jeudi, juillet 04, 2002

Silvan

Une fois arrivées à Silvan nous apprenons que l'unique hôtel a fermé. Le chauffeur du car était désespéré qu'on ne veuille pas aller chez lui. Mais vraiment désespéré, presque au bord des larmes : "Diya min heye, zaroken min hene, me tirsin, em miletê bash in." Comment lui faire comprendre que ce n'était pas par méfiance, mais simplement parce qu'une fois chez eux, pris dans leurs familles, leurs visites, leurs repas, on ne peut tout simplement plus travailler ? De toutes façons, Silvan étant encore sous état d'urgence, il fallait déclarer notre passage à la police. On y va donc, en nous disant que s'il y a un hôtel, ils sauront bien nous l'indiquer. De ce fait, quand les deux keufs de service nous ont vues, ils ont fait comme à Hasankeyf, ils ont viré les Kurdes en nous disant d'aller à l'ögretmenevi. Parfait. Du coup, nous voilà de nouveau prises en charge par ces messieurs, très étonnés de nous voir tomber du ciel mais contents qu'on se mette sous leur protection à eux. Pour une fois qu'ils ne passent pas pour d'abominables tortionnaires corrompus... En déchargeant les bagages, le chauffeur était si mal qu'il est resté au volant et a démarré sans nous dire au revoir. Encore un coeur brisé. C'était désolant mais on ne pouvait pas lui expliquer la vraie raison.Enfin, nous nous installons sur la terrasse du grand bâtiment de la police. Toujours agréables, leurs locaux, spacieux, avec jardin... ils ne s'embêtent pas. On boit le thé pendant qu'ils téléphonent à l'ögretmenevi pour annoncer notre arrivée. Quand tout est OK arrive un troisième pour nous y emmener. Les Turcs sont une belle race (élevés au grain), il y a des beaux mecs, mais celui-ci était vraiment un des top. Grand, costaud, très brun, avec de beaux traits un peu asiatiques et des yeux en amande : Mustafa d'Antalya. Roxane prétend qu'Antalya est un vivier de belles bêtes, et il est vrai que de tout ce qu'on a vu, c'est le dessus du panier. Charmant comme tout, en plus. Il nous amène à l'ögretmenevi dans une grande Opel toute neuve qui change des taxis poussifs que l'on prend depuis des jours. Il arrange tout là-bas et avant de repartir nous invite à les rejoindre le soir dans leurs locaux pour prendre un verre. Ce que nous faisons.
Dans leur jardin, nous avons commandé une pastèque et des nescafés (des thés pour eux). Après on a bavardé à 6 (4 hommes et deux femmes) dans trois langues : turc, anglais et les souvenirs de français de Mettin. En face de moi un type en civil encore plus haut que Mustafa, barbe et cheveux châtains, yeux verts, bâti comme un bûcheron canadien mais avec le caractère d'un grizzly. Comme ils nous demandaient notre âge on leur a dignement lâché la vérité. Stupéfaction, consternation et machoires qui se déccrochent. Puis protestations énergiques . "ah non, on n'en fait que 27, c'est pas de jeu !" Il faut comprendre : ce n'est pas que ça les gêne, pour eux on a l'âge qu'on a l'air d'avoir. Le problème est qu'ils veulent être les plus vieux et en arrivent même à se vieillir exprès. Mustafa à qui l'on donnait 25 ans a protesté en avoir 31, quand même... Quand j'ai tourné la tête vers celui qui était devant moi j'ai eu droit à un sombre regard de reproche, mais alors de reproche ! tandis que ça grommelait "otuz besh" (35). Et il n'a cessé de me fixer de toute la soirée avec cette envie qui se lisait bien sur son visage de me fracasser le cendrier sur le crâne. Depuis 37 ans que je cherchais ma baffe, j'allais l'avoir. Est-ce que je ne pouvais pas attendre deux ans ? C'est exprès ou quoi ? Ensuite, naturellement on nous demande si on est mariées. Non. Et là pour m'amuser je fais un non énergique, qui voulait dire "grands dieux jamais". Le grizzly inspire un grand coup, serre les poings, tord une fourchette, et me demande calmement (en tous cas c'était bien imité) pourquoi non au mariage. On cherche, on cherche... Roxane dit "serbesti" ils ne comprennent pas, ça me revient soudain, je dis "özgürlük" (liberté). Là ils comprennent. Presque tous. La montagne humaine en face de moi resserre les poings et me dit doucement : "Et les enfants ? Çocuk ?" Sous-entendu : "pour en avoir tu seras bien obligée de te marier !." Je refais non. Pas de çocuk. Suffoqué, ne trouve plus de mots pour son indignation, il berce dans ses bras un enfant imaginaire. Ben voyons. Enceinte d'un morceau pareil, je demande une césarienne au bout de trois mois de grossesse. Mais non, özgürlük. Du coup, il rugit, pour de vrai, en resserrant une fourchette. Il rugit. Et grommelle "özgürlük, özgürlük". Jamais rien vu de plus craquant. De temps à autre me rejette un oeil écoeuré avant de se souvenir qu'il faut peut-être m'amadouer un peu (on réglera les comptes plus tard) et il essaie de me sourire, louablement. Je vois bien qu'il essayait d'avoir l'air gentil. Sauf que ça tournait au rictus et que ses mains faisaient toujours le geste de vouloir atteindre mon cou. Bref, l'homo néanderthalus qui ne rêve que de s'emparer de cette salope de pomponette pour l'attirer à grands coups de pieds dans sa caverne. Je dois dire que je trouve ça infiniment séduisant, ça repose des tourmentés chroniques existentiels. Là pas d'hésitation ni de question à se poser : si on tient à ses dents, bien sûr...Naturellement, ce type doit être un amour dans la vie. Mais après avoir traînailler 37 ans on ne sait où, venir lui dire "özgürlük" comme ça, c'est trop fort.
Retour a l'öðretmenevi ou nous attend un des reponsables, un prof de chimie, qui appartient aussi a une des plus grandes familles d'aghas par sa mere et est fils de cheikh. Du coup tout le monde l'appelle "Cheikh" bien qu'il n'en soit pas un. Avec lui nous visitons le lendemain une grande demeure kurde, un peu ruinée tout de même, qui appartient a son cousin. Il nous dit que son cousin est facho. Il faut comprendre grand propriétaire en cheville avec l'état et les gardiens de village. Lui est plutôt "patriote", c'est fréquent dans les familles d'avoir plusieurs membres dans des bords tres différents, surtout dans les grandes familles. On ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. A l'origine, Silvan et sa région appartenait a trois familles d'aghas. Je ne suis pas sûre que ça ait beaucoup changé. Pres de Malabadi, toute l'étendue des champs de coton appartient a une seule personne. Et s'ils ont brûlé les villagesdes montagnes, ils n'ont pas touché a la plaine.Quant au pont de Malabadi, désolée Kendal mais j'avais bien raison : il est d'époque artoukide, au moins dans sa derniere reconstruction. Et bien moins beau que celui de Cizre (invisitable hélas puisque sur le check-point Turquie-Syrie-Irak). Pour la citadelle, c'est idem. Les jolies sculptures de lions et de chimeres que nous débusquons avec les gosses dans une partie de jeu de piste sur les toits terrasses de Silvan ressemblent traits pour traits aux sculptures de l'enceinte de Diyarbakir.Le soir diner a l'extérieur dans un çaybahce (salon de thé) qui fait aussi terrain de football (20 millions de l'heure pour la location du terrain). On bavarde avec un prof d'anglais de Diyarbakir que l'on retrouvera le lendemain a la pastahanesi. Prend mon e-mail - étant donné qu'eux n'en ont pas je me demande pourquoi les adresses e-mail les intéressent - en contrepartie de son numéro de téléphone. Il parle de ses éleves, des gosses pauvres de Diyarbakir. Dit qu'ils n'ont pas beaucoup d'entrain pour apprendre. Et comment pourraient-ils ? Tous travaillent en-dehors de l'école, ils sont cireurs de chaussures, vendeurs de simit... Ils ne mangent pas bien et vont l'hiver avec des vêtements en loques et des chaussures trouées. Quant aux adultes, ils ne sont guere plus motivés par les langues étrangeres, en disant : "je ne parle déja pas bien le turc, alors pourquoi l'anglais ?" Il est vrai que l'assimilation n'est pas toujours une réussite. Deux ou trois fois, j'ai entendu dans les dolmuþ quelqu'un dire (et un homme, pas une femme) qu'il ne parle pas le turc, seulement le kurde.

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