jeudi, février 16, 2006

Défense de Baskin Oran (2)

Sur le pseudo-acte d'accusation - 1 :

Commençons par le début et parcourons les pages les unes après les autres.

Premier point :

En page 2, il est déclaré que "le Rapport a été rendu publique par B. Oran ". La même allégation est répétée en page 4.

Ce Rapport a été l'objet de débats et a été voté, ce qui a pris un an et demi. Les médias étaient présents à chaque seconde de ces différentes étapes. Comment peut-on parler de "fuite" dans les médias quand ce Rapport a été élaboré et voté en leur présence ? Quelle sorte de logique est-ce là ?

Si le Procureur a écrit cela sans rien savoir de la façon dont le processus a fonctionné, alors quelle sorte d'acte d'accusation est-ce là ?

Par ailleurs, comment le Procureur a-t-il prouvé ces allégations sans fondement ? Il ne l'a pas fait. Et s'il ne le peut, alors cet Iddianame (acte d'accusation) n'est qu'Iftiraname calomnie).

Second point :

En page 4, il est déclaré : "Excepté le fait qu'il a pris en charge tous les frais, le Premier ministre n'a eu aucune relation ou lien avec ce Conseil."

Comme je l'ai signalé au début de mon discours, l'article 6 du décret sur l'établissement de l'ACHR stipule que "toutes ses dépenses seront prises en charge par le budget du Premier ministre", et que son nom est le "Conseil Consultatif sur les droits de l'Homme auprès du Premier ministre".

Alors maintenant, si ce Conseil n'est pas affilié au Cabinet du Premier ministre, à quel organisme est-il rattaché ? A une ambassade étrangère ? A la Compagne de Distribution Electrique de Turquie ? A celle de la Distribution des Eaux d'Ankara ?

Avec de telles allégations, le Procureur a fait de ce document un Istihzaname (ridicule), et un acte d'Igfalname (déception), qui de fait, nous déçoit tous de façon évidente.

Si l'on suppose que c'était le véritable but du Procureur, alors cela relève de sa responsabilité.

Mais si l'on ne peut établir que tel fut son but, alors nous devons accepter le fait qu'il est incapable de remplir sa charge, parce qu'il ne comprend pas ce qu'il lit. Et cela engage la responsabilité officielle des autorités qui l'ont nommé à cette place et ne l'en ont pas relevé.

Troisième point :

L'acte d'accusation reprend les remarques que nous avions faites sur le Traité de Lausanne.

Avant tout, je voudrais soulever une question : Pourquoi l'acte d'accusation critique-t-il mon analyse scientifique du Traité de Lausanne ? Cet acte d'accusation est-il un document de droit international ou un texte de droit criminel ?

La tâche du Procureur est de citer les articles appropriés du Code pénal turc au cas où il trouverait un délit dans mon rapport scientifique. Comment peut-il écrire une antithèse contre le rapport ? Est-ce que c'est sa fonction ? Est-il préparé à cela ?

Il aurait mieux valu pour le Procureur qu'il s'abstienne, parce qu'en agissant ainsi il nous démontre son manque d'informations sur deux questions fondamentales que nous enseignons aux étudiants de deuxième année de la faculté de Sciences politiques, au trimestre du Printemps :

1) Contrairement à ce que croit savoir le Procureur, "l'existence d'une minorité" et"le statut d'une minorité" sont deux problèmes différents.

L'"existence d'une minorité" est un fait sociologique. Il n'est pas du pouvoir de l'Etat de l'accepter ou de le nier. Si dans un pays, il y a un groupe non-dominant qui diffère de la majorité par différents aspects, et qui considère que ces différences sont une partie indissociable de son identité, alors les critères internationaux s'accordent sur le fait qu'il existe une minorité dans ce pays. Et à partir de là, ce qu'affirme l'Etat est sans importance. .[1]

Le "statut d'une minorité" est une situation juridique. Ici, la seule autorité est celle de l'Etat. C'est l'Etat qui accorde ou refuse un "statut de minorité" à qui il veut. En d'autres termes, il accorde ou refuse librement des droits aux minorités.

Par ailleurs, contrairement à ce que croit le Procureur, en Turquie ce statut a été défini par deux conventions distinctes, et non une seule. Il a été accordé pour :

a) tous les citoyens non-musulmans de Turquie, selon les articles 37 et 44 du Traité de paix de Lausanne du 24 juillet 1923;

b) les "citoyens turcs chrétiens dont la langue maternelle est le bulgare" selon le paragraphe 2 de l'article A du Protocole additionnel de l'Accord sur l'Amitié turco-bulgare du 18 octobre 1925.

En d'autres termes, en disant qu'"il n'y a aucune minorité ethnique, religieuse et linguistique en Turquie autres que celles définies par le Traité de Lausanne ", le Procureur se réfère à un "statut des minorités" qui est erroné puisqu'il exclut l'Accord de 1925.

2) Mais l'erreur principale du Procureur peut s'expliquer ainsi : Des jugements ont été rendus sur l' "existence de minorités", en disant "il n'y a pas d'autres minorités en Turquie".

Il est compréhensible jusqu'à un certain degré que le bureau du Procureur public ne connaisse pas la règle stipulant que : "L'existence d'une minorité dans un Etat donné ne dépend pas d'une décision de cet Etat mais exige d'être établie selon des critères objectifs". Les règles de l'ONU, dont la référence a été citée dans l'apostille no.1 ci-dessus ont été développées dans les années 90. L'une d'entre elles remonte à 1994 et l'autre à 1999. Si vous regardez le numéro de matricule de notre éminent Procureur, il apparaît qu'il est diplômé depuis 30 ans et une telle information n'était pas disponible quand il étudiait à l'école de droit. Par conséquent, il est compréhensible qu'il n'en ait pas été averti. Mais ce qui est incompréhensible est qu'il ne s'est pas enquis de cela quand il a exigé 5 ans d'emprisonnement chacun pour des deux professeurs d'université. Il aurait pu le demander au professeur qu'il convoquait à son bureau pour prendre sa déposition, qui l'a fait et s'est expliqué 2 heures durant. Il aurait pu demander : "Pourquoi avez-vous écrit cela et de cette façon ? Y a-t-il un fondement à tout cela ?" Sinon, pourquoi prendre des dépositions ?

Même en supposant que cela ne l'ait pas frappé à ce moment-là, alors il aurait dû s’interroger au moment de la rédaction.

Nos chers citoyens informateurs peuvent ignorer tout cela. Les professeurs qui traitent assidûment et quotidiennement des outils internationaux et qui les enseignent quotidiennement, les connaissent.

Quatrième point :

Nous rencontrons une erreur plus grave page 5. D’après l’acte d’accusation: “Tous les citoyens en Turquie qui ne sont pas dans les éléments mentionnés, qui ont joué un rôle dans la création de l’Etat et qui sont à l’intérieur de ses frontières sont des éléments essentiels et dominants de cet Etat et non des minorités.”.

Je souhaiterais reposer la même question : Pourquoi de telles remarques sur les éléments de l’Etat figurent-elles dans l’acte d’accusation ? Est-ce un crime de dire de telles choses ? Et sous le coup de quel article cela tombe ?

Continuons.

Monsieur le président, cet acte d’accusation est réellement une déclaration incroyable, catastrophique. En parlant de “ces éléments” le Procureur se réfère aux citoyens non-musulmans de la “république de Turquie” et de “…ceux qui ne sont dans les éléments mentionnés”, il désigne les citoyens musulmans !

En d‘autres termes, sans aucune espèce d’hésitation, le Procureur considère ouvertement les citoyens musulmans de Turquie comme “les éléments essentiel, dominants de l’Etat », et le reste des citoyens non-musulmans comme des éléments “subsidiaires”. Ce qui veut dire qu’il étiquette les non-musulmans comme “non-dominants”, des éléments de seconde classe.

Je me demande si le Procureur est conscient du fait qu’il commet lui-même le crime de séparatisme dont il nous a accusé sans apporter la moindre preuve ? N’est-ce pas “ouvertement inciter une partie de la population d’une autre race ou d’une autre religio,n de nourrir la haine et l’inimitié envers les autres (TPC Art.216/1)”?

Qu’en est-il de la notion selon laquelle “la souveraineté appartient inconditionnellement à la Nation”? Ou bien est-ce que, selon le Procureur, nos citoyens qui sont de religion différente ne sont pas une partie de la nation souveraine ? Dans ce cas, de quelle sorte de nation, de souveraineté et plus encore de quelle sorte d’humanitarisme s’agit-il ?

* * *

Evidemment, ce que je vais dire à présent sera encore plus déplaisant pour l’Accusation.

Je me demande si le Procureur lui-même est conscient que son attitude séparatiste provient du fait que le système des Millet est encore implanté dans son esprit ?

Le système des Millet fut introduit en 1454 et officiellement aboli en 1839 avec les Tanzimat. Ce système divisait les sujets ottomans en deux groupes: Millet-i Hakime, les musulmans, et Millet-i Mahkume les non-musulmans[2] qui étaient des sujets de second ordre.

Je voudrais juste ouvrir une parenthèse, parce que l’Accusation, qui apparemment n’est pas familière avec ces questions, pourrait maintenant penser que “mahkume” signifie “femme condamnée”. Ici, les termes “hakime” et “mahkume” viennent de la racine arabe “hükm” et le premier veut dire “celui qui rend le jugement”, et le dernier signifie “celui pour qui le jugement est rendu”. Le premier est le sujet. Le second est l’objet; cela ne signifie pas “condamné”, et je ferme ici la parenthèse.

Qu’un procureur de la République turque puisse utiliser le système des Millet, qui fut le principal pilier de l’Empire ottoman, aboli le 1er novembre 1922 par la Grande Assemblée nationale de Turquie, comme le principal pilier de son acte d’accusation officiel est lamentable au-delà de tout. Je ne sais pas ce que l’on devrait faire à ce sujet, vraiment je ne sais quoi dire.

Cinquième point

Abordons maintenant une grave question.

Au début de la page 5, l’acte d’accusation affirme que l’article 39/4 du Traité de Lausanne concerne seulement les citoyens non-musulmans de la république de Turquie. Cependant, dans notre Rapport, nous avions indiqué qu’il incluait “tous les nationaux de la République”, et donnait des droits à chacun. En fait, je les ai détaillés dans le Bureau du Procureur durant 2 heures.

Maintenant, je répète ma question : En quoi les garanties de Lausanne sur le respect des droits nationaux concernent l’acte d’accusation ? En vertu de quel article du Code pénal turc cette analyse de Lausanne constitue-t-elle un délit ?

Mais arrêtons-nous un bref instant; la faute ne relève pas de ces petites erreurs que l’on peut corriger en un saut de carpe, à la manière des blagues bektashies.

Lisons d’abord l’article 39/4: “Aucune restriction ne sera imposée au libre usage par tout ressortissant Turc d’une quelconque langue en privé, dans le commerce, la religion, la presse ou toute autre publication ou rassemblement public.”

Maintenant, au nom de la loi, que signifie tout “ressortissant Turc” ? Est-ce que cela veut dire « les citoyens turcs non-musulmans”? Est-ce que ceux qui ont écrit le Traité l’auraient écrit ainsi s’ils avaient voulu être compris en ce sens ? Est-ce qu’ils ne savaient pas écrire ?

Mais nous abordons maintenant un sérieux problème, Monsieur le Président. Si le Procureur n’avait pas rédigé ceci (l’acte) sous l’influence de nos chers Citoyens informateurs, -ce qui en soi-même est grave – alors il y a deux possibilités :

1 ) Soit il n’a pas compris ce qu’il lisait ;
2) Soit le Procureur est victime de – ce qu’en science politique nous appelons – un “aveuglement idéologique” ou encore “oeillères idéologiques”, ce qui a eu des conséquences très sérieuses pour nous, comme pour d’autres.

Je serai là-dessus extrêmement ouvert :

L’idéologie du Procureur ne regarde que lui. Cette idéologie peut avoir pour but de restreindre les droits de l’homme – et tout spécialement la liberté d’expression- autant que possible; et d’après ce que nous pouvons voir ici, c’est le cas. Cependant, cette idéologie ne peut être reflétée dans un acte d’accusation officiel, cela ne devrait pas se produire.

C’est un abus de pouvoir.

* * *

Je voudrais faire encore une pause : C’est très important. Je ne peux pas passer sur un autre problème sans avoir traité cela. Ce sera une longue parenthèse :

D’abord, laissez-moi signaler que notre Rapport est le produit d’une idéologie. C’est le produit d’une idéologie démocratique, qui considère les droits de l’homme supérieurs à toute autre chose. L’article 5 , dont le ACHR nous fait obligation, dit “…rapports écrits et études avec pour but d’améliorer les droits de l’homme”, et c’est ce que nous avons fait.

Nous l’avons fait dans une certaine perspective; c’est-à-dire du point de vue de l’idéologie des droits de l’homme. Quelqu’un peut-il prétendre le contraire ? Est-ce que quelqu’un, en dehors d’ici, peut prétendre, d’un point de vue scientifique, que les concepts d’ « idéologie » et de “perspective” diffèrent l’un de l’autre ?

Etant donné que nous voulions étudier l’écart sociologique très large entre le “statut actuel” et “le statut tel qu’il devrait être”, notre Rapport est aussi idéologique que possible.

* * *

Mais l’Accusation, c’est-à-dire un juriste examinant la relation très claire et très étroite entre un “Rapport valide” et une “Loi valide”, ne devrait en aucune façon écrire un acte d’accusation idéologique. Par ailleurs, en plus d’être idéologique, cet acte d’accusation est aussi émotif.

Pour le dire en d’autre termes, un accusation peut seulement être rédigé ainsi :

“Monsieur le Président, il a été établi par telle et telle preuve que l’auteur du Rapport a dit ceci et cela dans telle ou telle phrase. Aussi, considérant le style et le contexte général du Rapport, ces phrases violent ouvertement le paragraphe X de l’Article X du Code pénal turc qui condamne les insultes et la diffamation et l’incitation au crime et à la violence. La jurisprudence de notre Cour de Cassation suit aussi le même schéma. Et aucun article de loi ne permet de considérer ces phrases comme des critiques. Aussi je demande sa condamnation en vertu de tel ou tel Article”.

C’est tout ce qu’il peut faire. Pourtant, comme je le démontrerai bientôt de A à Z, dans ses 10 pages et demi d’accusation formulées contre notre Rapport de 7 pages, il est dit : “Eh bien, le fait que l’auteur a écrit ceci alors que tel et tel pays fait cela montre qu’il a des intentions néfastes, que ce qu’il dit sur les minorités est source de chaos, que cela fait éclater le pays, que cela divise la nation” etc., etc.

La seule chose que l’accusation n’a pas dite c’est : “A Dieu ne plaise ! Et si cela perce son oeil”. Monsieur le Président, ce sont des choses graves, même si elles sont hilarantes. Cet acte d’accusation est une occupation non-juridique. Cela nous occupe tous vainement. C’est un document d’occupation (Isgalname).

Je reviendrai à cette question d’“intention” un peu plus tard, de façon plus détaillée et au moyen du rapport Zanardelli.

* * *

Et si le Procureur avait traité l’affaire avec la justification de “sauver le pays”? Eh bien dans ce cas, il a commis une faute impardonnable. Laissez-moi l’expliquer tout de suite :

Les juristes ne peuvent se placer en sauveurs du pays, tout comme les forces armées ou les forces de sécurité, ou les universités.

Un pays est protégé collectivement, par une coopération. Un pays est protégé par les forces armées contre un danger extérieur et les forces de sécurité contre un danger intérieur. Par exemple, le ministère de l’Education et les universités protègent le pays contre l’ignorance; le système judiciaire contre l’injustice.

Le système judiciaire ne peut prétendre de lui-même sauver le pays. Si c’est le cas, c’est ainsi qu’il ira à sa perte.

* * *

Ah, ces procureurs que nous voyons aujourd’hui, qui ont tenté de sauver le pays!

Il y a eu un Procureur militaire en 1980, qui disait dans son acte d’accusation :

“Dans l’Est s’il neige, alors il gèle; et quand on marche dessus, cette neige produit les sons khart-khurt. Le nom Kurde est dérivé de cela, donc il n’y a pas de groupe appelé kurde”. Bon, c’était lors du coup d’Etat militaire, alors nous pouvons comprendre. Nous nous disons: “Ce procureur n’a jamais entendu parler de la blague sur Hayri le canard”.

Il y en a un autre, qui dans les années 1970, nous explique dans son acte d’accusation :

“Les mots Turc (Türk) et Kurde (Kürt) sont une valeur commune combinée, composée de l'assemblage des mêmes lettres ". Il nous apprit ainsi que les lettres T, Ü, R et K sont les mêmes, alignées différemment et donc que les Kurdes sont en fait des Turcs.

Et comme si ça ne suffisait pas, le même procureur militaire a pu dire, dans son acte d’accusation, que je vais lire verbatim, tellement c’est dur à croire :

“Le nationalisme turc n’est jamais raciste, en accord avec notre Constitution. Au contraire, au lieu d’une vue raciste abstraite, il accepte un racisme national idéaliste, progressiste, unificateur basé sur l’unité d’une même culture et d’une même destinée.”[3] Mais bon, c’était le coup d’Etat militaire, alors que ça nous plaise ou non, nous disons d’accord, nous comprenons.

Mais en 2006, nous ne comprenons plus du tout. Dieu merci, il n’y a plus de dictature militaire maintenant, mais une Turquie qui s’avance sur le chemin démocratique qui mène à l’UE.

* * *

Nous allons à présent nous exprimer sur un problème qui réconfortera le Procureur, et puis nous fermerons la parenthèse :

Il existe un mouvement de balancier dans chaque pays. Ce balancier oscille entre deux directions, l’une étant un “Etat des droits de l’homme”, et l’autre un “Etat de la Sécurité nationale”.

Quand le balancier penche vers cette dernière, l’Etat des droits de l’homme touche à sa fin, il est détruit.

Mais quand il penche vers la première, l’Etat de la Sécurité nationale ne touche pas à sa fin, il n’est pas détruit. Au contraire, il se renforce ; et cela du fait que dans les pays où les droits de l’homme sont faibles, les gens sont des “citoyens par contrainte”. Quand ils sentent que leurs sous-identités sont respectées, ils se sentent “citoyens volontaires”.

Un Etat fondé sur une citoyenneté forcée peut s’effondrer à tout moment. Tout comme le Mur de Berlin ! Vous ne pouvez pas placer une sentinelle à baïonnette à côté de chaque citoyen.

Un Etat fondé sur la citoyenneté volontaire est en paix. Il peut dormir sur ses deux oreilles dans la tranquillité et le confort.

* * *

Laissons tout ça de côté.

Si le Procureur public avait, avant d’écrire son acte d’accusation, jeté un oeil sur le Tanzimat Ferman qui est le premier document constitutionnel qui a mené la Turquie à ce jour, cela aurait dû lui suffir. De même, le Ferman de 1839 dit strictement la même chose que ce que j’ai dit sur le balancier, mais avec des mots différents :

“Qui peut en vérité, même si de nature il est contre la violence, s’empêcher d’avoir recours à la violence et ainsi nuire à son pays et à l’Etat, quand sa vie et son honneur sont menacés ? Dans une situation opposée, si cette personne est en complète sécurité de ce côté-là, il ne retirera pas sa loyauté et toutes ses actions viseront au bien-être de son pays et de ses frères.”

Pourtant, d’après ce que nous pouvons voir, l’accusation a seulement lu les plaintes de dénonciation de nos chers citoyens informateurs avant de rédiger l’acte d’accusation.

Je ferme la parenthèse ici et reviens à l’article 39 de Lausanne.

* * *

Des informations techniques sur cette question sont nécessaires pour éviter au Procureur et à d’autres procureurs de répéter la même erreur grave dans d’autres cas.

Personne en Turquie n’a jamais lu le Traité de Lausanne, mais bien sûr, ils le savent tous par coeur. Ainsi, il y a beaucoup d’informations à apporter, mais je détaillerai ici celles qui sont absolument essentielles.

Ce serait seulement choisir la voie la plus facile si l’on considère que la Section III du Traité de Lausanne (“Protection des Minorités”, arts. 37-44) ne parle que du droit des minorités. De tels procédés de facilité pourrait nous égarer sérieusement, parce que cette Section introduit des droits pour quatre groupes différents :

a) Les citoyens non-musulmans de la république de Turquie,
b) Toute personne habitant en Turquie,
c) Tous les citoyens de la république de Turquie,
d) Les citoyens de la république de Turquie parlant d’autres langues que le turc

L’article 39 englobe ces quatre groupes; c'est un article semblable à un laboratoire par son sujet :

- le premier paragraphe : droits du groupe (a),
- deuxième paragraphe : droits du groupe (b),
- troisième et quatrième paragraphes : droits du groupe (c),
- cinquième ou dernier paragraphe : droits du groupe (d).

C’est aussi le cas pour presque tous les autres articles de la Section III. Ce qui veut dire que bien que cette Section s’intitule “Protection des Minorités”, y sont insérés non seulement les droits des minorités mais aussi ceux de tous les citoyens du pays – et plus largement, de tous les résidants du pays. En bref, les droits de tous y figurent ; en termes techniques, “les droits de l’homme” se situent dans cette Section.

Pourquoi ? Il y a quelques raisons à cela, que j’ai signalées dans trois de mes livres. J’en mentionnerai seulement 2 d’entre elles, afin d’épargner votre temps :

1) La première fois que les “droits de l’homme” ont été insérés dans un document international fut en 1945, dans la Constitution des Nations-Unies. Cela signifie que quand Lausanne fut signé en 1923, ces droits n’existaient pas dans les documents internationaux, même en temps que concepts. Cependant, le concept de “droits des minorités” figure dans les traités internationaux depuis le Traité de Vienne de 1606. Par conséquent cette Section III, qui inclut aussi les droits de l’homme, a été intitulée “Protection des Minorités”.

2) Le terme “minorité” n’est pas spécifique mais générique. Quand les termes spécifiques d’un Traité international sont interprétés, leur signification qui prévalait au moment de la signature est prise en considération. Mais quand les termes génériques sont interprétés, leur signification est déterminée à la lumière de tous les développements qui ont pris place dans les lois internationales depuis la signature du traité.

C’est en ce sens qu’en 1978 La Cour Internationale de Justice a rejeté la réclamation de la Grèce dans l’affaire qui l’opposait en jugement à la Turquie, concernant le Plateau continental égéen. Il fut dit que les termes “contestations sur le statut territorial” mentionnés par la Grèce étaient des termes génériques, et devaient donc être interprétés non sur la base de sa signification en 1928 mais sur celle de 1978 (Paragraphe du verdict 77-80). Ainsi, bien que le concept de “droits de l’homme” ne figurait pas dans le jargon international de 1923, le terme ”droits des minorités” devra maintenant -en 2006- être pris comme exprimant aussi le concepts de “droits de l’homme”, dont il est devenu une partie.

Par exemple, l’article 39/2 de Lausanne se lit comme suit: “Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, sont égaux devant la loi.” Maintenant je souhaite pouvoir repérer celui qui interpréterait ça comme un “droit des minorités” puisqu’il ne parle même pas de “majorité”. Il n’est même pas fait mention de “nationaux” mais des droits de “tous ceux qui habitent en Turquie”, étrangers ou nationaux.

Saviez-vous que cet article 39/4 était la proposition de la Délégation du gouvernement d’Ankara à la conférence de Lausanne ?

Avez-vous jamais songé que si l’art. 39/4 avait été appliqué, c’est-à-dire que si l’Etat ne l’avait pas violé constamment jusqu’à nos jours, nous n’aurions pas ce problème stupide concernant les émissions de radio ou télévision en des “langues autres que le turc”?

N’avez-vous jamais pensé que sans de tels problèmes, le nationalisme kurde n’aurait jamais gagné en force ?[4]

Sixième point

J’ai besoin d’expliquer ce point plus en détail. Mais ne vous inquiétez pas, vous ne vous ennuierez pas. J’ai déjà donné quelques indices auparavant.

L’acte d’accusation dit en page 5 ; “Une fois de plus, un mot sur les pratiques de l’Etat français …. révélera les intentions de ce rapport.”

Monsieur le Président, comment se fait-il que nos “intentions” intéressent l’acte d’accusation ? Où le Procureur a-t-il pris cette autorité, de quel texte de loi ? D’où ?

Laissez-moi expliquer d’où il ne tire pas son autorité :

1) Premièrement, aucune comparaison par analogie n’est permise dans le code pénal. Donc il ne peut tirer cette autorité d’aucun texte pénal.

Comment peut-il être possible de décrire l'"intention" d'un rapport en regardant la pratique d'un Etat, ou comment une interprétation avec une extension similaire peut-être fournie, alors que l’art. 2 du Code pénal turc interdit la comparaison par analogie dans les dispositions de la loi ?

2) Il y a plus important : Comme le Dr. Sami Selçuk, Président honoraire de la Cour de Cassation l’a écrit, la loi pénale ne s’occupe pas des buts, objectifs, intentions ou motifs des individus. Est-ce que le Procureur est au courant de cela ? Il y a deux possibilités :

a) Ce principe a pu être introduit récemment dans le nouveau code pénal turc et nos juristes pourraient ne pas l’avoir encore assimilé.

Mais ce n’est pas le cas, monsieur. Ce principe est depuis 120 ans défini comme suit dans le Rapport Zanardelli sur le code pénal italien, qui est la source de notre loi pénale : “Enquêter sur les motivations internes des actions des individus n’est pas du ressort de la justice pénale”.[5]

120 ans suffisent pour apprendre cela.

b) Ou bien le Procureur connaissait ce principe et a donc agi délibérément contre…

Ce point sera jugé par votre Cour. Cependant, je laisserai ici cette question “d’intention” et reviendrai plus tard sur ce point.

3) La vraie remarque que je voudrais faire ici est plus grave.

Le Procureur, comme je l’ai mentionné auparavant, émet des opinions sur des questions de droit international qui ne sont visiblement pas son fort et met la République turque dans une position difficile. Voyons comment :

a) Fausses informations.

Il est dit tout d’abord que la France n’a pas signé la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Or la France l’a signé en 1999. Elle a même inclu un “rapport d’interprétation”. Elle a alors porté devant le Conseil constitutionnel la question de savoir s’il fallait faire un quelconque amendement à la Constitution avant la ratification. Et c’est par décision du Conseil que la ratification a été retardée.

Paraphe, signature, ratification, transposition sont tous des processus différents.

b) Encore d’autres fausses informations sur la pratique française :

Par exemple, en parlant de la réponse de la France au Conseil européen ECRI, il est fait référence à des déclarations telle que: “Tous les citoyens en France sont égaux devant la loi sans aucune discrimination basée sur l’origine ethnique, la race et la religion. Les minorités sont étrangères à la loi française.”

Qu’est-ce que tous ces exemples ont à voir avec cet acte ? Est-ce qu’ils ressortent de sa responsabilité ?

D’abord cette référence est incomplète. Et comme tout ce qui est incomplet, c’est faux. Elle masque certaines choses.

Comme l’acte d’accusation le met en avant, la France dit en fait : “Le concept de minorité est étranger à la loi française.” Cependant l’acte d’accusation cache le fait même que les “droits des minorités” ne sont pas du tout étrangers à la loi française. Clarifions ce point:

Je l’ai mentionné plus haut : Puisque le Procureur public ne fait aucune différence entre “l’existence de minorité” qui est un concept sociologique, et le “statut d’une minorité” qui est une question juridique, il n’est donc pas au courant que les minorités religieuses et linguistiques en France jouissent de droits. Afin de sauver une apparence jacobine, la République française rejette le “concept de minorité” d’un côté, mais de l’autre accorde tous les “droits aux minorités”.

Laissez-moi prouver ce que je vous dis là par des exemples puisque moi, je ne fais pas un acte d’accusation mais une déclaration de preuves (ispat-name). C’est ce que j’ai promis au tout début de ce contre-acte d’accusation et je tiendrai cette promesse jusqu’à la fin.

_________________________________________________________

[1] “3. Some State parties which claim that they do not discriminate on ethnic, linguistic or religious grounds, claim in an unfair manner that there are no minorities in their country because of this very reason” and “5.2 The existence of an ethnic, religious or linguistic minority in a given State party does not depend upon a decision by that State party but requires to be established by objective criteria”. Office of the High Commissioner for Human Rights, General Comment no.23: The Rights of minorities (Art.27), 08/04/94. CCPR/C/21/Rev.1/Add.5, General Comment no.23

Also see: “2. It appears from the periodic reports submitted to the Committee under article 9 of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination, and from other information received by the Committee, that a number of States parties recognize the presence on their territory of some national or ethnic groups or indigenous peoples, while disregarding others. Certain criteria should be uniformly applied to all groups, in particular the number of persons concerned, and their being of a race, colour, descent or national or ethnic origin different from the majority or from other groups within the population”, Office of the High Commissioner for Human Rights, General Recommendation no.24: reporting of persons belonging to different races, national/ethnic groups, or indigenous peoples (Art.1): 27/08/99. Gen.Rec.No.24. (General Comments)

Je remercie mon ami le professor Patrick Thornberry pour son aide précieuse.

[2] Bilal Eryılmaz, Osmanlı Devletinde Millet Sistemi (The Millet System In the Ottoman Empire), Istanbul, Agaç Yayincilik, March 1992, p.13.

[3] ibid, p.24

[4] Voir ces 3 ouvrages sur le Traité de Lausanne Treaty: Türk Dış Politikası Kurtuluş Savaşından Bugüne Olgular, Belgeler, Yorumlar ((Turkish Foreign Policy – Facts, Documents, Comments since the War of Independence), Ed. B.Oran, Vol. I, 10th edition, Istanbul, Iletisim Publications, 2005, pp.225-231; B.Oran, Türkiye’de Azınlıklar – kavramlar, teori, Lozan, iç mevzuat, içtihat, uygulama (Minorities in Turkey – concepts, theory, Lausanne, domestic legislation, jurisprudence, implementation), 3rd edition, Istanbul, Iletisim Publications, 2004, pp.61-80; B.Oran, Küreselleşme ve Azınlıklar (Globalization and Minorities), 4th Edition, Ankara, Imaj Publications, 2001, pp.152-162.

[5] Sami Selçuk, Özlenen Hukuk / Yaşanan Hukuk (Desirable Law, Existing Law), Ankara, Yeni Türkiye Yayınları, 2002, s.206, dn.15.

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