la diaspora est la traduction collective de cette obstination. L'entretenir envers et contre tout devint le moyen fondamental de sauvegarder l'identité arménienne."

Et un peu plus loin, en comparant le traumatisme arménien et celui des juifs après la Shoah : "Le peuple juif a été capable de surmonter le traumatisme et de recouvrer la santé psychologique quand les Allemands ont demandé pardon tout en acceptant d'assumer la responsabilité du génocide. C'est alors seulement que les Juifs ont pu retrouver et reprendre possession de leur identité.

Faute de la même compassion, la maladie traumatique du peuple arménien perdure et ce mauvais état psychologique ronge et dissout son identité plus que toute autre cause."

Il s'agit effectivement de la fameuse problématique du pardon tel que la formulait Jankélévitch (qui avait lui aussi quelque problème avec cette question), qui est qu'on ne peut pardonner à qui ne vous a pas demandé ce pardon. Mais pour Hrant Dink le remède à ce traumatisme avait été tout de même apporté, même involontairement, par la Turquie aux Arméniens qui y vivent :

"Les Arméniens vivant en Turquie ont cette chance que les autres n'ont pas : c'est de ne pas vivre le traumatisme que vivent ces derniers. Nous avons un médicament qui guérit ce traumatisme, c'est de pouvoir vivre avec les Turcs."

La position de Hrant Dink contre la loi anti-négationniste gênait naturellement certains éléments de cette diaspora, dont on entendit l'argument, au moment du vote français, que ceux restés en Turquie et qui protestaient ne devaient pas être pris en compte, car ils étaient soumis aux pressions et ne parlaient donc pas librement. Or cette façon de présenter comme de pauvres victimes effrayées, les Arméniens de Turquie ou les Turcs qui avaient précisément élevé la voix dans leur pays, en bravant pressions et menaces, a quelque chose de choquant, une attitude qui frôle le mépris, en présumant d'ailleurs de façon bien présomptueuse des limites de leur courage ou de leur volonté. Etouffer la voix de Hrant Dink et de bien d'autres, Turcs ou Kurdes, ou Grecs ou Alévis, en alléguant que celle des citoyens français d'origine arménienne a plus de poids, justement parce qu'ils ne risquent rien, est quand même fondamentalement insultant. Et outrecuidant. Et quand on lui fait remarquer que "La diaspora considère toujours les Arméniens de Turquie comme des otages", Hrant Dink répond sans détours : "Malheureusement. D'après eux nous n'arrivons pas à parler librement. La diaspora sera très contente de cette condamantion, elle dira : "nous vous l'avions bien dit." Tout comme les négationnistes militants ont été au fond très satisfait du vote stupide de la France qui a mis en difficulté justement tous ceux qui essayaient de libérer la parole en Turquie, au nom de la liberté d'expression.

Or Dink ne niait pas le génocide, simplement pour lui, le problème le plus crucial n'était pas là :

"S'il faut mettre un nom sur ce qui s'est passé en 1915, il n'y a pas place dans mon esprit, pour le moindre doute à ce sujet, mais je ne me soucie pas outre mesure de cette question d'appellation. La perception de l'événement peut constituer un problème, mais pas pour moi."

S'exprimant sur la Question kurde, il demande surtout aux Kurdes, comme Baskin Oran récemment, de ne pas tomber dans le "piège du nationalisme" c'est-à-dire de la tentation de se séparer pour se ressouder au Kurdistan d'Irak (ce qui est pour le moment une crainte extrêmement prématurée), tout en admettant que ce "nationalisme kurde" ne provient que d'une réaction à des décennies de nationalisme turc.

Mais il voit ainsi le Kurdistan d'Irak comme pouvant devenir un "centre d'attraction pour les Kurdes de la périphérie au risque de provoquer des tensions dans chacun des pays voisins" ou "un havre de paix porteur lui-même de paix par-delà ses frontières". En fait, à mon humble avis, le Kurdistan d'Irak est et sera les deux à la fois pendant un bon bout de temps, provocateur de tension parce qu'étant un havre de paix, puisque, surtout dans les Etats arabe et iranien, la "paix kurde" n'arrangera que peu de gens.

En ce qui concerne la Turquie, la cohabitation apaisée avec une entitée politique kurde au nord de l'Irak ne peut qu'arranger les modérés (kurdes et turcs), tout comme elle posera problème aux extrémistes (kurdes et turcs). Mais l'erreur que l'on commet sur le problème kurde au Moyen-Orient, c'est de n'en faire qu'une question de "minorité", alors qu'il s'agit aussi de celle d'une nation "partagée", ce qui change beaucoup de choses : une minorité, on tolère sa différence, on lui concède des droits, on aménage pour elle une niche tout à elle et protégée dans un espace politique qu'elle ne domine pas. Une forme de discrimination positive, au fond. Mais lorsque l'on a conscience d'appartenir à une nation que l'on considère injustement divisée, le statut de minorité (groupe numériquement inférieur) est plus difficile psychologiquement à avaler, du fait que cette infériorité numérique n'est que la résultante d'un dépeçage arbitraire. L'humiliation ou l'injustice ressenties n'est sans doute pas éloignée de celle du post-colonisé de nos DOM-TOM. La réponse de Dink semble naïve au premier abord, mais n'est pas si inadéquate : il s'agit d'amour. Evidemment, ce n'est pas une réponse très pragmatique, ni même très politique. Mais elle est hautement philosophique, et c'est donc l'une des plus sages possibles. Car c'est la seule voie qui a jamais permis à l'humilié ou au spolié de l'Histoire, de passer par dessus son ressentiment : se mettre à aimer le pays où il vit, en lui apportant sa propre identité. Mais encore faut-il que ce pays-là lui donne des raisons d'aimer, et c'est bien là tout le problème.

A cette question obsédante en Turquie des "peuples de Turquie" mais pas Turcs, et qui étaient pourtant là avant les Turcs, Hrant Dink propose donc constamment la nécessité du "vivre ensemble". Et pour cela, il interpelle avec impartialité toutes les communautés, musulmane, arménienne, kurde, mettant à jour les crispations et les failles et les incohérences des uns et des autres. Il y a un passage très drôle sur la question de Ste Sophie, disputée entre musulmans qui voudraient en refaire une mosquée et les chrétiens qu'on soupçonne toujours de vouloir la récupérer en tant qu'église. Sa solution est très simple et très iconoclaste a priori : c'est un partage des lieux par tous les adeptes. En gros, "venez tous pêle-mêle, prier comme vous voulez, faire vos ablutions, vos génuflexions, vos prosternations, vos dhkir et vos pâtenotres, tous ensemble et en cacophonie si vous voulez, mais surtout arrêtez de vous chamailler" (La même solution fut d'ailleurs appliquée à Damas, aux premiers temps de l'Islam, quand le calife omeyyade voulut construire la Grande Mosquée sur le site de l'église consacrée à Saint-Jean Baptiste et que les chrétiens refusèrent de la lui vendre).

C'était sans doute la Turquie dont il rêvait, l'inverse d'une auberge espagnole, où chacun apporte ses provisions et ne touche pas à celle des autres. Il s'agissait, au contraire, comme il le raconte dans une soirée musicale aux côté de l'écrivain kurde Mehmet Uzun, de se mettre l'autre en bouche, en chantant ses chansons, en mangeant ses plats, et finalement en s'appropriant son patrimoine" comme étant sien aussi. Après tout, quel Européen aujourd'hui penserait à Dostoïevsky, Goethe, Shakespeare, Cervantès, Hugo, comme à des classiques de la culture voisine et non de la sienne aussi ?

Cela ne voulait pas dire que cet idéal était béat et que le chemin pour y parvenir était fleuri de roses. Comme il le rappelle, dès la décomposition de l'Empire ottoman, la proto-Turquie n'a jamais cessé de chercher des solutions à sa mosaïque de groupes humains, et les échecs ont souvent été plus fréquents que les réussites, et en tous cas sanglants :

"Les peuples d'un Empire ottoman qui, dans le courant du XIX° siècle, n'avaient connu que pertes de territoires et de populations, se sont tous retrouvés dans la rue en 1908 lors de la proclamation de la Constitution. Turcs, Grecs, Arméniens et Juifs ont tous fêté cet avènement du parlementarisme, bras dessus bras dessous, se grisant de chants poussés au nom de la célèbre devise : "Liberté, Egalité, fraternité". Las : le "vivre ensemble" n'est pas chose qui tombe du ciel, mais plutôt une façon de vivre qui demande à être inventée par les peuples eux-mêmes. Et comme il n'en fut pas ainsi en 1908, quelques mois après la proclamation de la Constituante et l'enthousiasme qu'elle avait suscité, l'Empire connut l'un de ses pires massacres : lors de la tentative de coup d'Etat du 31 mars 1909, ce furent plus de 30 000 Arméniens qui furent massacrés par leurs voisins à Adana."

Les derniers textes, ceux du début de l'année 2007, sont plus sombres, plus pessimistes. Après le procès qui le condamna à 6 mois de prison pour des propos qu'il n'avait pas tenus (mais bon, si le juge était aussi fin philologue que le procureur qui poursuivit Baskin Oran, fallait pas s'attendre à des miracles) on sent une grande tristesse, notamment quand il constate, sans vouloir jouer les victimes, qu'il est le seul à avoir effectivement été condamné par l'article 301 :
"Comment peut-il se faire que tous les gens qui ont été traînés en justice du fait de cet article 301 pour avoir "insulté l'identité nationale turque" ont vu leurs procès prendre fin pour des raisons techniques ou juridiques dès les premières comparutions, alors que Hrant Dink, lui, a été condamné à six mois de prison pour un article, dans lequel il n'avait manifestement commis aucun délit ?" est la question qu'il pose. Or la réponse, il soupçonne qu'elle lui a déjà été fournie par le 12° Bataillon d'infanterie de Denizli (et il est à noter que des Alévis de Dersim m'ont confié avoir également eu une forme de réponse analogue lors de leur service mais plus dans le style "baffe et corvée de chiottes"). En tous cas le sens lui en est très clair :"Hrant Dink est de trop." Ce qui, dans ce contexte, voulait dire aussi que pour pour certaines personnes l'Arménien de Turquie est de trop.

Le récit de la campagne autour de la phrase tronquée et déformée, celle du "sang empoisonné" est tout simplement celui d'un lycnhage, d'une mort programmée et clairement annoncée sur la place publique, dans la bouche, par exemple de l'excellent, bénin et humaniste Levent Temiz : "Hrant Dink est à partir d'aujourd'hui la cible de notre colère et de notre haine. Il est notre cible."

Il ne fait pourtant pas figure de lapin effrayé, avouant même avec lucidité : "Tout au long de ma vie, je n'ai cessé de rôder autour du risque et du danger et d'être comme attiré par eux. Ou bien n'ont-ils jamais cessé de faire preuve de sollicitude envers ma personne ?" Et sa défaite juridique, à ses yeux totalement inconcevable, tellement son innocence ne pouvait que crever les yeux de n'importe quel fonctionnaire alphabétisé, lui inspire cette réflexion qui fait penser, de loin ou de près, aux arguments qu'avançaient les Anti-Dreyfusards pourtant convaincus de l'innocence du Capitaine : "Le juge ne protège pas le citoyen. Il a pour mission de préserver l'Etat."

Le livre s'achève sur la fameuse phrase, "je sais que dans ce pays les gens ne touchent pas aux colombes", que l'on a répétée et lue partout, ensuite, comme un contrepoids à l'autre phrase, celle du sang empoisonné, et finit à la fois dans le sourire et les larmes par le texte émouvant, oraison funèbre affectueuse et grondeuse de son ami Baskin Oran : "Hrant, vraiment, t'en fais trop !"

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A signaler

Un article sur la future révolte des banlieues d'Istanbul (combien de voitures brûleront en 2014 ?), où l'on voit que les orphelins de l'an 2000 et leurs familles ont bien connu le sort qu'on leur prévoyait.

jeudi, mars 22, 2007

Aux quatre coins du pan-kurdisme

Après les gamins qui affirment à un officier turc qu'ils préféreraient fêter le Newroz sous le drapeau kurde, après Ahmet Türk poursuivi pour avoir donné du "Monsieur" à Öcalan, ce qui par ailleurs n'est pas nouveau dans les interviews des ex-DEHAP, DTP, etc., après le maire de Hakkarî qui écope de 7 ans pour avoir dit "Je suis fier d'être Kurde" (une variante du "Heureux qui se dit Turc", inscrit un peu partout avec "Önce Vatan" sur les montagnes brûlées du Kurdistan), et pour avoir aussi affirmé que le PKK n'était pas un groupe terroriste , voilà que le harcèlement des juges continue avec la dernière déclaration de Leyla Zana au Newroz, affirmant que les Kurdes avaient trois présidents : Talabanî, Barzanî et Öcalan bien sûr, (dans sa bouche les deux premiers noms sont bien plus surprenants que le dernier).

Y aurait-il nouvelle tactique de la part des Kurdes de Turquie, qui consisterait à engorger les tribunaux avec les déclarations les plus propres à faire hurler les "sensibilités chatouilleuses" de la Turquie ? Ou bien serait-ce une nouvelle stratégie pour faire reculer les limites de "l'indicible" en Turquie ? Indicible en turc bien sûr, car ce genre de propos "pan-kurdes", ça fait des années que je les entends en kurde, depuis la première fois où j'ai débarqué au Kurdistan (1992) et ils ne sont pas nés avec le PKK car les seules années où ce "nationalisme" tombait au plus bas c'était, hormis dans les années 70 où les partis marxistes évacuaient la Question kurde au nom de la lutte contre l'impérialisme et le fascime, les années qui ont suivi immédiatement l'arrestation d'Öcalan, quand le HADEP et le PKK conjugués battaient le tambour de la nouvelle ligne du Parti, celle de la fraternité kurdo-turque sous une République turque.

Apparemment, ce n'est plus trop la mode cette année, et de nouveau les "officiels" usent des petites phrases limites. Mais en fait, comme je le redis, ce qu'il y a de nouveau, c'est seulement que ce n'est plus dit "off" mais sur la place publique, et dans une langue compréhensible aux autorités. C'est un peu la même chose qu'au Kurdistan d'Irak, où en gros 98% des Kurdes sont pour l'indépendance mais où la classe politique au pouvoir se contente, elle aussi, de "petites phrases" et de "petits pas".

Maintenant, si à ce moment précis, un sondage totalement libre et anonyme, était fait auprès de toute la population kurde se réclamant comme telle, dans les 3 parties "non autonomes" du Kurdistan, leur demandant d'exprimer l'avenir politique qu'ils préférerait, c'est-à-dire le rattachement à un Etat kurde indépendant, quels seraient les résultats les plus probables ?

Commençons par le plus petit bout, la Syrie. Il ne fait aucun doute que les Kurdes de Syrie préféreraient vivre ailleurs qu'en Syrie étant donné que tout le monde en Syrie préférerait vivre ailleurs. En proie à une déréliction économique et politique, l'Etat baathiste fait apparaître le Kurdistan d'Irak comme un havre de prospérité et de liberté à un Kurde de Syrie. Quand on est à Qamishlo et que la frontière est commune, la tentation est sans doute grande de rêver d'un glissement de frontière... Pour Afrin, bien sûr, ça serait plus compliqué, mais encore une fois il ne s'agit pas d'une prospective réaliste et faisable d'un "Grand Kurdistan" mais d'un simple "jouons au jeu des Si". Vu l'état des droits de l'homme et des libertés politiques en Syrie, plus la dégradation des niveaux de vie, il est probable que les Kurdes de Syrie préféreraient être gouvernés par Erbil. D'ailleurs il y a un certain afflux de clandestins en provenance de ce pays qui montre que certains ont déjà fait ce choix.

L'Iran : les mouvements kurdes d'Iran ont été peut-être les moins "indépendantistes" de l'histoire des mouvements kurdes, sauf durant l'épisode de Mahabad. Il est vrai aussi que le chauvinisme persan n'a jamais atteint la paranoïa délirante du nationalisme turc ou la brutalité effroyable du Ba'athisme arabe. En gros, les grands partis comme le PDKI demandaient plutôt une fédération ou une forme d'autonomie et surtout de plus grandes libertés politiques en général. Aujourd'hui on assiste à un certain nationalisme "azéri" (le peuple le plus important en Iran après les Persans), une insurrection baloutche (assez religieuse, les Baloutches étant de bons et déterminés sunnites), et un regain de la guérilla kurde, mais cette fois-ci plus PKK que PDKI. Beaucoup de voix en Turquie pointent d'ailleurs le double-jeu américain qui condamne officiellement le PKK mais le soutiendrait en douce quand de l'autre côté de la frontière il se transforme en PJAK.

Sinon les Kurdes d'Iran qui ne sont pas PKK sont anti-mollahs et la dissidence doit aller d'une revendication pro-droits de l'homme à peut-être, un rêve indépendantiste mais ce n'est sans doute pas la majorité, car il n'est pas dit que ces Kurdes-là accepteraient volontiers d'avoir pour capitale Erbil. Les rapports entre partis kurdes d'Irak et ceux d'Iran étaient par ailleurs assez détestables puisque chacun était soutenu par l'Etat ennemi de l'autre. Donc malgré un régime politique très dur et une situation économique catastrophique dans tout l'Iran, il n'est pas certain que les Kurdes de l'est soient de vrais candidats au séparatisme. Il y a d'ailleurs des liens culturels entre ces deux peuples très cousins qui n'existent pas dans les autres régions kurdes dominées par les Arabes et les Turcs.

Quant à la Turquie, c'est le cas le plus intéressant. Le Kurdistan de Turquie a été, pendant tout le 20° siècle, une des parties les plus persécutées avec la région kurde d'Irak. Maintenant, malgré les tensions qui subistent, c'est après la Région du Kurdistan le lieu où les manquements aux droits de l'homme sont les moins lourds, comparés à l'Iran ou la Syrie, et c'est aussi celui où l'espoir d'une libéralisation de la vie politique et citoyenne des Kurdes est le plus tangible depuis l'accession au pouvoir de l'AKP. Disons que cet espoir est lié indissociablement à l'entrée envisagée de la Turquie dans l'Union européenne. C'est pourquoi il y a encore 3 ans, entre la perspective de devenir citoyens européens ou le statut incertain des Kurdes du sud, le choix des Kurdes de Turquie aurait sans doute été très clair. Aujourd'hui, alors que la marche vers l'Union européenne semble ralentie, et qu'une partie de la société turque finit par ne plus en avoir envie, les choses seraient moins assurées. De nombreux Kurdes de Turquie vont travailler dans le sud et l'impression et l'expérience qu'ils en tireront contribueront pour beaucoup à faire croître un sentiment de proximité ou d'éloignement du proto-Etat kurde. Dans le cas où la situation économique continuerait de se dégrader dans le sud-est turc, alors que les libertés des Kurdes resteraient très en deçà de ce qu'ils peuvent espérer ailleurs, un sentiment de séparatisme continuerait forcément de grandir.

C'est pourquoi un des arguments majeurs des Turcs libéraux qui sont en faveur d'un aménagement en douceur de la question kurde, est que si l'on gommait les disparités régionales trop fortes, si l'on accordait aux Kurdes de Turquie les libertés culturelles auxquelles ont droit les minorités de l'Union européenne, il n'y aurait plus de "problème kurde". Ce qui semble fort logique et est fort possible. Mais je me demande parfois si ce n'est pas une vision trop optimiste.

Il se peut que dans une Turquie devenue démocratique, respectueuse de la "différence kurde", et ayant reconstruit à peu près tout ce qui a été détruit dans le sud-est, la question kurde disparaisse d'elle-même,dans une citoyenneté bi-nationale qui satisferait tout le monde. j'insiste sur "bi-nationale", car au vu de la longue histoire du nationalisme kurde, qui est aussi vieux que le nationalisme turc, au vu des nombreux crimes de guerre antérieurs (la tache noire de l'Agri Dagh ou de Dersim par exemple), au vu de la longue histoire des révoltes kurdes, qui a généré fatalement une mythologie politique, un passé héroïsé dont les références ne sont évidemment pas du tout les mêmes qu'à l'ouest, je ne crois pas que la société turque puisse faire l'économie, à plus ou moins long terme, d'une réconciliation politique entre deux "nations", qui aboutirait à construire un espace politique commun enfin vivable pour les deux parties, un peu comme la réconciliation franco-allemande s'est donné pour but immédiat de fonder l'espace européen.

C'est dire que cette réconciliation ne doit pas s'arrêter, pour être efficace, sur un simple mea-culpa juridique (genre loi mémorielle) ou politique, un obsédant et continuel retour aux fautes passées, mais plutôt, une fois les excuses offertes acceptées et les torts reconnus, se lancer dans la construction d'un avenir radicalement différent de ce qui a été, une façon de se lancer en avant pour arrêter de trébucher dans le passé. Au fond, pour survivre à sa question kurde, la Turquie sera obligée de se transformer radicalement, c'est-à-dire de repenser totalement ce qu'elle est (et renouer avec son passé ottoman mutli-ethnique et religieux ne lui ferait pas de mal au passage). Ou bien elle n'aura d'autres choix que de faire disparaître les Kurdes de son sol, de la même façon que les Jeunes Turcs ont éradiqué la Question arménienne. Mais à l'heure actuelle, c'est un peu plus difficile que dans les années 1915-1916. Elle pourrait aussi attendre, de décennies en décennies, la lente assimilation des Kurdes, le temps qu'ils perdent leur langue, leur mémoire, leur identité, mais jusqu'ici, on ne peut dire que depuis 1923 ça ait bien fonctionné. Au pire, ça ne fera qu'encourager la violence politique, selon le cas de figure assez souvent vérifié que quand on n'a pas ou plus de mots pour le dire, on cogne.

Mais encore une fois, il se peut que, même après des années de démocratisation des régions kurdes en Turquie, d'efforts de réhabilitation économique, de reconnaissance mutuelle, de politiques linguistiques, de représentations parlementaires, enfin tout ce que l'on veut pour régler pacifiquement la Question kurde, on ne puisse garantir à 100% que les Kurdes de Turquie ne souhaitent pas un jour se séparer (pour rejoindre ou non ceux d'en bas). Parce que la colle n'aura finalement pas pris, parce que les aspirations ou l'idéalisme des Kurdes les porteront ailleurs, parce que plus on a de libertés plus on en réclame, parce que si l'Etat kurde en Irak réussit lui aussi son tournant politique, il y aura peut-être plus de liens et de choses en commun entre ces deux régions qu'avec leurs capitales. C'est pourquoi parier sur le choix des Kurdes ou l'avenir des régions kurdes en Turquie relève de la divination. Et c'est pourquoi le rôle d'un démocrate turc tolérant envers les identités "différentes" a quelque chose d'assez ingrat, en ce sens où nul ne peut lui garantir que ceux qu'il défend au nom d'une unité dans la pluralité, ne lui donneront pas tort, en finale.

Il y a des nations qui vivant ensemble dans un espace démocratique, qui n'avaient pas eu à subir de persécutions majeures, ont préféré se séparer. C'est le cas de la Tchéquie-Slovaquie, ça pourrait être le cas de la Belgique, et l'éclatement dramatique de l'Ex-Yougoslavie a montré aussi qu'une longue proximité historique, linguistique, sociale entre des peuples qui a priori semblent assez parents, ne garantit pas un mariage éternel et idyllique. Les Etats multinationaux, ça fonctionne ou pas, mais quand ça ne veut pas prendre, tôt ou tard, ça fiche le camp, et toutes les entreprises de démocratisation et de compromis politiques n'y font rien.

Les nations obéissent aussi, surtout dans le domaine des symboles politiques, à des pulsions affectives, plus difficiles à mettre en équation. Bizarrement, quand il s'agit de leur destin politique, les peuples sont toujours plus portés à l'irrationnel que dans les choix plus anodins de leur vie quotidienne. Mais après tout, comme le disait Ambrose Bierce, une frontière n'est jamais qu'une "ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l'une des droits imaginaires de l'autre."

mercredi, mars 21, 2007

Newroz et Nouvel An


A nouveau le cœur est en manque d'extase.
Sakî (1), apporte nous ton flacon !
Car le cœur désire le vin pourpre
Qui dans l’instant même le rassasie.

Sakî, si ton visage est comme la lune épanouie
Et si ta chevelure est noire comme la nuit,
Alors que ton vin soit du feu et brûle nos reins !
Et ce sera remède pour le cœur.

Ainsi tu ranimeras nos cœurs
Et enflammeras nos poitrines.
Celui qui boit le vin versé de tes mains
Peut courir cent étapes (2) sans s’arrêter.

Sans la lumière et le feu de l’amour,
Sans le Décorateur et le pouvoir du Créateur,
Nous ne pouvons atteindre l'Union.
(La Lumière est pour nous et la nuit est sombre) (2)

Ce feu qui masse et étrille le cœur,
Mon cœur l’appelle à grands cris.
Et voici le temps du Newroz et du Nouvel An,
Quand se lève cette lumière.

Tant que le vin rayonnant
Ne colorera pas ton tapis de prières,
Tu resteras loin de cette fille de roi
Au cou d’ivoire joyau unique.

Joyau ce cou de cristal,
Basilic sur roses en fleurs,
Hay hay tes boucles enchanteresses,
Séparées par ton grain de beauté !

Ton amour nous laisse démuni (3).
S’il te plait, que tes boucles dévoilent ton grain de beauté !
Tes cheveux tressés sont comme l’ambre
Et la Chine même leur paierait tribut.

Et pas seulement le Kurdistan,
Mais aussi Chiraz et Yang et Van,
Chacun de bon gré donnerait,
Et même Ispahan paierait tribut.

Yeux noirs arcs meurtriers,
Cercles et sphères emplies d’anges.
(Par son amour mon Age s’en est allé
Et l’Amour s’en est allé dans le tourbillon de la danse) (4)

Celles qui témoignent de la Beauté (5) sont parées de mille couleurs.
La danse et le semâ atteignent la perfection,
Aujourd’hui, Mollah (6), nous avons cent cœurs.
Viens Sakî, et apporte-nous ton flacon !

Melayê Cizîrî, le "Mollah de Djézîr" (1570 ? 1640 ?) , Dîwan, 26 ; trad. Sandrine Alexie.


(1) : Echanson.
(2) : Il s'agit bien sûr des étapes du voyage amoureux.
(3) : En arabe dans le texte : Nom du maqam de l'union amoureuse.
(4) : Littéralement "sans fils" comme Muhammad ; syn. d'infortune.
(5) : En arabe dans le texte.
(6) : Littéralement "Shahîd", voulant dire ici "Témoins de Beauté".
(7) : Le Mollah de Djézîr adore s'interpeller lui-même, surtout à la fin de ses poèmes, dans sa manière usuelle de signer.

lundi, mars 19, 2007

Cette semaine coup de projo sur : les Juifs kurdistanî

Puisque c'est la semaine des musiques festives, voici quelques tubes ultra connus du répertoire kurde. l'originalité, c'est qu'ils sont chantés par des juifs kurdistanî, aujourd'hui Israéliens. Cela ne les empêche pas de chanter et de jouer les mêmes airs que leurs cousins de Zakho, Barzan, Amadiye, etc, en araméen ou en kurde (avec un accent top trognon). Le site Kurdish Jewry, que j'avais déjà signalé, les présente en détail, avec de très belles photos notamment. Le reste des musiques en ligne sont écoutables chez eux, cliquer sur le petit musicien en bas à droite.


vendredi, mars 16, 2007


En Turquie le barzanisme gagne du terrain...

Ou l'art d'encourager les débats à l'éducation nationale... C'est à la fois drôle et navrant. Selon une dépêche REUTERS, à Diyarbakir, deux "graines de terroristes" kurdes âgés de 17 et 18 ans, sont poursuivis pour propos séparatistes et "incitation à la haine et à l'inimitié entre les peuples."

En fait, les deux délinquants haineux ont contredit un officier qui faisait cours dans leur école (ne me demandez ce que fichait un officier dans une salle de classe, m'étonnerait que ce soit une école militaire, mais bon). Cet officier venait en effet expliquer que le Newroz était une fête turque, célébrée depuis toujours par les Turcs, depuis qu'il avaient migré d'Asie centrale en Anatolie (depuis des millénaires, comme chacun sait). Si c'est le cas, c'était bien la peine de l'interdire si longtemps et de flinguer la foule qui osait allumer un feu dans le Sud-Est dans les années 90... Et donc le gradé est ensuite allé se plaindre (pas beau de rapporter) que ces deux morveux auraient osé lui dire que non seulement le Newroz était une fête kurde mais qu'en plus (l'officier a dû avoir une apoplexie), si pour le moment ils le fêtaient sous le drapeau turc, viendrait un jour où ils le feraient sous leur propre drapeau. L'officier ajoute que les deux criminels nient avoir tenu ses propos. Je suppose que toute la classe sera appeler à témoigner. Il faudrait que Barzani arrête ses commentaires dévastateurs, il donne des mauvaises idées à la jeunesse.

En tous cas, si les deux lycéens font de la tôle pour ça, je doute que cela contribue à renforcer leur amour du drapeau rouge à croissant et étoile...

colloque


La liberté de circuler de l’Antiquité à nos jours : concepts et pratiques


Paris, 21-24 mars 2007

Collège de France, 3 rue d’Ulm, 75005, salle de réunion
et Ecole Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005, salle Dussane

En collaboration avec : CNRS (Paris), Collège de France (Paris), Ecole française de Rome, Ecole Normale Supérieure (ENS, Paris), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, Paris), Centre de recherches historiques (CRH, Paris), Institut Universitaire de France (IUF, Paris), Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH, Aix-en-Provence), Université de Paris VIII, Université de Paris I, University of Southern California (USC, Los Angeles)


Mercredi 21 mars : Collège de France, 3 rue d’Ulm, salle de réunion

14h-18h30 : Problèmes théoriques
Président de séance : Pierre Hassner (IEP, Paris)

- Ouverture : Claudia Moatti (Paris VIII)
- Daniel Roche (Collège de France) : La mobilité : libertés et contraintes
- Etienne Balibar (Paris X-Nanterre) : Une citoyenneté nomade est-elle pensable?

Discussion

- Giulia Sissa (UC, Los Angeles) : L’état parfait et la mobilité humaine, de l’Antiquité au moyen âge
- Marcello Verga (Florence) : La libertà di circolazione nel pensiero dell’Europa (18-20 sec.)


Jeudi 22 mars : ENS, salle Dussane


9h30-13h : Territorialités et appropriation des espaces
Président de séance : Bernard Vincent (EHESS)

- Introduction : Wolfgang Kaiser (Paris I-EHESS)
- Christophe Pébarthe (Paris VIII) : La liberté de la mer par l’empire dans le monde égéen (5e-4e siècle avant J.-C.)
- Anthony Pagden (UC, Los Angeles), Grotius' Mare liberum and the battle over the freedom of the seas

Discussion

- Rony Brauman (Médecins Sans Frontières, Sciences Politiques, Paris) : Les camps de réfugiés: territoire humanitaire, espace d'exception.

Discussion

14h30-18h30 : Economie de la mobilité
Présidente de séance : Laurence Fontaine (EHESS)

- Alain Bresson (Bordeaux) : Zones monétaires, et espaces de droit en Grèce ancienne
- Philipp Schofield (University of Wales, Aberystwyth) : Serfdom and mobility in Medieval Europe

Discussion

- Francesca Trivellato (Yale, USA) : Raisons de commerce, Raison d'état: Merchants, Diasporas and Citizenship in the Port-cities of Mediterranean Europe, 1500-1800

- Paul-André Rosental (EHESS) : Impossibles contrôles : les effets imprévus de la libre circulation des travailleurs migrants (XIXe-XXe siècles)

Discussion

Vendredi 23 mars : ENS, salle Dussane

9h-13 h : La mobilité des étrangers
Président de séance : Jean-Marie Durand (Collège de France)

- Claudia Storti (Varese-Como) : L'étranger mobile entre droit des gens et ius proprium: contradictions (et pragmatisme) de la jurisprudence médiévale?
- Olivia Remie Constable (Notre-Dame, USA) : Liberties and constraints of Muslim travellers in Medieval times

Discussion

- Edhem Eldem (Istanbul) : La mobilité des étrangers et des non-musulmans dans l’Empire ottoman au dix-huitième siècle

Discussion

- Marc Crépon (CNRS, ENS) : La peur des étrangers. Réflexions sur l’hospitalité

14h30-18h30: Droit de partir, droit d’entrer
Président de séance : Patrick Le Roux (Paris XIII)

- Claudia Moatti (Paris VIII), Droit de partir : la liberté du citoyen dans la Rome antique
- Nancy Green (EHESS) : Emigration/Immigration -- deux droits asymétriques

Discussion

- Niels Frenzen, (USC, Los Angeles): The practice of the right of asylum in the US
- Jérôme Valluy (Paris 1) : Le droit de l’asile contre le droit d’asile et la liberté de circuler


Samedi 24 mars : ENS, salle Dussane

9h30-13h : Quel cosmopolitisme aujourd’hui, quelle liberté de circuler ?
Président de séance : Gérard Noiriel (EHESS)

- Gérard Noiriel (EHESS), Liberté de circuler : genèse d’un travail d’Etat (XIXe-XXe)
- Roger Waldinger (UCLA) : Freedom, Community, and the Democratic Deficit:Thoughts on the new American dilemma
- Danièle Lochak (ParisX-Nanterre) : Etats-Nations et liberté de circuler
- Gérard Mairet (Paris 8) : La liberté de circuler existe-t-elle hors des espaces politiques?

Discussion

Discussion générale animée par Etienne Balibar, Henriette Asséo (EHESS), Pierre Hassner

Contact : Claudia Moatti moatti@us.edu Wolfgang Kaiser wolfgang.kaiser@univ-paris1.fr

Concert de soutien à l'Institut kurde