mercredi, août 11, 2004

Le rivage des Syrtes

"Le sentiment intime qui retendait le fil de ma vie depuis l'enfance avait été celui d'un égarement de plus en plus profond ; à partir de la grande route d'enfance où la vie entière se serrait autour de moi comme un faisceau tiède, il me semblait qu'insensiblement j'avais perdu le contact, bifurqué au fil des jours vers des routes de plus en plus solitaires, où parfois une seconde, désorienté, je suspendais mon pas pour ne surprendre plus que l'écho avare et délabré d'une rue nocturne qui se vide. J'avais cheminé en absence, fourvoyé dans une campagne de plus en plus morne, loin de la Rumeur essentielle dont la clameur ininterrompue de grand fleuve grondait en la cataracte derrière l'horizon. Et maintenant le sentiment inexplicable de la bonne route faisait fleurir autour de moi le désert salé - comme aux approches d'une ville couchée encore dans la nuit derrière l'extrême horizon, de toutes parts des lueurs errantes croisaient leurs antennes - l'horizon tremblé de chaleur s'illuminait du clignement de signaux de reconnaissance - une route royale s'ouvrait sur la mer pavée de rayons comme un tapis de sacre - et, aussi inaccessible à notre sens intime qu'à l'oeil l'autre face de la lune, il me semblait que la promesse et la révélation m'étaient faites d'un autre pôle où les chemins confluent au lieu de diverger, et d'un regard efficace de l'esprit affronté à notre regard sensible pour qui le globe même de la terre est comme un oeil."

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes.

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