dimanche, février 19, 2006

défense de Baskin Oran (5)

Sur le pseudo-acte d'accusation - 4

Huitième point

Le Procureur en page 7 nous accuse d’utiliser le terme “Türkiyeli” (peuple de Turquie, citoyen de Turquie) au lieu de “Turc”, comme supra-identité.

Plus loin il dit, “Turc est utilisé pour indiquer la citoyenneté et non dans un contexte racial.”

Il y a tellement de choses à dire ici, qu’une fois encore je ne sais par où commencer. Le mieux est de les relever une par une :

1) Pourquoi le Procureur se soucie de la proposition dans notre Rapport d’user du terme “Türkiyeli” plutôt que “Turc” comme supra-identité ? Je ne comprends pas du tout. Ce n’est pas un crime en Turquie. Si ç’en est un, alors je voudrais bien qu’on me dise dans quel paragraphe de quel article de quelle loi, c’est considéré comme un crime.

L’acte d’accusation ne le précise pas du tout. Il allègue seulement que ce que nous disons est faux. C’est ce que le Procureur écrit dans son « Contre-rapport ».

S’il la liberté d’expression existe dans ce pays, je peux proposer tous les termes que je veux, pour tous les concepts, aussi longtemps que cela ne comporte ni insulte ni violence.

Est-ce que je m’oppose à l’Accusation parce qu’elle n’utilise pas “Türkiyeli”? Est-ce que je dépose une plainte criminelle contre lui en requérant 5 ans de prison ?

Ce n’est pas le cas, car je crois que nul ne peut s’opposer à la liberté d’expression de quiconque – et je le répète, aussi longtemps que cela n’incite pas au crime ou à la violence ou ne contient une insulte – et je ne permettrais à personne de s’opposer à la mienne.

Je ne le ferai pas, parce que je sais que c’est dans l’esprit des lois de la république de Turquie. Je suis sûr qu’à la fin de ce procès, le Procureur lui aussi, l’aura compris.

2) Il prétend qu’en Turquie le terme “Turc” n’est pas utilisé dans un contexte racial.

Qu’est-ce que vient faire cette analyse dans l’acte d’accusation ? Est-ce qu’un acte d’accusation écrit une thèse? Une thèse de droit constitutionnel ?

L’acte d’accusation dit des choses entièrement fausses. En fait, il est très rare de rencontrer autant d’erreurs dans un seul texte. Nous avons écrit dans le Rapport, et je lui ai expliqué longuement, mais cela a dû être en vain :

Laissons de côté le fait que le terme “Turc” est aliénant pour ceux qui ne sont pas Turcs ou qui ne se considèrent pas comme Turcs dans ce pays. Je le dis clairement une fois encore, le terme “Türk” dans ce pays est utilisé à la fois pour nommer la supra-identité et le groupe ethnique/culturel dominant.

Vous n’avez qu’à simplement ouvrir le dictionnaire encyclopédique en 24 volumes Meydan Larousse, qui est le plus gros dictionnaire jamais publié en Turquie. Volume 19, page 471. Sous le terme “Türk,” la première phrase dit : “ personne de race turque.” C’est aussi simple que cela.

Mais je ne pense pas que la chose soit simple. Si le terme “Turc” n’est pas le nom d’un groupe ethnique, alors le Procureur doit répondre aux quatre questions suivantes :

a) Que signifie “Etrangers de l’intérieur (citoyens turcs)” ? Ce terme a été utilisé dans la “Régulation pour la Protection contre les Sabotages” date du 28 décembre 1988, tel qu’il a été listé avec les catégories le plus enclines à perpétrer des sabotages.

Si cela ne désigne pas des citoyens non-musulmans, alors qu’est-ce que cela veut dire ? Le Procureur n’a-t-il pas affirmé que le terme “Turc” a été utilisé uniquement pour la citoyenneté ?

b) Que signifie “d’origine turque et de citoyenneté turque” ? Ce terme a été utilisé pour décrire les caractéristiques du Député principal nommé par le ministère de l’Education auprès d’une école privée étrangère ou pour une minorité, telles qu’elles sont énumérées dans l’article 24/2 de la Loi n° 625 toujours en vigueur.

Une fois que vous avez dit “de citoyenneté turque”, pourquoi le répéter en disant “d’origine turque ”? Est-ce que l’acte d’accusation ne prétend pas que le terme « Turc” est utilisé seulement pour la citoyenneté ?

c) Que signifie “Citoyen turc de nationalité étrangère”? Ce terme a été utilisé dans la décision n°2 du Tribunal administrative d’Istanbul, datée du 17 avril 1996. Qui a voulu désigner la Cour en utilisant ce terme ? Il s’agissait de nos citoyens grecs orthodoxes.

L’acte d’accusation ne prétend-il pas que le terme “Turc” a été utilisé seulement pour indiquer la citoyenneté ? Est-ce que quelqu’un dans cette salle ou dans toute la Turquie a déjà entendu un terme “juridique” aussi étrange que celui-ci ? Une personne est soit étrangère, soit un citoyen.

d) Que signifie “les étrangers n’ont pas le droit d’acquérir des biens immobiliers en Turquie ? Cette phrase de la Grande Chambre de la Cour de Cassation date du 8 mai 1974. Qui la Cour de Cassation avait en tête en l’utilisant ? Les administrateurs de la Fondation-Hôpital grec orthodoxe Balikli, fondée par nos citoyens grecs orthodoxes.

Est-ce que l’acte d’accusation ne prétend pas que le terme “Turc” est seulement utilisé pour la citoyenneté ?

Je passe là-dessus, car il y a beaucoup d’autres choses dans l’acte d’accusation.

3) Encore une fois sur la supra-identité, le Procureur nous donne des exemples d’autres pays. Et ce qu’il dit est très intéressant.

Il dit “En Espagne, l’Etat appelle ses citoyens “espagnols” et non “d’Espagne” [Ispanyol] [Ispanayali]”.”

Est-ce qu’un groupe ethnique appelé “Espagnol” a été découvert sans que je sois au courant ? Si la réponse est non, quelle est la différence entre “Espagnol” ou “d’Espagne”?

Le Procureur dit, “L’Etat de France appelle ses citoyens Français et non de France.”

Je suis désolé, mais quelle est la différence entre les deux ? Ou bien est-ce qu’il existe un groupe ethnique appelé “Franc”, dont je ne saurais rien et qui aurait été découvert en France récemment ?

En fait les Ottomans avaient l’habitude d’appeler les citoyens de France “Fransevi” et c’est très exactement la même chose que “Fransiz” (Français)

Il prétend que “L’Etat d’Angleterre appelle ses citoyens Anglais et non d’Angleterre.”

Monsieur le Président, ceci est vraiment un des sommets de l’acte d’accusation. C’est même tellement brillant qu’il nous éblouit les yeux, puisque le terme “Anglais” utilisé par le Procureur, ne l’est plus en Angleterre. Depuis que le Pays de Galle a été réuni sous un seul Parlement avec l’Angleterre en 1707, le peuple en Angleterre dit : “Je suis Britannique.” Depuis 300 ans.

Je n’ai pas nommé cet acte d’accusation une Icat-name (invention) pour rien. Je recommande à quiconque voyage au loin et s’arrête en Angleterre de demander à un citoyen du pays, dans la rue : “Êtes-vous Anglais ?” S’ils ne réalisent pas que vous êtes un étranger qui ne connaît pas du tout le pays, ils pourraient vous faire passer un mauvais quart d’heure. Car à moins qu’elle n’appartienne au groupe ethnique anglais, cette personne vous répondra abruptement : “Non, Je suis Ecossais/Gallois/Irlandais !” Car pour les éléments irlandais, gallois et écossais de ce pays, s’entendre appeler “Anglais » relève de la pure insulte et peut entraîner des incidents majeurs.

Dans ce pays toutes les sub-identités sont unies sous la supra-identité britannique. “Anglais” est un terme erroné que certains en Turquie pensent être la supra-identité de ce pays. Il est seulement utilisé pour indiquer la sub-identité de ceux qui sont d’origine anglaise.

En fait utiliser la sub-identité n’est pas dans l’intérêt des gens d’origine anglaise car ils ont peur de provoquer ceux des autres sub-identités. Demander à une personne : “Êtes-vous Anglais?” dans ce pays revient à demander à un homme dans la rue en Turquie : “Êtes-vous Kurde ou Alévi?” Et il se peut même que ce soit bien pire.

Donc, dans l’acte d’accusation, ce pays est cité comme étant l’Angleterre mais son nom est Royaume-Uni de Grande-Bretagne et Irlande du nord. Si dire seulement Grande-Bretagne ou Royaume-Uni reste acceptable, Angleterre ne marche pas. N’écoutez pas ceux qui chantent “Angleterre, Angleterre” durant les matches de foot. Ceux-là sont les Skinheads.

L’encyclopédie la plus complète publiée en Turquie est l’AnaBritannica (Encyclopaedia Britannica) et dans le 11ème volume, p. 571, il est dit les choses suivantes, dans les premières phrases de l’entrée “Angleterre”: “Le premier pays de Grande-Bretagne et du Royaume-Uni d’Irlande du nord.” L’article de l’encyclopédie continue: “On ne peut parler d’une existence constitutionnelle de l’Angleterre…. L’Ecosse et le Pays de Galle ont leur propres ministères et l’Irlande du nord est autonome dans ses affaires intérieures, l’Angleterre n’a pas ses propres lois et institutions. Les statistiques officielles du commerce extérieur, des impôts et de la défense font partie des statistiques du Royaume-Uni. La seule institution anglaise est l’Eglise anglicane.”

Aussi, comment des gens qui sont même dépourvus de cette information encyclopédique, mettent en avant leurs convictions, amènent des exemples, des règles, et de là demandent 5 ans d’emprisonnement contre nous, pour avoir écrit un rapport académique ?

Je m’arrête là bien qu’il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Laissez moi juste ajouter la chose suivante et nous mentionnerons par là même quelque chose de juste que le Procureur a dit au milieu de tant d’erreurs.

Son dernier exemple est correct. En fait l’Etat allemand appelle ses citoyens Allemands (Alman) et non d’Allemagne (Almanyalı).

Il y a deux moyens de construire une nation :

1) La méthode française
2) La méthode allemande

La première est aussi appelée “méthode territoriale” ou “méthode de Renan”. En fait le terme “Turkiyeli” dans notre Rapport reflète purement et simplement cette méthode. La seconde est la méthode allemande. Elle est aussi appelée la « méthode du Sang ».

Je ne sais pas si je me suis assez bien expliqué.

Laissez-moi finir ce point en disant que la situation en Allemagne ne sera plus jamais la même qu’avant. Alors que le nombre de gens originaires de Turquie a atteint 2.5 millions, alors que le nombre des minorités et des étrangers progressait en Allemagne, l’Etat allemand a dû délayer sa méthode du sang. Par exemple, celui qui naît maintenant de parents allemands et celui qui naît sur le sol allemand (méthode du sol) peuvent obtenir la citoyenneté de la même façon.

Ici la question importante est :

Comment appelons-nous un Turc qui jouit de la citoyenneté allemande par naturalisation ou naissance? Un « Turc allemand » ?

En fait, il ne peut y avoir un Turc bulgare, mais un Turc de Bulgarie, pas de Turc grec mais un Turc de Grèce. Quelle sorte de réponse auriez-vous si vous appeliez, disons, un Turc qui a émigré de Bulgarie pour la Turquie un “Turc bulgare?” En fait ces gens ont fortement protesté contre Fikret Bila, le responsable d’Ankara du quotidien Milliyet pour avoir utilisé le terme “Turc bulgare” dans son éditorial.

Pour toutes ces raisons, Monsieur le Président, on ne peut dire Arménien turc mais Arménien de Turquie, non Grec turc mais Grec de Turquie, non Kurde turc mais Kurde de Turquie.

Mais de Turquie (Türkiyeli) convient très bien. Tout comme Iranien, Irakien, Syrien, Laotien, Américain, Thaï, Autrichien, Canadien, Chinois, etc.

Oui, Chinois. En Chine il n’y a pas de groupe ethnique appelé chinois. Le nom du groupe ethnique qui constitue 95% de la population est le groupe “Han. “Chinois” est la supra-identité de ce pays qui a été composé suivant la méthode territoriale. Tout comme le terme de Turquie (Türkiyeli).

Laissant tout cela de côté, je me demande si le Procureur a jamais pensé à la chose suivante :

Imaginons que le Parlement grec dise “Si le mot turc n’est pas un terme ethnique, alors dans notre pays, aussi, tout le monde est Grec parce que ce n’est pas non plus un terme ethnique.” Qu’arriverait-il, Dieu me pardonne, si la Grèce introduisait un “Article 66” [de la Constitution turque] dans sa Constitution et disait : “Tous ceux liés par la citoyenneté à l’Etat grec sont Grecs ”? Qu’arriverait-il aux 120,000 musulmans turcs de Thrace occidentale ? Deviendraient-ils “Grecs”?

Encore plus intéressant : Alors que nous persistons à dire “Il n’y a pas de problème kurde mais un problème du Sud-est,” ou, quand nous disons aux gens qui s’appellent Kurdes: “Non, vous n’êtes pas Kurdes, mais sud-orientaux (Güneydogulu)” nous pensons sauver le pays de la division. Mais diviserons-nous le pays si nous nous hissions à une plus large échelle en utilisant le terme “Türkiyeli”? N’est-il pas évident que c’est seulement ainsi que nous sauverons le pays ? Quelle sorte de double standard est-ce là ? Qu’est-ce que nous faisons avec cette logique ?

C’est tout ce dont le Rapport parlait, Monsieur le Président.

* * *

J’ai dit auparavant que je reviendrais sur la question de “l’intention”. J’y viens maintenant car le Procureur invente une intention à chaque page. Comme je l’ai répété avant, un juriste ne peut discuter de l’intention. Il ne possède pas une telle autorité. Dans l’acte d’accusation p. 8, il est dit :

“Alors qu’il est proposé d’utiliser le terme Turkiyeli (de Turquie) plutôt que le terme Turc dans le rapport, il n’est pas indiqué que le nom du pays, en d’autres termes le nom de la Turquie, a une connotation ethnique. Est-ce non indiqué ou est-il encore trop tôt pour émettre un tel avertissement ?”

Comment un homme de loi peut-il dire une telle chose ? Faire une telle mise en garde, requiert un grand courage pour deux raisons :

1) En disant “Est-il trop tôt pour émettre un tel avertissement ?” le Procureur essaie ouvertement de signifier la chose suivante : “Les rédacteurs du Rapport ont voulu réellement nommer ce pays Kurdistan mais puisqu’ils n’en ont pas maintenant le courage, ils se contentent pour le moment du terme Türkiyeli. Quand le moment sera venu, ils suggéreront Kurdistan à la place.”

Dois-je rappeler une fois de plus le Rapport Zanardelli ?

C’est un abus de pouvoir. Personne n’a le droit de faire cela. A la fin de mes remarques, nous reviendrons certainement là-dessus.

2) La seconde raison peut être plus intéressante. L’acte d’accusation prétends que le terme “Turkiyeli” a une connotation ethnique.

Une fois de plus nous sommes dans un monde de symboles, projections, probabilités, dangers, dangers, dangers. Mais la seule chose qui manque est le crime légal lui-même.

C’est magnifique tout cela, mais est-ce que le Procureur n’a pas constamment dit que le terme “Türk” n’avait aucune signification ethnique ? Si le terme “Turc” n’a pas de sens ethnique, alors de Turquie “Türkiyeli” n’en a pas non plus. Comment un homme de loi peut être en telle contradiction avec lui-même entre les pages 7 et 8 du même texte ?

* * *

Pour résumer, nous avons proposé le terme “Türkiyeli” pour le bien du pays. Et nous avons fait quelque chose de très bon. C’est le seul concept qui rassemble tous les citoyens de la république de Turquie sans aucune discrimination. Nous sommes tous de Turquie (Turkiyeli ).

Ceux qui l’aiment l’utiliseront et ceux qui ne l’aiment pas ne le feront pas. Mais personne ne peut s’opposer à ceux qui l’utilisent.

Quelqu’un peut-il faire dire à une personne : “Je suis un Turc ?” S’il dit être un Turc, très bien. Mais s’il ne l’est pas ? Et s’il ne peut pas ? Et s’il n’est pas Turc ou ne se considère pas comme Turc ? Que faire ? Le tuer ? Ou le forcer à dire qu’il est Turc ? Laissez moi poser la question au Procureur, que devrons-nous faire ? Opter pour la première solution ou la seconde ?

Turk ou Turkiyeli. Ce pays débattra et prendra finalement une décision. Mais comment l’acte d’accusation peut-il tenter de restreindre notre liberté d’expression? De quel article de loi tire-t-il cette autorité ?

Est-ce que le Procureur nous a fait un procès parce qu’il n’a pas ou n’a pu traîner en justice les brutes qui ont déchiré notre Rapport officiel devant les caméras de TV ?

* * *

Sur cette question l’acte d’accusation se réfère aussi à Ataturk. C’est magnifique. En fait, je voulais, moi aussi, en arriver exactement là. Laissez-moi demander au Procureur maintenant : Croit-il que ce soit nous qui avons introduit le terme Turkiyeli” pour la première fois en Turquie ?

Laissez moi l’informer : Cette personne était Atatürk. Est-ce que le procureur était conscient de cela ? Sil vous plait, écoutez les articles suivants :

“Article 12: Sauf circonstances exceptionnelles en Turquie les Turkiyelis (gens de Turquie) sont libres de voyager.”

“Article 13: L’éducation est gratuite. Tous les Turkiyeli ont droit à une éducation publique et privée.”

“Article 14: Les écoles et institutions assimilées sont supervisées et inspectées par l’Etat. L’éducation des Turkiyeli doit se faire dans l’ordre et l’unité.”

“Article 15: Tous les Turkiyelis ont le droit de fonder toutes sortes de sociétés commerciales, ou dans l’industrie, l’agriculture en accord avec les lois et réglementations.”

Qu’est-ce que cela ? D’où cela vient-il ?

La date est juillet 1923. C’est la première rédaction de la Constitution amendant des articles de la Constitution de 1921 et mentionnant pour la première fois, que la forme administrative de l’Etat est la “république”. C’est écrit de la main même de Mustafa Kemal Pacha. [1]

Si dire “Turkiyeli” est du séparatisme, hé bien il fut initié par Mustafa Kemal. Je ne ferais aucun commentaire; j’attire seulement l’attention du Procureur là-dessus.

Neuvième point

Allons à la section qui dans notre Rapport concerne la Cour constitutionnelle.

Je crois que le Procureur commet une injustice envers nous quand il prétend que nous présentons la Cour constitutionnelle comme un obstacle à la démocratie. Nous avons fait la même chose avec la Cour de Cassation, les tribunaux administratifs et le Conseil d’Etat. Nous avons déclaré que des décisions prises par ces institutions étaient discriminatoires et nuisaient ainsi à la démocratie en Turquie. Comment le Procureur a pu manquer ces points ? A-t-il fait preuve de négligence dans sa tâche ?

Monsieur le Président, je suis un universitaire. Je peux dire tout ce que je veux si je n’insulte personne ni n’incite au crime ou à la violence. Je peux faire toutes les critiques que je veux. C’est ce pour quoi je suis rémunéré par l’Etat.

Je n’ai commis aucun crime. Mais l’acte d’accusation ici a commis 3 crimes:

1) Abus de pouvoir. Critiquer la Cour constitutionnelle n’est pas un crime. Le Procureur a essayé de faire taire les critiques uniquement parce qu’elles ne correspondaient pas à son idéologie. Ceci est un crime. Cela relève aussi de la mentalité dictatoriale la plus pure.

2) Négligence dans sa fonction. S ces commentaires offensaient la Cour constitutionnelle, alors pourquoi ont-ils été publiés dans le périodique 2003 « Loi constitutionnelle » de la Cour suprême, pages 61-93? Le Procureur devrait lancer des poursuites contre cette Cour également. Il néglige son devoir.

3) Offense envers la Cour constitutionnelle. Mes remarques, qui ont été interprétées comme dénigrant les organes juridiques de l’Etat, ont été tirés du papier que j’ai lu en présence du Président et des membres de la Cour constitutionnelle, le 25 avril 2003, au symposium organisé en l’honneur du 41ème anniversaire de la Cour.

Maintenant le Procureur semble dire “Vous, la Cour constitutionnelle, cette personne vous a humiliée. Vous n’étiez même pas au courant. Quelle genre d’inattention est-ce là ? Je vais immédiatement sauver votre honneur en engageant des poursuites.”

Ainsi la Cour constitutionnelle n’aurait pas saisi le message et seul le Procureur l’aurait fait ? Ainsi la Cour constitutionnelle a été incapable de porter plainte durant toutes ces années? Le Procureur agit-il en gardien de la Cour ?

Dixième point

Monsieur le Président, finalement laissez-moi dire pourquoi j’appelle ce pseudo-acte d’accusation une Itiraf-name (confession).

1) Le Procureur dit à la fin (p.10): “Ce texte offre de grandes similitudes avec les dispositions sur les minorités du Traité de Sèvres qui ont mis notre pays sous occupation. Devant une telle ressemblance, on ne trouvera pas étrange de tomber dans la paranoïa de Sèvres.”

La dernière phrase est le sommet de cet acte d’accusation : “Devant une telle ressemblance, on ne trouvera pas étrange de tomber dans la paranoïa de Sèvres.” Cette phrase est incroyable, Monsieur le Président. C’est une phrase qui serait d’un ridicule achevé, non seulement de la part du procureur, mais de quiconque en Turquie. Le Procureur, qui expose l’esprit général de tout l’acte d’accusation, le relie lui-même à la paranoïa de Sèvres.

Bien sûr, cela vient de lui. Personnellement, je n’aurais jamais voulu dire, ni penser une telle chose. L’acte d’accusation le fait, lui.

2) D’un autre côté, l’acte d’accusation accuse notre Rapport de ressembler aux dispositions concernant les minorités du Traité de Sèvres.

Laissez-moi me répéter. Même si à un moment cela avait été le cas, pourquoi serait-ce matière à poursuite ? Le Traité de Sèvres a été fait en 1920 et enterré par l’histoire en 1923. Même s’il y avait eu des phrases ressemblant à ce texte historique, pourquoi cela contrarierait le Procureur ? Qui a dit que c’est un crime?

Mais l’affaire est telle que je n’en resterais pas là. Car c’est encore une invention. Je demande au Procureur : Quelle phrase du rapport ressemble aux dispositions sur les minorités du Traité de Sèvres ? Je veux qu’il me cite un article. Un seul article.

Il ne le peut. S’il l’avait pu, cela aurait été fait dans l’acte d’accusation.

Alors il y a seulement deux possibilités:

1) Le procureur a lu les articles du Traité de Sèvres sur les minorités mais n’a pu trouver aucune ressemblance avec notre Rapport. C’est la raison pour laquelle il n’a cité aucun article.

2) Le Procureur a été tellement atteint par la paranoïa de Sèvres qu’il n’a même pas eu le courage de lire le Traité, puisque que le Rapport lui étant déjà si révulsif, l’Accusation a pensé qu’il était forcément similaire à cet effrayant Traité de Sèvres, aussi le Procureur a trouvé correct de prétendre simplement que l’un « ressemblait » à l’autre.

Je laisse à cette estimable Cour décider quelle possibilité est la plus probable. Mais laissez-moi attirer l’attention de cette estimable Cour sur le fait que le Procureur ne cesse de répéter de telles allégations sans fondement, tout le long de l’acte d’accusation.

Il prétend que le Rapport ressemble à Sèvres mais l’acte d’accusation est muet quand nous demandons quelles phrases ressemblent à quels articles.

Il prétend que le Rapport introduit une nouvelle définition de la minorité mais l’acte d’accusation reste muet quand nous demandons dans quelle phrase cela figure.

Il prétend que le Rapport met en danger la structure unitaire du pays mais l’acte d’accusation reste muet quand nous demandons dans quelle phrase cela figure.

Il prétend que le Rapport a commis un crime en introduisant le terme “Turkiyeli” plutôt que “Türk” comme supra-identité, mais quand nous demandons quel article de quelle loi fait de cela un crime, l’acte d’accusation reste muet.

Il prétend que le Rapport a offensé la Cour constitutionnelle mais quand nous demandons dans quelles phrase et avec quels mots nous l’avons fait, l’acte d’accusation reste muet.

Il prétend que le rapport incite à l’animosité et à la haine entre les peuples mais quand nous demandons dans quelle phrase nous l’avons fait, l’acte d’accusation reste muet.

Nous sommes tous fatigués à présent. Je ne donnerai plus d’autres exemples.

Mais en raison de tout cela, ce n’est pas un acte d’accusation mais un pseudo-acte d’accusation. Le genre d’accusation qui renvoie notre pays au temps du coup d’Etat militaire.

* * *

Pour toutes ces raisons, Monsieur le Président, ce pseudo-acte d’accusation m’a rappelé le grand romancier Yachar Kemal et ses “Aghas d’Akcasaz”. Cela m’a rappelé ce que Dervish Bey a dit dans le roman “Demirciler Carsisi Cinayeti” (Meutre au marché des forgerons).

Dervish Bey a tué le frère d’Akkoyunlu Mustafa Bey. Mustafa Bey est un seigneur féodal de la Tchukurova (Cilicie), tout comme lui. En représailles, Mustafa Bey doit tuer Dervish Bey lui-même puisque ce dernier n’a pas de frère.

Et comme Dervish Bey ne sort jamais de chez lui, Mustafa Bey ne peut le tuer. Aussi, à la place, il oblige quelqu’un à brûler le tas de grains d’un paysan de Dervish Bey.

Sur cet incident Dervis Bey dit, “Vous ne mourrez pas de faim. Chacun paiera pour ce dommages. Je ne me plains pas de cela. Je me plains de ne pas mériter un tel rival. C’est ce que je regrette.”

Je ne regrette pas tout le temps que je n’ai pu consacrer à mes étudiants et à ma femme. Je regrette qu’un tel acte d’accusation ait été écrit contre moi. Je pense être qualifié pour être la cible d’un acte d’accusation bien meilleur. Je crois mériter mieux qu’un document qui essaie de miner une thèse scientifique mais se met lui-même dans une situation qui empire à chaque pas.

Je crois mériter un meilleur acte d’accusation que celui-là, qui invente à la fois l’acte et la loi, et veut ensuite me poursuivre d’après ses propres inventions.

Si la théorie criminelle a perdu à ce point ses bases fondamentales dans ce pays, et si les notions de crime ont été à ce point malmenées, eh bien je crains que plus personne n’y puisse rien faire, et qu’il n’y ait plus une place où se réfugier.

Mais je ne peux accepter qu’il n’y en ait plus. Il doit y en avoir, et ce contre-acte d’accusation doit en être la preuve.

* * *

Aussi, et afin qu’aucun autre acte d’accusation ne tente quelque chose de similaire, je demande à ce que le Procureur soit puni comme il le mérite. Je veux faire la liste des crimes qu’il a commis dans son acte, et je veux intenter un procès contre lui :

Avec cet acte d’accusation, plusieurs articles de loi ont été violés en ignorant les règles juridiques du respect des droits de l’homme tels qu’ils sont stipulés dans l’article 2 de la Constitution et en accord avec les principes d’un Etat démocratique.

1) La liberté académique et son autonomie telle qu’elle est mentionnée dans la Constitution et dans l’Art.15/3 de l’Accord international des Nations Unies de 1966 UN sur les droits économiques, sociaux et culturels, ont été violés et les intérêts de l’Etat minés.

2) Les poursuites judiciaires violent la liberté d’expression garantie par la Constitution et la Convention européenne.

3) Le Code pénal turc a été violé par l’acte d’accusation car il essaie de faire des analogies et met en cause « l’intention ».

4) La Cour a été offensée par un dossier très peu préparé.

5) L’Europe, le principal objectif de la république de Turquie a été dépeint comme un ennemi. Cet acte d’accusation et ce procès seront utilisés comme un obstacle majeur pour empêcher l’entrée de la Turquie dans l’UE. Sous cet angle aussi les intérêts fondamentaux de la Turquie ont été lésés.

6) L’acte d’accusation a été écrit avec la logique du Millet-i Hakime (Nation dominante). Il divise la nation en deux et essaie de faire revivre l’ordre de base de l’empire ottoman effondré.

7) L’acte d’accusation commet un abus de pouvoir en introduisant des thèses alternatives idéologiques connues pour être ultra-nationalistes.

8) L’acte d’accusation a négligé ses devoirs en ne classant pas certaines charges intentées contre nous.

9) L’acte d’accusation a offensé la Cour constitutionnelle, un organe judiciaire de l’Etat.

10) En déclarant que le terme “Turkiyeli” incite les gens à la haine et l’animosité et que c’est un terme de division, l’acte d’accusation a insulté M.K. AtatÜrk qui l’a le premier utilisé dans quatre articles séparés du premier texte de la Constitution en juillet 1923.

11) En attaquant la liberté d’expression l’acte d’accusation a tenté d’éliminer l’Etat démocratique fondé sur la liberté.

12) L’acte d’accusation a commis le crime de séparatisme en divisant la nation en éléments de base (musulmans) et secondaires (non-musulmans)

_________________________________________________________

[1] Türkiye Cumhuriyeti İlk Anayasa Taslağı (Premier texte constitutionnel de la république de Turquie), İstanbul Boyut Yayın Grubu, Ekim 1998. Ce texte fut découvert par l’équipe de Can Dündar alors qu’ils émenaient des recherches dans la Bibliothèque du Palais Cankaya pour un film documentaire ; il m’a été fourni par mon “complice” le professeur Ibrahim Kaboglu.)

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